samedi 24 mai 2014

En guise de Conclusion


Nous voulons conclure notre Analyse de cette semaine sur Albert Camus en ces termes:
 
« Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui espère en la condition humaine est un fou.  » (Albert Camus)

 
Camus a non seulement lutté contre la paresse de l’intelligence (son œuvre est comme l’ivresse de la lucidité), il s’est encore plus opposé à la paresse du cœur » écrivait Jean Grenier. Pour Albert Camus, la beauté du monde s’appréhende sur fond de vide, de néant. Écrivain d’un humanisme lucide, dramaturge et journaliste engagé qui a mis au service de ses idées son sens de la formule et le pouvoir de son langage, il a exploré, sous la triple forme du théâtre, du roman et de l’essai, ce qu’il a lui-même appelé le « cycle de l’absurde », et s’est s’interrogé sur la grandeur et la misère de l’homme contemporain. Parce que les genres littéraires traditionnels (romans, récits, théâtre, essais, etc.) paraissent ne plus pouvoir régir l’organisation de cette nouvelle édition, c’est la chronologie de publication des œuvres, tous genres confondus, qui a été retenue, et, à défaut de publication, la chronologie de rédaction. Chaque ouvrage propose des appendices comprenant, selon les cas, un choix d’ébauches tirées des manuscrits ou  des textes que Camus n’a pas fait paraître en tant que tels mais qui ont joué un rôle dans la genèse du livre publié ; des préfaces écrites par Camus à l’occasion d’éditions particulières ; ou encore des documents (lettres, entretiens, déclarations) dans lesquels il parle du livre concerné.

L’œuvre de Camus devrait donc se lire comme le dernier sursaut de la France coloniale. La vitalité négative qu’elle renferme (meurtres, morts à cause de la peste, absurde de la vie, etc.) serait en fait le fruit de cette société en train de disparaître. Outre une grande conscience morale, on y trouve une sorte de sentiment de gâchis et de tristesse. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’un livre comme La Chute, qui est l'un des derniers romans parus de son vivant, ait lui aussi un ton désabusé. Il met d’ailleurs en scène, non plus un assassin mais un juge. Il s’agit d’un juge étrange, à vrai dire, puisqu’il s’appelle lui-même juge-pénitent et qu’il officie dans un café sordide. En se critiquant lui-même, il amène son interlocuteur (qui n’intervient pas directement dans le livre et dont la présence n’est devinée que par les propos du juge, lequel semble s’adresser à une ombre, ombre qui est un peu son reflet à prendre conscience de ses propres méfaits. On dirait que Camus, dans ce livre, prend une distance ironique avec les grandes idées de liberté et d’humanisme qu’il a développées jusqu’ici. C’est comme s’il s’était rendu compte de la vanité de sa démarche, les hommes étant finalement mauvais par nature et lui aussi par ailleurs. Cette « chute » est-elle un aveu partiel de sa position ambiguë face au colonialisme ? A-t-elle au contraire pour but d’amener l’école existentialiste à reconnaître ses erreurs ? Est-elle simplement le message désabusé d’un homme qui sort de la jeunesse et qui commence à ne plus se faire beaucoup d’illusions sur la société ? Chaque lecteur y cherchera le message qu’il a envie d’y trouver car c’est finalement le propre de ces grandes œuvres d’être suffisamment imprécises et ambiguës pour laisser la place à différentes interprétations.

vendredi 23 mai 2014

Les oeuvres d'Albert Camus


L'absurde dans l'Etranger d'Albert CAMUS

« Chacun de nos actes met en jeu le sens du monde et la place de l’homme dans l’univers. »
Il va sans dire que l’écriture camusienne s’inscrit dans le cadre de cette fracture littéraire qu’ont connue les traditions romanesques au fil du XXe siècle. En effet, on ne parlait plus en termes d’une littérature chargée des signes les plus spectaculaires d’ornementation et d’embellissement, mais la création littéraire se caractérisait par une absence idéale voire mythique du style « l’écriture se réduit à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythique du langage s’abolissent au profil d’un état neutre de la forme». La création littéraire se trouve donc foncièrement affectée par les crises historiques, politiques et morales de cette période chaude de l’histoire universelle.

L’absurde:

Du latin « absurdus », le mot absurde est synonyme de « dissonant ». En philosophie le mot absurde est utilisé chez les existentialistes pour caractériser ce qui est dénoué de tout sens préétabli. L’absurde se définit comme étant « la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au profond de l’homme». Plus précisément l’absurde est le fruit de ce rapport antinomique entre l’absurdité de la réalité et la conscience humaine. La philosophie de l’absurde dont le fondateur est Albert CAMUS tire ses origines du désastre produit par les deux guerres glorieuses du XXe (1914-1918), (1939-1945) qui ont ensanglanté le monde. De surcroît les théories scientifiques sont ébranlés ; la science n’est parvenue à expliquer le monde que par une image celle d’une espèce d’ « Invisible système planétaire où des électrons gravitent autour d’un noyau. ». Dans le même ordre d’idée l’un des aspects les plus fracassants de la vie est le caractère à la fois routinier et machinal de cette vie elle-même (lever, tramway, trois heures de travail, repas, tramway, lundi, mardi, mercredi………………). La vie s’écoule sur le même rythme, ce qui soulève la question du pourquoi de l’existence, du moment que les jours sont stupidement subordonnés à un lendemain qui est attendu mélancoliquement.

La philosophie de l’absurde se base sur quatre principes à savoir : la liberté, la passion, le défi et la révolte. Quant à la carrière camusienne, elle s’articule autour de deux pôles essentiels : L’absurde et la révolte Correspondant à deux étapes de son itinéraire philosophique ; le premier pôle comporte une sorte de prise de conscience du non-sens de la vie qui conduit à l’idée que l’homme est libre de vivre, quitte à payer les conséquences de cette liberté. Ce pôle se trouve représentée par l’Etranger(1942), le Mythe de Sisyphe(1942), Les Justes(1950), l’Etat de Siège(1948) et en 1944 par deux pièces théâtrales, en l’occurrence, Caligula et le Malentendu. Le deuxième pôle revêt l’aspect révolutionnaire de l’homme vis -à- vis de la catastrophe, ce caractère trouve ses expressions dans la peste(1947), l’Homme Révolté (1951). Force est de constater que la plupart des œuvres de Camus ont le même contexte à savoir le contexte algérien, et d’une manière générale elles se rattachent à la culture méditerranéenne.

