L'absurde dans l'Etranger d'Albert
CAMUS
« Chacun de nos actes met en jeu le sens du monde et la place
de l’homme dans l’univers. »
Il va sans dire que l’écriture camusienne s’inscrit dans le
cadre de cette fracture littéraire qu’ont connue les traditions romanesques au
fil du XXe siècle. En effet, on ne parlait plus en termes d’une littérature
chargée des signes les plus spectaculaires d’ornementation et d’embellissement,
mais la création littéraire se caractérisait par une absence idéale voire
mythique du style « l’écriture se réduit à une sorte de mode négatif dans
lequel les caractères sociaux ou mythique du langage s’abolissent au profil
d’un état neutre de la forme». La création littéraire se trouve donc
foncièrement affectée par les crises historiques, politiques et morales de
cette période chaude de l’histoire universelle.
L’absurde:
Du latin « absurdus », le mot absurde est synonyme de «
dissonant ». En philosophie le mot absurde est utilisé chez les
existentialistes pour caractériser ce qui est dénoué de tout sens préétabli.
L’absurde se définit comme étant « la confrontation de cet irrationnel et de ce
désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au profond de l’homme». Plus
précisément l’absurde est le fruit de ce rapport antinomique entre l’absurdité
de la réalité et la conscience humaine. La philosophie de l’absurde dont le
fondateur est Albert CAMUS tire ses origines du désastre produit par les deux
guerres glorieuses du XXe (1914-1918), (1939-1945) qui ont ensanglanté le
monde. De surcroît les théories scientifiques sont ébranlés ; la science n’est
parvenue à expliquer le monde que par une image celle d’une espèce d’ «
Invisible système planétaire où des électrons gravitent autour d’un noyau. ».
Dans le même ordre d’idée l’un des aspects les plus fracassants de la vie est
le caractère à la fois routinier et machinal de cette vie elle-même (lever, tramway,
trois heures de travail, repas, tramway, lundi, mardi, mercredi………………). La vie
s’écoule sur le même rythme, ce qui soulève la question du pourquoi de
l’existence, du moment que les jours sont stupidement subordonnés à un
lendemain qui est attendu mélancoliquement.
La philosophie de l’absurde se base sur quatre principes à
savoir : la liberté, la passion, le défi et la révolte. Quant à la carrière
camusienne, elle s’articule autour de deux pôles essentiels : L’absurde et la
révolte Correspondant à deux étapes de son itinéraire philosophique ; le
premier pôle comporte une sorte de prise de conscience du non-sens de la vie
qui conduit à l’idée que l’homme est libre de vivre, quitte à payer les
conséquences de cette liberté. Ce pôle se trouve représentée par
l’Etranger(1942), le Mythe de Sisyphe(1942), Les Justes(1950), l’Etat de
Siège(1948) et en 1944 par deux pièces théâtrales, en l’occurrence, Caligula et
le Malentendu. Le deuxième pôle revêt l’aspect révolutionnaire de l’homme vis
-à- vis de la catastrophe, ce caractère trouve ses expressions dans la
peste(1947), l’Homme Révolté (1951). Force est de constater que la plupart des
œuvres de Camus ont le même contexte à savoir le contexte algérien, et d’une
manière générale elles se rattachent à la culture méditerranéenne.
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Le Mythe de Sisyphe
(Essai sur l’absurde, 1942)
Albert
Camus était-il existentialiste ? Malgré ses dénégations et sa brouille avec
Jean-Paul Sartre en 1952, un homme capable d’écrire, dans un premier roman,
« J’ai envie de me marier, de me suicider, ou de m’abonner à L’Illustration. Un
geste désespéré, quoi… » est naturellement existentialiste. Plus tard,
lorsqu’il publie L’Étranger, son roman est jugé « existentialiste ». Pourquoi ?