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Le Mythe de Sisyphe (Essai sur l’absurde, 1942)

 Albert Camus était-il existentialiste ? Malgré ses dénégations et sa brouille avec Jean-Paul Sartre en 1952, un homme capable d’écrire, dans un premier roman, « J’ai envie de me marier, de me suicider, ou de m’abonner à L’Illustration. Un geste désespéré, quoi… » est naturellement existentialiste. Plus tard, lorsqu’il publie L’Étranger, son roman est jugé « existentialiste ». Pourquoi ? Parce que Meursault (le héros) se promène comme un somnambule dans un monde qu’il ne semble pas vraiment habiter. Néanmoins il agit, il mange, il boit, il fume, fait l’amour et commet même un meurtre. De ce personnage, Camus donne la clé dans un essai paru presque simultanément, Le Mythe de Sisyphe, qui est le manifeste de sa « philosophie de l’absurde » (1). Il y affirme que l’absurde est partout. Il évoque le personnage de Sisyphe, ce héros grec condamné par les dieux à inlassablement pousser un rocher vers le sommet d’une montagne, d’où il retombe et oblige à recommencer. Sisyphe incarne le sort de l’homme voué à une vie insensée. Il rejoint en cela l’une des intuitions de Martin Heidegger : celle de l’étrangeté de l’homme au monde, qu’il appelle « déréliction », et que Sartre nomme « délaissement ». Chez Camus, le mot est plus fort : c’est l’absurde. Soren Kierkegaard et Edmund Husserl proposent des solutions au désespoir : la foi pour l’un, la recherche des essences pour l’autre. Qu’en est-il pour Camus ? Il est proche de Sartre et de son devoir de liberté. Dans Le Mythe de Sisyphe, il a ces mots : « Si l’absurde annihile toutes mes chances de liberté éternelle, il me rend et exalte au contraire ma liberté d’action. » Dans un monde sans Dieu ni valeurs ultimes, l’homme est donc plus libre. Camus, sans rien espérer, fait l’éloge de la création artistique : « Créer, c’est ainsi donner une forme à son destin. » Plus tard, il donnera un contenu plus radical à la liberté : la révolte.

 La Peste: 

Avec la peste, le temps s’efface ; seul l’instant demeure. Le passé est trop difficile à porter pour ceux qu’elle menace, les souvenirs étant comme autant de larmes lacérant l’esprit et le cœur en prolongeant un monde désormais révolu. L’avenir quant à lui, n’existe pas, parce qu’il faut un peu espérer pour l’entrevoir. La peste condamne tout, y compris la mémoire et l’espoir. Avec la peste, c’est aussi une monotonie froide qui s’installe insidieusement et gagne les vivants, comme un serpent frôlant le sol pour mieux attraper sa proie avec discrétion. Le présent s’éteint progressivement, sans la lumière de l’avant et de l’après, jusqu’à ce qu’une profonde obscurité enveloppe tout. Avec la peste, c’est également toute la souffrance de la terre qui se diffuse pour saisir n’importe qui, n’importe quand, sans jugement, ni erreur. La peste est d’une rigueur mathématique, sa logique est implacable. L’enfant est une victime toute aussi désignée que l’est le plus effroyable des criminels. Tout compte fait,la peste, comme tout fléau est un accélérateur. Elle prend à chacun sa condition de mortel pour la réaliser au plus vite. Avec la peste, c’est une mort à grande échelle qui témoigne de l’absurdité de la vie en sursis. Que reste-t-il alors à faire pour ceux dont elle est le quotidien et qui d’un moment à l’autre, sans prévenir, peut les atteindre ? Que penser devant cet enfant pestiféré dont la bouche se tord une dernière fois juste avant de mourir pour laisser échapper une plainte inhumaine ? Dieu à cet instant est-il encore présent ? Le docteur Rieux, le personnage central du roman de Camus, La peste, par son attitude donne réponse à ces questions. Il continue, sans héroïsme, à exercer son métier de médecin. Il continue, face à toutes ces morts aussi absurdes les unes que les autres, à être un homme, en n’admettant pas la peste qui sévit tout en refusant de devenir un saint, ni à trouver un refuge en se donnant totalement à Dieu. Le docteur Rieux est un révolté dans chacun de ses gestes médicaux, et cette révolte est digne parce qu’avec et en elle, il comprend qu’il faut aimer les hommes pour ne pas se laisser aller emporter par l’absurdité de leur condition, y compris lorsqu’elle prend le visage de la peste.

 
Albert Camus, la pensée révoltée

 Le très excellent « Philosophie Magazine » propose aux lecteurs un « hors-série » consacré à la figure historique, quasi légendaire, « hors-série » à sa manière, d’Albert Camus. Sur quelques cent soixante pages, Philosophie Magazine se fait l’humble réceptacle des réflexions qu’aura suscité la pensée de Camus. Ainsi s’égrènent, pour notre édification et notre plus grand plaisir, les méditations de Roland Barthes, de Georges Bataille, de Jacques Derrida, de Jean-Paul Sartre, d’Hannah Arendt, de Jean-François Mattéi, de Rémi Brague, de Frédéric Worms et de tant d’autres, toutes occupées à rendre hommage à la pensée de cet homme qui fit de son existence une pensée et une révolte et à propos duquel on peut dire que s’il fut une idole pour son temps il reste encore pour le nôtre un exemple. Et c’est, peut-être, sur cette exemplarité de cet homme et de cette pensée qu’il faudrait revenir pour mieux nous comprendre, puisque la tâche de Camus, comme de tout philosophe ou de tout peintre de notre condition, est de nous donner à voir ce que nous sommes et comment nous sommes.

 Deux mots semblent constituer les deux pôles de la pensée camusienne et de ce cri qu’elle fut, quiconque penche une oreille attentive sur son œuvre, entend encore les échos : l’absurde et la révolte. Comme toujours, vérité logique de la trinité, deux termes ne peuvent entrer en relation que si, précisément, quelque chose, quelque matrice ou quelque lien, rend possible a priori un tel rapport, un tel rapprochement. Ce lien coordonnant l’absurde à la révolte pourrait bien être l’étrangeté. Car ce n’est pas le monde qui est absurde, ni même l’homme, mais ce rapport de l’homme au monde, ou plutôt ce non rapport, cette étrangeté de l’homme au monde. Autrement dit, l’homme ne se rapporte au monde qu’au gré d’une relation disproportionnée qui interdit, de fait, la compréhension du monde par l’homme et l’assimilation de l’homme par le monde.

 L’absurdité de l’existence découle de l’étrangeté de l’homme au monde. La révolte, autre maître mot de la pensée de Camus, autre pôle aux antipodes de l’absurde, est la réponse de l’auteur de « L’homme révolté ». Or, la révolte, elle aussi, découle de cette étrange étrangeté ressentie par l’existant en tant qu’il expérimente, par toute son existence, ce « déchirement » qu’est la vie humaine dans la mesure où elle est, comme le dit Camus dans la préface de « L’homme révolté », celle « qui refuse d’être ce qu’elle est ». L’homme est étranger au monde, aussi, de deux choses l’une : soit il prend acte de cette condition et se mesure à l’impossibilité de rendre raison du monde comme de sa propre existence, soit il renonce à répondre de sa condition et, en acceptant l’absurde, il l’annule, il lui donne un sens, bref il se trahit essentiellement en trahissant l’absurde qui exige non pas l’abolition du sens mais l’impossibilité d’en fixer un. Il y a donc un renoncement qui, sous couleurs de refus, est une lâche acceptation comme il y a un consentement qui, sous couleurs d’adhésion, est un refus authentique qui, par delà le non qui s’oppose bêtement, répond « oui » à l’humaine destinée et acquiesce à l’improbable rencontre de l’homme et du monde et à ce monstre de liberté auquel ils ont donné naissance. Camus, mieux que personne sans doute, nous aura appris le véritable poids de cette liberté que d’ordinaire nous pensons plus légère qu’une plume, plus aérienne qu’une parole et plus éthérée encore qu’une idée. En vérité, si l’on nous permettait cette expression quelque peu vulgaire, la liberté « plombe ». Nous voulons dire, par là, que non seulement elle pèse, comme ce boulet aux chevilles pourtant spectrales des fantômes de nos contes, mais de plus elle tue ou peut tuer comme cette balle, comme ce plomb qui cloua au sol et dans le soleil cet arabe tué par Meursault dans « L’Etranger ». Voilà donc ce qui nous reste à penser : puisque nous sommes libres et que l’existence, du fait de l’incompatibilité foncière de l’homme et du monde, est absurde, il est impérieux de connaître la portée de nos actes et le sens que ne peut pas manquer de leur conférer l’homme de l’absurde, celui qui, conscient et responsable de sa vie, est conséquent avec l’autre, cet autre retrouvé et requis par Camus au terme de la logique de la révolte, cet autre apparaissant comme la nécessaire conclusion de son éthique : « je me révolte, donc nous sommes ». En réalité, l’autre, l’étranger au fond, celui là même qui nous hante, ne cesse d’aimanter la pensée camusienne.

 Ce souci de l’autre, de l’ailleurs, la radicalité de cette pensée qui assume jusqu’à l’absurde de sa condition, voilà les traits d’une pensée authentiquement philosophique qui cherche par delà la folie du réel et dans les tréfonds de l’être les derniers vestiges d’une raison en fuite. On peut s’interroger sur la mort, accidentelle, de Camus et se demander s’il n’y a pas là comme une ironie de la vie qui, ayant eu à subir les critiques de cet enfant prodigue, désira montrer à l’auteur du « Mythe de Sisyphe » qu’elle peut, au dernier moment, briser le refus du mortel et lui faire accepter une fin dont il aurait voulu se prémunir sa vie durant. Preuve sans doute que la vie fait sens et que l’absurde n’est au fond produit que par la surdité de l’homme et le mutisme du monde. Je ne peux que vous recommander la lecture, passionnante en vérité, de cet « hors-série » que « Philosophie Magazine » consacre à cette figure, marquante entre toutes, de la littérature française de la seconde moitié du vingtième siècle et dont les clefs de compréhension nous sont fournies par ceux qui l’ont connu comme par ceux qui ne cessent de côtoyer sa parole, à présent muette comme le monde, figée comme un symbole, têtue comme le signe répétant toujours le même et pourtant ouverte à tous les vents de l’interprétation à laquelle l’œuvre de Camus nous assigne comme à ce pieux de la fatalité auquel le destin nous a attaché à l’origine.
 
La connaissance beaucoup plus approfondie que nous avons aujourd’hui de l’œuvre de Camus amène à reconsidérer ce découpage, en respectant les cycles qui la composent, chacun se composant généralement d’un essai, d’une pièce de théâtre et d’un roman – ainsi du « cycle de l’absurde » formé par la trilogie L’Étranger, Le Mythe de Sisyphe et Caligula.
 
Cette nouvelle édition respecte donc un classement strictement chronologique des textes majeurs de l’écrivain. À la fin de chaque tome sont également regroupés, toujours par ordre chronologique, d’une part les articles, préfaces et conférences non publiés en librairie, d’autre part les écrits dits « posthumes », c’est-à-dire non publiés du vivant de l’auteur et bien souvent restés inédits.
Albert Camus écrivait en 1953 dans ses Carnets : « Je demande une seule chose, et je la demande humblement, bien que je sache qu’elle est exorbitante : être lu avec attention. » Pour lui rendre justice, croiser sa pensée et son existence, saluer une vie philosophique exemplaire, j’ai souhaité écrire ce livre après l’avoir lu avec attention. » (M. Onfray)Pour mettre fin à une légende fabriquée de toutes pièces par Sartre et les siens, celle d’un Camus « philosophe pour classes terminales », d’un homme de gauche tiède, d’un penseur des petits Blancs pendant la guerre d’Algérie, Michel Onfray nous invite à la rencontre d’une œuvre et d’un destin exceptionnels.Né à Alger, Albert Camus a appris la philosophie en même temps qu’il découvrait un monde auquel il est resté fidèle toute sa vie, celui des pauvres, des humiliés, des victimes. Celui de son père, ouvrier agricole mort à la guerre, celui de sa mère, femme de ménage morte aux mots mais modèle de vertu méditerranéenne : droiture, courage, sens de l’honneur, modestie, dignité.La vie philosophique d’Albert Camus, qui fut hédoniste, libertaire, anarchiste, anticolonialiste et viscéralement hostile à tous les totalitarismes, illustre de bout en bout cette morale solaire.

 

jeudi 22 mai 2014

Une philosophie de la juste action

 Une chose qui apparaît à la lecture du livre de Vertone, c’est la raison pour laquelle Camus a séduit et continue de séduire tant de lecteurs. Loin d’une pensée abstraite et détachée du réel, ses livres parlent de choix et de valeurs devant lesquelles ces choix doivent répondre. Cela peut paraître banal mais ça ne l’est, en fait, pas du tout. Les grandes écoles de philosophie, ayant un impact important sur l’organisation de la société actuelle, ne sont pas celles qui parlent de choix, de responsabilité, de justice ou de liberté mais celles qui promeuvent le retrait, le mécanisme, l’irréflexion et le fatalisme. La disparition du débat moral et d’un espace médiatique éclaté par des doctrines et des dogmes concurrents a eu pour conséquence une forme de laisser faire généralisé. Il est difficile de dire si l’intériorisation de ce laisser faire est dû au sentiment d’impuissance, de désintérêt ou de rejet pur et simple.