Parce que Meursault (le héros) se promène comme un somnambule dans un monde qu’il
ne semble pas vraiment habiter. Néanmoins il agit, il mange, il boit, il fume,
fait l’amour et commet même un meurtre. De ce personnage, Camus donne la clé
dans un essai paru presque simultanément, Le Mythe de Sisyphe, qui est le
manifeste de sa « philosophie de l’absurde » (1). Il y affirme que l’absurde
est partout. Il évoque le personnage de Sisyphe, ce héros grec condamné par les
dieux à inlassablement pousser un rocher vers le sommet d’une montagne, d’où il
retombe et oblige à recommencer. Sisyphe incarne le sort de l’homme voué à une
vie insensée. Il rejoint en cela l’une des intuitions de Martin Heidegger :
celle de l’étrangeté de l’homme au monde, qu’il appelle « déréliction », et que
Sartre nomme « délaissement ». Chez Camus, le mot est plus fort : c’est
l’absurde. Soren Kierkegaard et Edmund Husserl proposent des solutions au
désespoir : la foi pour l’un, la recherche des essences pour l’autre. Qu’en
est-il pour Camus ? Il est proche de Sartre et de son devoir de liberté. Dans
Le Mythe de Sisyphe, il a ces mots : « Si l’absurde annihile toutes mes chances
de liberté éternelle, il me rend et exalte au contraire ma liberté d’action. »
Dans un monde sans Dieu ni valeurs ultimes, l’homme est donc plus libre. Camus,
sans rien espérer, fait l’éloge de la création artistique : « Créer, c’est
ainsi donner une forme à son destin. » Plus tard, il donnera un contenu plus
radical à la liberté : la révolte.
La Peste:
Avec la
peste, le temps s’efface ; seul l’instant demeure. Le passé est trop difficile
à porter pour ceux qu’elle menace, les souvenirs étant comme autant de larmes
lacérant l’esprit et le cœur en prolongeant un monde désormais révolu. L’avenir
quant à lui, n’existe pas, parce qu’il faut un peu espérer pour l’entrevoir. La
peste condamne tout, y compris la mémoire et l’espoir. Avec la peste, c’est
aussi une monotonie froide qui s’installe insidieusement et gagne les vivants,
comme un serpent frôlant le sol pour mieux attraper sa proie avec discrétion.
Le présent s’éteint progressivement, sans la lumière de l’avant et de l’après,
jusqu’à ce qu’une profonde obscurité enveloppe tout. Avec la peste, c’est
également toute la souffrance de la terre qui se diffuse pour saisir n’importe
qui, n’importe quand, sans jugement, ni erreur. La peste est d’une rigueur
mathématique, sa logique est implacable. L’enfant est une victime toute aussi
désignée que l’est le plus effroyable des criminels. Tout compte fait,la peste,
comme tout fléau est un accélérateur. Elle prend à chacun sa condition de
mortel pour la réaliser au plus vite. Avec la peste, c’est une mort à grande
échelle qui témoigne de l’absurdité de la vie en sursis. Que reste-t-il alors à
faire pour ceux dont elle est le quotidien et qui d’un moment à l’autre, sans
prévenir, peut les atteindre ? Que penser devant cet enfant pestiféré dont la
bouche se tord une dernière fois juste avant de mourir pour laisser échapper
une plainte inhumaine ? Dieu à cet instant est-il encore présent ? Le docteur
Rieux, le personnage central du roman de Camus, La peste, par son attitude
donne réponse à ces questions. Il continue, sans héroïsme, à exercer son métier
de médecin. Il continue, face à toutes ces morts aussi absurdes les unes que
les autres, à être un homme, en n’admettant pas la peste qui sévit tout en
refusant de devenir un saint, ni à trouver un refuge en se donnant totalement à
Dieu. Le docteur Rieux est un révolté dans chacun de ses gestes médicaux, et
cette révolte est digne parce qu’avec et en elle, il comprend qu’il faut aimer
les hommes pour ne pas se laisser aller emporter par l’absurdité de leur
condition, y compris lorsqu’elle prend le visage de la peste.