 Ce qui est sûr en revanche, c’est que la pensée de Camus n’a jamais été, depuis sa création, aussi en désaccord avec les mœurs et les comportements généraux de nos concitoyens ; pas tellement d’ailleurs face au contenu de ces comportements que par rapport à leur logique d’action. Il est, en effet, extrêmement rare de peser ses choix en les considérant comme l’expression d’une volonté autonome ou au moins en partie autonome. Notre civilisation a désappris l’importance de l’ancrage entre valeurs et sentiments. La justice ou la liberté ne sont pas simplement des concepts mais aussi des émotions, inscrites profondément dans la condition humaine.

 On me dira que mon discours est par trop réducteur et qu’il est toujours périlleux de parler de « condition humaine » ou de « nature humaine ». Mais, d’un autre côté, il serait plus ambitieux et plus bancal de prétendre que tout est purement social alors que l’histoire humaine tend à montrer que la liberté et la justice sont au moins aussi omniprésentes que la domination et la violence. Peut-être s’agit-il d’une rationalisation de soubassements animaux, peut-être que ces valeurs fondamentales sont enfin destructibles par le social… Cela n’a, en fait, pas d’importance. Ici et maintenant, je proclame que je suis, autant qu’un autre, sujet à la volonté d’être libre, de connaître la justice et l’amour.

 Une fois cela établi, reste la question du choix. Tout acte humain, du plus petit au plus grand, a toujours un impact moral – je pourrais dire éthique ; l’important est de comprendre que tout acte a des conséquences sociales sur les autres êtres qui m’entourent et que ces conséquences sont à la fois impossibles et possibles à anticiper. Actuellement, cette manière de voir la vie humaine, comme la somme d’émergences actives et de choix libres, même si en partie déterminés, n’est plus à la mode. L’effet conjugué de la rationalisation du monde (notamment à travers les sciences sociales), de la déresponsabilisation individualiste et d’une série d’institutions bureaucratisées qui brime, de facto, l’imagination des hommes a conduit notre imaginaire collectif à s’appauvrir considérablement.

 Pourtant, considérer son existence comme créatrice de sens, comme incarnation perpétuelle de valeurs qu’on juge meilleures, donc morales, pourtant, cette vision est loin d’être abstraite. Quand vous voyez un homme s’écrouler dans la rue, passez-vous votre chemin sans rien faire ? Peut-être le faites-vous, notre société vous ayant suriné depuis longtemps la seule composante égoïste, mais ne ressentez-vous pas alors un pincement ? De la honte ? Le sentiment que quelque chose de dérangeant vient de se produire ? Je suis prêt à parier que, si l’on comptabilisait tous les petits gestes moraux du quotidien, toutes les portes gardées ouvertes, tous les mercis qui s’échangent, on arriverait à la conclusion que l’égoïsme n’est pas la norme mais l’exception. Or, ces actions sont, chacune à leur manière, des choix moraux.

 Ils sont, la plupart du temps, irréfléchis et proviennent directement de ce que j’appelais la condition humaine. Mais la philosophie de Camus explicite l’essence de ces choix et les sentiments/valeurs qui sont à leur origine. La soif de liberté et de justice n’est pas théorique mais pratique. Il suffit de tourner son regard vers le cœur de son esprit et de se demander, après chaque action : pourquoi ai-je fait cela ? On se rend alors vite à l’évidence : soit on croit à une justification absolue: Dieu, à une doctrine particulière, à une forme extra-sociale quelconque; soit on prend conscience qu’il n’est rien qui justifie cela, sinon notre impulsion, nos sentiments profonds. L’Absurde c’est cet Abîme qui se tient derrière toutes les Vérités. Au contraire, la Révolte c’est l’action constante d’une Vie qui crée son propre Sens. Les actes, les choix dans ce contexte, obtiennent une importance cardinale. En effet, rien d’autre ne fait de nous des êtres complets, rien ne peut mieux nous accomplir.

 C’est là que la confusion existentialiste advient souvent. On a trop assimilé Camus à cette philosophie (alors même, comme le note Vertone, que les premiers textes de Camus sur l’absurde sont antérieurs aux travaux de Sartre sur l’existentialisme et sur l’introduction du concept par Gabriel Marcel en 1943). La différence fondamentale entre la révolte et l’existentialisme c’est que ce dernier accepte le postulat phénoménologique que l’être n’est que phénomène et non nature. Ce que défend la révolte c’est qu’il existe, dans la condition de l’homme, une forme de tension naturelle entre l’infini vertige de l’absurde et l’infinie transcendance de la révolte.

 Pourquoi la révolte est-elle révolutionnaire, aujourd’hui comme hier ? Parce qu’elle renie le droit à l’extra-social de citer sans pour autant tomber dans le piège rationaliste, parce qu’elle est foncièrement libre et qu’aucune chaîne ne peut retenir ses élans. Si on voit chaque geste, chaque action et chaque choix comme une forme de révolte, si on l’inscrit dans une logique libératrice et juste, on ne peut reproduire la domination qui étend depuis trop longtemps ses tentacules sur l’humanité.

 C’est ici que Camus rejoint le camp libertaire, camp qu’il ne connaissait pas seulement de manière abstraite mais avec lequel il a parlé, marché et combattu. Cette morale de l’action créatrice, de l’absurdité suprême de l’existence entraîne un recul salvateur. Voir ce que le stalinisme et l’absolutisme bolchevique avaient de profondément dérangeant et d’aliénant s’est révélé impossible à des dizaines de milliers de gens instruits ou simples, parfois bons, souvent sincères. Ce qui fait que la révolte ne peut pas dégénérer en dogme c’est qu’elle pose comme vérité qu’il n’existe de naturel que le vide et la tentation d’échapper à ce vide. Les dogmes, au fond, on les choisit.

 Penser de cette manière, c’est balayer d’un revers de main la rigidité du monde tel qu’il est présenté par les rationalistes purs et durs. Les sciences humaines ne produisent, d’après cette interprétation, pas de lois mais seulement des clichés (dans le sens noble du mot). Ces captures de la vie sociale ne peuvent pas justifier l’injustifiable, c’est-à-dire, qu’on voit nos actions comme de simples causalités et non comme des choix conscients. Il est certain qu’un individu ne peut pas totalement contrôler son existence, s’il le pouvait, il serait omnipotent, il serait Dieu. Mais face à n’importe quelle situation, il doit apprendre à s’écouter, à valoriser les sentiments nobles qui dorment en lui et, surtout, à être responsable de ses choix.

 Le tableau que je dresse à l’instant n’a jamais été aussi éloigné que l’image qu’on se fait aujourd’hui de la réalité. Mais voilà en quoi il est révolutionnaire ! Il donne la force et le recul pour accepter la vie libre et juste. Surtout, il nous offre une direction dans laquelle orienter nos efforts. Car, ce que Camus appelait la révolte, ce qu’un Castoriadis nommait le projet d’autonomie, est une exigence humaine que nous sommes en devoir de diffuser et de réaliser.

mercredi 21 mai 2014

ALBERT CAMUS ET LA PHILOSOPHIE DE L'ABSURDE

« Un jour vient  et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde ».

Bien qu'apparenté dans une certaine mesure à l'existentialisme, Albert Camus s'en est assez nettement séparé pour attacher son nom à une doctrine personnelle, la philosophie de l'absurde. Définie dans Le Mythe de Sisyphe, essai sur l'absurde (1942), reprise dans L'Etranger (1942), puis au théâtre dans Caligula et Le Malentendu (1944), elle se retrouve à travers une évolution sensible de sa pensée, jusque dans La Peste (1947). Il importe, pour lever toute équivoque, d'étudier cette philosophie dans Le Mythe de Sisyphe et de préciser la signification de termes comme l'absurde, l'homme absurde, la révolte, la liberté, la passion qui, sous la plume de Camus, ont une résonance particulière.
Le non-sens de la vie
La vie vaut-elle d'être vécue ? Pour la plupart des hommes, vivre se ramène à « faire les gestes que l'habitude commande ». Mais le suicide soulève la question fondamentale du sens de la vie : « Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'abscence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance ».
I. Le sentiment de l'absurde.
Pareille prise de conscience est rare, personnelle et incommunicable. Elle peut surgir de la « nausée » qu'inspire le caractère machinal de l'existence sans but : « Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'écœurement ». Cette découverte peut naître du sentiment de l'étrangeté de la nature, de l'hostilité primitive du monde auquel on se sent tout à coup étranger. Ou encore de l'idée que tous les jours d'une vie sans éclat sont stupidement subordonnés au lendemain, alors que le temps qui conduit à l'anéantissement de nos efforts est notre pire ennemi. Enfin, c'est surtout la certitude de la mort, ce « côté élémentaire et définitif de l'aventure » qui nous en révèle l'absurdité : « Sous l'éclairage mortel de cette destinée, l'inutilité apparaît. Aucune morale, aucun effort ne sont à priori justifiables devant les sanglantes mathématiques de notre condition ». D'ailleurs l'intelligence, reconnaissant son inaptitude à comprendre le monde, nous dit aussi à sa manière que ce monde est absurde, ou plutôt « peuplé d'irrationnels ».
II. Définition de l'absurde
En fait, ce n'est pas le monde qui est absurde mais la confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. Ainsi l'absurde n'est ni dans l'homme ni dans le monde, mais dans leur présence commune. Il naît de leur antinomie. « Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l'un à l'autre comme la haine seule peut river les êtres... L'irrationnel, la nostalgie humaine et l'absurde qui surgit de leur tête-à-tête, voilà les trois personnages du drame qui doit nécessairement finir avec toute la logique dont une existence est capable ».
L'homme absurde
Si cette notion d'absurde est essentielle, si elle est la première de nos vérités, toute solution du drame doit la préserver. Camus récuse donc les attitudes d'évasion qui consisteraient à escamoter l'un ou l'autre terme : d'une part le suicide, qui est la suppression de la conscience ; d'autre part les doctrines situant hors de ce monde les raisons et les espérances qui donneraient un sens à la vie, c'est-à-dire soit la croyance religieuse soit ce qu'il appelle le « suicide philosophique des existentialistes » (Jaspers, Chestov, Kierkegaard) qui, par diverses voies, divinisent l'irrationnel ou, faisant de l'absurde le critère de l'autre monde, le transforment en « tremplin d'éternité ». Au contraire, seul donne au drame sa solution logique celui qui décide de vivre seulement avec ce qu'il sait, c'est-à-dire avec la conscience de l'affrontement sans espoir entre l'esprit et le monde.
« Je tire de l'absurde, dit Camus, trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort - et je refuse le suicide ». Ainsi se définit l'attitude de « l'homme absurde ».
I. Le défi
« Vivre une expérience, un destin, c'est l'accepter pleinement. Or on ne vivra pas ce destin, le sachant absurde, si on ne fait pas tout pour maintenir devant soi cet absurde mis à jour par la conscience... Vivre, c'est faire vivre l'absurde. Le faire vivre, c'est avant tout le regarder... L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes... Elle n'est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n'est que l'assurance d'un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l'accompagner ». C'est ainsi que Camus oppose à l'esprit du suicidé (qui, d'une certaine façon, consent à l'absurde) celui du condamné à mort qui est en même temps conscience et refus de la mort (voir épilogue de L'Etranger). Selon lui c'est cette révolte qui confère à la vie son prix et sa grandeur, exalte l'intelligence et l'orgueil de l'homme aux prises avec une réalité qui le dépasse, et l'invite à tout épuiser et à s'épuiser, car il sait que « dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi ».
II. La liberté
L'homme absurde laisse de côté le problème de « la liberté en soi » qui n'aurait de sens qu'en relation avec la croyance en Dieu ; il ne peut éprouver que sa propre liberté d'esprit ou d'action. Jusqu'à la rencontre de l'absurde, il avait l'illusion d'être libre mais était esclave de l'habitude ou des préjugés qui ne donnaient à sa vie qu'un semblant de but et de valeur. La découverte de l'absurde lui permet de tout voir d'un regard neuf : il est profondément libre à partir du moment où il connaît lucidement sa condition sans espoir et sans lendemain. Il se sent alors délié des règles communes et apprend à vivre « sans appel ».
III. La passion
Vivre dans un univers absurde consistera à multiplier avec passion les expériences lucides, pour « être en face du monde le plus souvent possible ». Montaigne insistait sur la qualité des expériences qu'on accroît en y associant son âme ; Camus insiste sur leur quantité, car leur qualité découle de notre présence au monde en pleine conscience : « Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c'est vivre et le plus possible. Là où la lucidité règne, l'échelle des valeurs devient inutile... Le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c'est l'idéal de l'homme absurde ».« Tout est permis » s'écriait Ivan Karamazov. Toutefois, Camus note que ce cri comporte plus d'amertume que de joie, car il n'y a plus de valeurs consacrées pour orienter notre choix ; « l'absurde, dit-il, ne délivre pas, il lie. Il n'autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n'est défendu. L'absurde rend seulement leur équivalence aux conséquences de ces actes. Il ne recommande pas le crime, ce serait puéril, mais il restitue au remords son inutilité. De même, si toutes les expériences sont indifférentes, celle du devoir est aussi légitime qu'une autre. » C'est justement dans le champ des possibles et avec ces limites que s'exerce la liberté de l'homme absurde : les conséquences de ses actes sont simplement ce qu'il faut payer et il y est prêt. L'homme est sa propre fin et il est sa seule fin, mais parmi ses actes il en est qui servent ou desservent l'humanité, et c'est dans le sens de cet humanisme que va évoluer la pensée de Camus.
Absurdité Caractérise ce qui n'a pas de sens, ce à quoi on ne peut pas donner de sens. Au milieu du XXe siècle, l'absurde qualifiait plusieurs courants intellectuels et artistiques.
Albert CAMUS a défendu la philosophie de l'absurde. Une preuve ou un raisonnement par l'absurde est un raisonnement qui démontre une proposition en prouvant que la négation de cette proposition aboutit à une contradiction. On dit parfois qu'on démontre la fausseté d'une thèse en s'appuyant sur les conséquences absurdes qui s'en suivraient si on l'adoptait. Ex: pour démontrer que x est positif on montre que si x était négatif, alors on aboutirait à un résultat aberrant.
 