Albert Camus, la pensée révoltée
Le très excellent « Philosophie Magazine » propose aux
lecteurs un « hors-série » consacré à la figure historique, quasi légendaire, «
hors-série » à sa manière, d’Albert Camus. Sur quelques cent soixante pages,
Philosophie Magazine se fait l’humble réceptacle des réflexions qu’aura suscité
la pensée de Camus. Ainsi s’égrènent, pour notre édification et notre plus grand
plaisir, les méditations de Roland Barthes, de Georges Bataille, de Jacques
Derrida, de Jean-Paul Sartre, d’Hannah Arendt, de Jean-François Mattéi, de Rémi
Brague, de Frédéric Worms et de tant d’autres, toutes occupées à rendre hommage
à la pensée de cet homme qui fit de son existence une pensée et une révolte et
à propos duquel on peut dire que s’il fut une idole pour son temps il reste
encore pour le nôtre un exemple. Et c’est, peut-être, sur cette exemplarité de
cet homme et de cette pensée qu’il faudrait revenir pour mieux nous comprendre,
puisque la tâche de Camus, comme de tout philosophe ou de tout peintre de notre
condition, est de nous donner à voir ce que nous sommes et comment nous sommes.
Deux mots semblent
constituer les deux pôles de la pensée camusienne et de ce cri qu’elle fut, quiconque penche une oreille attentive sur son
œuvre, entend encore les échos : l’absurde et la révolte. Comme toujours, vérité logique de la trinité,
deux termes ne peuvent entrer en relation que si, précisément, quelque chose,
quelque matrice ou quelque lien, rend possible a priori un tel rapport, un tel
rapprochement. Ce lien coordonnant l’absurde à la révolte pourrait bien être
l’étrangeté. Car ce n’est pas le monde qui est absurde, ni même l’homme, mais ce
rapport de l’homme au monde, ou plutôt ce non rapport, cette étrangeté de
l’homme au monde. Autrement dit, l’homme ne se rapporte au monde qu’au gré
d’une relation disproportionnée qui interdit, de fait, la compréhension du
monde par l’homme et l’assimilation de l’homme par le monde.
L’absurdité de
l’existence découle de l’étrangeté de l’homme au monde. La révolte, autre
maître mot de la pensée de Camus, autre pôle aux antipodes de l’absurde, est la
réponse de l’auteur de « L’homme révolté ». Or, la révolte, elle aussi, découle
de cette étrange étrangeté ressentie par l’existant en tant qu’il expérimente,
par toute son existence, ce « déchirement » qu’est la vie humaine dans la
mesure où elle est, comme le dit Camus dans la préface de « L’homme révolté », celle
« qui refuse d’être ce qu’elle est ». L’homme est étranger au monde, aussi, de
deux choses l’une : soit il prend acte de cette condition et se mesure à
l’impossibilité de rendre raison du monde comme de sa propre existence, soit il
renonce à répondre de sa condition et, en acceptant l’absurde, il l’annule, il
lui donne un sens, bref il se trahit essentiellement en trahissant l’absurde
qui exige non pas l’abolition du sens mais l’impossibilité d’en fixer un. Il y
a donc un renoncement qui, sous couleurs de refus, est une lâche acceptation
comme il y a un consentement qui, sous couleurs d’adhésion, est un refus
authentique qui, par delà le non qui s’oppose bêtement, répond « oui » à
l’humaine destinée et acquiesce à l’improbable rencontre de l’homme et du monde
et à ce monstre de liberté auquel ils ont donné naissance. Camus, mieux que
personne sans doute, nous aura appris le véritable poids de cette liberté que
d’ordinaire nous pensons plus légère qu’une plume, plus aérienne qu’une parole
et plus éthérée encore qu’une idée. En vérité, si l’on nous permettait cette
expression quelque peu vulgaire, la liberté « plombe ». Nous voulons dire, par
là, que non seulement elle pèse, comme ce boulet aux chevilles pourtant
spectrales des fantômes de nos contes, mais de plus elle tue ou peut tuer comme
cette balle, comme ce plomb qui cloua au sol et dans le soleil cet arabe tué
par Meursault dans « L’Etranger ». Voilà donc ce qui nous reste à penser :
puisque nous sommes libres et que l’existence, du fait de l’incompatibilité
foncière de l’homme et du monde, est absurde, il est impérieux de connaître la
portée de nos actes et le sens que ne peut pas manquer de leur conférer l’homme
de l’absurde, celui qui, conscient et responsable de sa vie, est conséquent
avec l’autre, cet autre retrouvé et requis par Camus au terme de la logique de
la révolte, cet autre apparaissant comme la nécessaire conclusion de son
éthique : « je me révolte, donc nous sommes ». En réalité, l’autre, l’étranger
au fond, celui là même qui nous hante, ne cesse d’aimanter la pensée
camusienne.