mardi 20 mai 2014

Camus, Sartre et l’engagement intellectuel

Un débat sans cesse rebattu empoisonne depuis longtemps les discussions intellectuelles. Il s’agit de l’opposition entre Camus et Sartre ; non pas de l’opposition personnelle de ces deux écrivains penseurs mais plutôt celle de leur héritage respectif. La réhabilitation de Camus semble aujourd’hui largement acceptée ; plus personne n’aurait l’idée de le vouer aux gémonies à cause des tensions qui traversaient autrefois le socialisme. S'il faut comprendre Camus, son engagement de quelques années au Parti Communiste Français était plus une expérience de vie qu’une adhésion idéologique, étant acquis cela, on peut voir la pensée de Camus pour ce qu’elle est.

Pour Sartre c'est le contraire, on fait à ce grand écrivain un procès bien injuste et on voit son étoile baisser au firmament tandis que celle de Camus s’élève.  Je crois que c’est faire injure à l’esprit des deux hommes que de réagir ainsi ; pour le meilleur et pour le pire, leurs figures sont mêlées à jamais, à la fois dans l’histoire des idées et dans l’histoire de la littérature. Bien sûr, il est normal qu’on préfère la pensée de l’un à celle de l’autre, qu’on argumente sur le débat entre l’existentialisme et la révolte, sur le socialisme libertaire de l’un et les différentes postures révolutionnaires de l’autre. Mais en gardant toujours à l’esprit qu’il est facile de juger des hommes enterrés depuis des lustres et qui vivaient à une époque bien plus terrible que la nôtre.

Il n’est, en fait, qu’un sujet où la probité des deux hommes peut être mise en question  en ce qui concerne leur rôle d’exemple moral. Même si cette catégorie est bien maladroite, elle renvoie, je pense, à un désir humain normal. Celui qui nous pousse à chercher des exemples à suivre, à nous lier non seulement avec la pensée et la théorie mais aussi à mettre en exergue les actes d’un autre être humain parce qu’ils nous paraissent exemplaires. Cela peut aussi relever d’une forme de justice... Comme je le disais plus haut, la justice est aussi une émotion et les émotions n’ont que faire des barrières temporelles de l’Histoire ; même si Histoire et émotions font rarement bon ménage.

Ainsi dans le cas de nos deux écrivains penseurs, on doit admettre que l’exemplarité morale, d’une certaine morale, était l’apanage de Camus. Sartre n’a jamais fait de l’honnêteté une valeur positive et il suffit de se plonger dans les archives des Temps Modernes pour être effarés par le niveau parfois venimeux de ses attaques intellectuelles. Au contraire chez Camus, même face aux ennemis absolus qu’étaient les nazis, il restera noble dans ses Lettres à un ami allemand. Certains lecteurs dénoncent ce côté boy-scout et préfèrent la férocité et la rage de Sartre… grand bien leur fasse. Mais s’ils l’érigent en modèle moral, ils devront défendre cet étrange échelle des valeurs – et s’ils se contrefichent de l’exemplarité, alors le débat n’a même pas lieu d’être.

En effet, Sartre est un grand écrivain et un grand penseur. Ses choix politiques, l’erreur du communisme stalinien, du maoïsme, et d’autres choses encore ne remettent pas en cause cette évidence. Si l’on devait juger la pensée et les écrits des écrivains et des philosophes qui se succèdent depuis deux millénaires, l’Université et les libraires pourraient quasiment fermer leurs portes.

Pour tous ceux qui pensent encore que Camus était un adepte de l’ancienne morale, de celle du Bien, qui n’a rien avoir avec la justice, je finirai sur ces mots : « La vertu n’est pas haïssable. Mais les discours sur la vertu le sont. Aucune bouche au monde, et la mienne encore moins que toute autre ne peut les proférer. De même, chaque fois que quelqu’un se mêle de parier de mon honnêteté, il y a quelque chose qui frémit au de-dedans de moi. »

lundi 19 mai 2014

Albert Camus et Jean-Paul Sartre : une relation tumultueuse

Jean-Paul Sartre et Albert Camus sont deux figures majeures de la vie intellectuelle française du XXème siècle. Romanciers talentueux (L’étranger, Camus ; La Nausée, Sartre), mais aussi dramaturges (Caligula, Camus ; Huis Clos/Les Mouches, Sartre), ils s’investissent également dans des journaux de référence (Combat pour Camus et Les Temps Modernes pour Sartre), et enfin, ce qui explique sûrement le mieux l’intensité de leur amitié, de leur rivalité puis de leur brouille, ils sont tous les deux philosophes, des penseurs engagés, membres de la résistance intellectuelle, ils sont proches des communistes et croient en la révolte.

Camus pourtant ne se revendiquait pas philosophe, il se qualifiait bien plus aisément d’artiste :« Pourquoi suis-je un artiste et non un philosophe ? C’est que je pense selon les mots et non selon les idées »disait-il à ce sujet.
Cependant sa vision de l’absurde relève de la philosophie, Le Mythe de Sisyphe est un essai bien plus qu’un roman. Camus n’est pas un théoricien, c’est un homme passionné qui a besoin d’exemple, il parle à travers d’autres hommes, même lorsqu’il écrit ce qu’il ressent au plus profond de lui-même et nous en voulons pour prevue: La Chute. Mais dans ses autres romans aussi, l’on retrouve un fond philosophique, une idée qui serait comme un tableau que l’on peint au fur et à mesure de la lecture, il en était conscient, bien sûr ; selon lui « un roman n’est jamais qu’une philosophie mise en images ».

Cette vision, Jean-Paul Sartre ne la partageait pas, c’est la raison pour laquelle il n’a jamais considéré Camus comme un vrai philosophe. Il faut se rappeler que Sartre a un statut de philosophe si l’on peut dire « officiel », il sort de l’Ecole Normale Supérieure, il est reçu premier (en vérité premier ex-æquo avec Simone de Beauvoir) à l’agrégation de philosophie (à sa deuxième tentative ; il fut collé la première fois car il avait, dit-il, « essayé d’être original »). Il est un des chefs de file de l’existentialisme, c’est un phénoménologue et de surcroît ses talents d’essayiste sont largement reconnus en France et même à l’étranger, notamment grâce à son essai phare L’Etre et le Néant.

Il était certes inévitable qu’ils se rencontrent mais qu’ils deviennent amis, rien n’était moins sûr. Au-delà de leur différence en tant qu’auteurs, leur vie personnelle et notamment leur enfance respective n’avaient pas beaucoup de points communs. Camus est né à Alger dans une famille plutôt modeste, tandis que Sartre est issu d’une famille alsacienne, protestante et bourgeoise. A ce niveau-là, leur plus grand point commun est sans doute le fait qu’ils n’ont tous les deux jamais connu leur père.

En 1943 à Paris, Camus prend la direction du journal Combat. En 1944 se tient un rendez-vous emblématique, le 16 juin chez Michel Leiris. Le groupe de lecture de la pièce de Pablo Picasso, Le Désir attrapé par la queue, travaille à la mise en scène. Et sont présents, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso, Simone De Beauvoir. C’est le début de l’amitié entre les deux hommes, même si Camus et Simone de Beauvoir ont eu un léger accrochage. En effet, Camus a pris la liberté de critiquer de façon ironique et explicite le costume du Castor (c’est ainsi que Sartre la surnommait) pour la pièce. Elle ne l’oubliera jamais. Simone de Beauvoir est tout de même la figure de proue du mouvement féministe, elle est l’auteur du Deuxième Sexe : la bible des femmes libres. Son intelligence n’a rien à envier à celle de Sartre et elle jouit au sein de la « famille intellectuelle » de Paris d’une réputation relativement honorable.

Mais cet incident n’entachera pas les relations entre Camus et Sartre. Camus fait entrer Sartre à Combat, en échange de quoi ce dernier intègre Camus à la « famille intellectuelle » de Saint-Germain-des-Prés et du Café de Flore. Le tandem a alors un poids considérable tant en littérature qu’en politique. Leur morale est alors une référence connue et reconnue.

Même si la rivalité qui se doit d’exister entre deux esprits aussi brillants semblait s’estomper, en 1947 vient la première « brouille ». Elle est causée par une critique de Maurice Merleau-Ponty (existentialiste et phénoménologue) publiée dans Les Temps Modernes, critique dans laquelle des opinions de Camus sont remis en cause.

A partir de là, les divergences politiques des deux hommes commencent à apparaître plus clairement. L’élément qui relancera le débat sera un témoignage des déportations dans les goulags soviétiques. Sartre qui est fortement attaché au communisme, se sert du modèle soviétique (bien qu’il le sache totalitaire et cruel) pour critiquer le gouvernement français. Camus ne cautionne pas ce procédé et veut dénoncer les atrocités commises en U.R.S.S. (rappelons que la révolte fait partie des thèmes essentiels et récurrents de la pensée de l’écrivain, nous ne citerons qu’une phrase de lui-même « Je me révolte, donc nous sommes »).

La situation devient donc assez frictionnelle, et L’Homme Révolté qui paraît fin 1951, provoque le mécontentement des communistes. Les premières critiques viennent d’André Breton, le « pape » du surréalisme, elles touchent aussi bien l’œuvre : « fantôme de révolte. », que l’auteur : « révolté du dimanche ». Sartre n’a pas encore réagi publiquement, mais il fait savoir à Camus que leur amitié est corrompue et qu’il ne peut pas le suivre sur la voie qu’il a choisie. Le malaise est déjà présent et le coup fatal est porté par un philosophe sartrien, Francis Jeanson qui publie dans Les Temps Modernes (donc avec l’accord de Sartre), un article qui dénigre de façon peu élégante, voire injurieuse, le livre et son auteur, Camus.

Suite à cela, Camus adresse à Sartre une lettre qu’il titre : Lettre au Directeur des Temps Modernes. Le ton est donné, ce n’est plus un ami qui écrit à un autre, mais un écrivain mécontent qui écrit au directeur d’un journal qui l’a injurié. Il engage donc sa lettre par « Monsieur le directeur, » et parmi les reproches de Camus, l’on pouvait relever celui-ci : « [Je suis las d’être critiqué par des gens] qui n’ont jamais mis que leur fauteuil dans le sens de l’Histoire » (qui fait allusion à la position de Sartre sur les goulags). La réponse de Sartre ne se fera pas attendre, mais il commence sa lettre en exprimant la déception et les regrets que lui cause cette brouille :


« Mon cher Camus,

Beaucoup de choses nous rapprochaient, peu nous séparaient. Mais ce peu était encore trop : l’amitié, elle aussi, tend à devenir totalitaire. »

Cependant ayant été attaqué et estimant que la réaction de Camus était démesurée et témoignait d’un trop grand ego, Sartre lui adressa des attaques plutôt violentes telles que « D’où vient-il, Camus, qu’on ne puisse critiquer un de vos livres sans ôter ses espoirs à l’humanité ».

Comme la rupture entre deux hommes de cette importance ne pouvait pas passer inaperçue dans le paysage intellectuel, politique et même populaire, les deux lettres sont publiées dans le numéro des Temps Modernes du 30 juin 1952. Il s’agit pour chacun des deux hommes, et peut-être un peu plus pour Sartre, de ne pas perdre la face aux yeux des français. Et au mois d’août de la même année, l’on peut lire à la une de plusieurs journaux « Sartre, Camus : la rupture est confirmée ».

Ils n’iront plus jamais dans le même sens, sauf à la mort d’André Gide lorsque Les Temps Modernes et Combat diront tous deux de lui, qu’il fut sans doute « l’écrivain le plus libre du siècle ».

Cinq ans plus tard, le prix Nobel de Littérature fut décerné à Albert Camus qui l’accepta à contrecœur, estimant qu’André Malraux le méritait plus que lui. Le 10 décembre 1957, lors de la remise de son prix Nobel, en Suède, il prononça un discours, qui dépeint avec une lucidité qui relève du génie, la situation de l’humanité depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. « . En toute humilité il dédia ce discours, qui est d’ailleurs toujours d’actualité, à Louis germain, son instituteur à Alger qui lui permit d’obtenir une bourse d’étude.