Ce souci de l’autre,
de l’ailleurs, la radicalité de cette pensée qui assume jusqu’à l’absurde de sa
condition, voilà les traits d’une pensée authentiquement philosophique qui
cherche par delà la folie du réel et dans les tréfonds de l’être les derniers
vestiges d’une raison en fuite. On peut s’interroger sur la mort, accidentelle,
de Camus et se demander s’il n’y a pas là comme une ironie de la vie qui, ayant
eu à subir les critiques de cet enfant prodigue, désira montrer à l’auteur du «
Mythe de Sisyphe » qu’elle peut, au dernier moment, briser le refus du mortel
et lui faire accepter une fin dont il aurait voulu se prémunir sa vie durant.
Preuve sans doute que la vie fait sens et que l’absurde n’est au fond produit
que par la surdité de l’homme et le mutisme du monde. Je ne peux que vous
recommander la lecture, passionnante en vérité, de cet « hors-série » que «
Philosophie Magazine » consacre à cette figure, marquante entre toutes, de la
littérature française de la seconde moitié du vingtième siècle et dont les
clefs de compréhension nous sont fournies par ceux qui l’ont connu comme par
ceux qui ne cessent de côtoyer sa parole, à présent muette comme le monde,
figée comme un symbole, têtue comme le signe répétant toujours le même et
pourtant ouverte à tous les vents de l’interprétation à laquelle l’œuvre de
Camus nous assigne comme à ce pieux de la fatalité auquel le destin nous a
attaché à l’origine.
La connaissance beaucoup plus approfondie que nous avons
aujourd’hui de l’œuvre de Camus amène à reconsidérer ce découpage, en
respectant les cycles qui la composent, chacun se composant généralement d’un
essai, d’une pièce de théâtre et d’un roman – ainsi du « cycle de l’absurde » formé
par la trilogie L’Étranger, Le Mythe de Sisyphe et Caligula.
Cette nouvelle édition respecte donc un classement
strictement chronologique des textes majeurs de l’écrivain. À la fin de chaque
tome sont également regroupés, toujours par ordre chronologique, d’une part les
articles, préfaces et conférences non publiés en librairie, d’autre part les
écrits dits « posthumes », c’est-à-dire non publiés du vivant de l’auteur et
bien souvent restés inédits.
Albert Camus écrivait en 1953 dans ses Carnets : « Je
demande une seule chose, et je la demande humblement, bien que je sache qu’elle
est exorbitante : être lu avec attention. » Pour lui rendre justice, croiser sa
pensée et son existence, saluer une vie philosophique exemplaire, j’ai souhaité
écrire ce livre après l’avoir lu avec attention. » (M. Onfray)Pour mettre fin à
une légende fabriquée de toutes pièces par Sartre et les siens, celle d’un
Camus « philosophe pour classes terminales », d’un homme de gauche tiède, d’un
penseur des petits Blancs pendant la guerre d’Algérie, Michel Onfray nous
invite à la rencontre d’une œuvre et d’un destin exceptionnels.Né à Alger,
Albert Camus a appris la philosophie en même temps qu’il découvrait un monde
auquel il est resté fidèle toute sa vie, celui des pauvres, des humiliés, des
victimes. Celui de son père, ouvrier agricole mort à la guerre, celui de sa
mère, femme de ménage morte aux mots mais modèle de vertu méditerranéenne :
droiture, courage, sens de l’honneur, modestie, dignité.La vie philosophique
d’Albert Camus, qui fut hédoniste, libertaire, anarchiste, anticolonialiste et
viscéralement hostile à tous les totalitarismes, illustre de bout en bout cette
morale solaire.