Camus nous quitta trois ans plus tard, le 4 janvier 1960 à 13h55, lorsque la Facel Vega conduite par son ami Michel Gallimard sortit de la route pour aller s’écraser contre un arbre ; privant ainsi la France et même le Monde de tout ce qu’aurait encore pu accomplir l’homme qui, à travers l’absurde avait finalement mieux compris le monde que beaucoup d’autres.
En 1964, Jean-Paul Sartre se vit à son tour honoré du prix Nobel, mais le refusa. Il essaiera sans relâche jusqu’à la fin de sa vie de changer le rapport que les intellectuels entretenaient avec le peuple, mais sa tentative, bien qu’utile, ne peut être considérée comme un succès. Il s’est éteint le 15 avril 1980 d’un œdème pulmonaire, après avoir souffert pendant cinq ans de l’aggravation de la maladie qui affectait ses yeux. Ses écrits sont encore aujourd’hui considérés comme des références aussi bien en philosophie qu’en littérature.
« Je ne puis avoir de la liberté que la conception du prisonnier ou de l’individu moderne au sein de l’État. La seule que je connaisse, c’est la liberté d’esprit et d’action ».( Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942).

Il y a énormément de choses à dire sur la pensée d’Albert Camus. Mais on s’explique mal le paradoxe que constitue sa position, presque mythique, au sein de la littérature française du XXe siècle. Aujourd’hui considérée comme la figure tutélaire de « l’intellectuel engagé », son œuvre se trouve employée et diffusée par une coterie qui est aux antipodes morales de sa philosophie. Entendre Raphaël Enthoven disserter sur l’Absurde et le voir préfacer les Œuvres de l’auteur chez Gallimard fait mal au cœur. L’engagement politique libertaire de Camus est tué sur l’autel du prêt-à-penser et, surtout, son système de valeurs est au centre d’interminables palabres qui en oublient l’atout véritable : sa dimension active.

 Le petit livre de Teodosio Vertone remet les pendules à l’heure, présentant l’auteur libertaire et le penseur révolté. L’introduction de Lou Marin et la préface de Roger Dadoun éclairent parfaitement le propos de Vertone et apportent à la fois un vrai plus et une forme d’actualisation des thématiques abordées dans le texte principal. Si la maquette est un peu maladroite, les efforts et le courage de l’Atelier de Création Libertaire sont si grands, qu’il serait mesquin de pinailler sur ce point.

dimanche 18 mai 2014

La vie d'Albert Camus, journaliste engagé et résistant

Albert Camus, prix Nobel de littérature, philosophe, journaliste, écrivain engagé, résistant, chef de file de l'existentialisme (terme qu'il refusait pourtant mais qui lui colle à la peau malgré lui), chantre de la liberté mais refusé par le monde intellectuel sartrien.


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Né dans une famille très modeste le 7 Novembre 1913, Albert Camus a été orphelin de père, avant même le premier anniversaire de sa naissance. Sa mère s'était installée dès le départ de son mari pour la guerre à Alger, chez la grand-mère d'Albert, une femme de caractère et Albert passait  toute sa jeunesse dans un quartier populaire et relativement pauvre d'Alger, bien loin du monde culturel et intellectuel. Ses professeurs ont tôt fait de repérer l'intelligence singulière du jeune Albert, et grâce leur soutien  et celui d'une bourse d'études, Albert pouvait continuer ses études en philosophie. Pour financer sa licence en Philo, il commencait à rédiger dans les revues universitaires et entamait une carrière de journaliste au journal l'Alger républicain.
Dès 1943, dans le Paris occupé par les forces allemandes, voila Camus engagé de Combat, organe de la résistance. Promu rédacteur en chef de Combat à la libération, chez le jeune rédac-chef, on commencait  à deviner l'idéal humaniste d'un journaliste engagé.

 
Les succès littéraires d'Albert Camus

En parallèle de ses activités journalistiques, l'écrivain commence à poindre chez Camus et en 1942, il a écrit l’Etranger et le Mythe de Sisyphe. Reprenant dans le mythe grec de Sisyphe sa vision absurde de l'humanité, Albert Camus est philosophe autant qu'écrivain. S'il remporte immédiatement un franc succès auprès des lecteurs, sa vision de l'humanité est tragique et absurde. La question posée est bien celle du sens, comme Meursault, le héros de l'Etranger, qui est avant tout étranger à l'absurdité de la normalité sociale dépourvue de sens.
Trois ans plus tard, Camus publie La Peste. Si ses œuvres précédentes mettaient en scène le cycle de l'absurde, La Peste fait de Camus un "homme révolté". La peste, c'est une parabole de toutes les déviances humaines survenues pendant la période de l'occupation en France, transposées dans une ville devenue inhumaine du fait de la maladie, véritable gangrène des comportements humains. La figure de Rieux, médecin humaniste confronté à l'absurdité et tentant d'agir en toute fraternité, est bien le porte-parole de Camus lui-même en incarnant ses espoirs humanistes au coeur d'une période terrible.

La rupture avec Sartre

Si ses engagements et ses positions tranchées lui avaient valu un certain temps l'approbation de l'intelligentsia de Saint Germain des Prés, Sartre en tête, ses prises de position en faveur d'une solution pacifique en Algérie provoquent la fureur de Sartre. Camus connaissait pourtant dans sa chair la question, lui qui n'était pas enfermé dans les cafés chics de Saint Germain mais qui était né au coeur d'un quartier populaire d'Alger...
La rupture est consommée en 1956 avec la publication de la Chute, fin d'un cycle pour Camus, fin d'une époque : ce livre est marqué par le pessimisme caractéristique de cette période de la vie de Camus, incompris pour ses prises de position. En 1957, c'est le couronnement littéraire puisque Camus reçoit le Prix Nobel... pour l'ensemble de son œuvre, rentrant dans le cercle très fermé des écrivains français récompensés par ce prix prestigieux.

 En 1958, Camus décide de s'installer dans le Lubéron pour retrouver cette lumière du sud qu'il aimait tant... et il achète une maison à Lourmarin. Il meurt le 4 janvier 1960 d'un accident de la route, dans l'Yonne, en compagnie de son ami Michel Gallimard. Près de son corps se trouvait le manuscrit de son dernier ouvrage, qui reste inachevé : le Premier Homme.

Camus au Panthéon pour le 50e anniversaire de sa mort ? Qui sait ce que l'homme révolté, le solitaire, l'engagé, l'humaniste en aurait pensé....