Le postmoderne est défini de façon typique par contraste avec ce à quoi il succède : le moderne. Bien que Lyotard ne soit pas à l’aise avec l’idée du postmoderne comme étant simplement le successeur chronologique du moderne, il le caractérise malgré tout par opposition à ce qu’il croit être la caractéristique du moderne, à savoir le rapport aux métarécits sur le développement historique et le progrès. Quelle est donc cette modernité avec laquelle nous sommes censés avoir brisé ? Baudelaire proposait la définition devenue célèbre : « La modernité est ce qui est éphémère, fugitif, contingent au moment ; c’est la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ».
Porter ne serait-ce qu’un œil vers le momentané et le
présent représentait un changement culturel énorme. Jusqu’au dix-septième
siècle, la pensée européenne se concevait elle-même essentiellement comme la
somme de son expérience contemporaine sous l’égide de la sagesse ancienne
héritée de l’antiquité classique, avec la correction apportée par le
christianisme. « Ce qui est éphémère, fugitif, contingent » devait soit être
interprété à la lumière de « l’éternel et l’immuable », ou être rejeté comme
simple poussière. Même de grandes statures de la Renaissance comme Machiavel et
Montaigne se voyaient eux-mêmes comme des interlocuteurs directs des anciens
Grecs et Romains, dont la connaissance philosophique accumulée et l’expérience
historique étaient appliquées aux circonstances du moment.
Une rupture décisive avec cette dévaluation du présent fut
rendue possible par la révolution du dix-septième siècle : c’est là que notre
compréhension de la nature a pu être refondée sur des concepts et des principes
fondamentalement différents de ceux de Platon, Saint Augustin, Aristote et
Saint Thomas d’Aquin. Les implications plus larges de ce remodelage de la
pensée occidentale, malgré tout, ne furent articulées pleinement que par les
Lumières du dix-huitième siècle, lorsque l’idée d’âge moderne, radicalement
différente du passé et orientée vers l’avenir, prit forme de façon consciente.
Comme le formule le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas, « le concept séculier de modernité exprime la
conviction que l’avenir a commencé : c’est l’époque qui vit pour le futur, qui
s’ouvre à la nouveauté du futur ». En même temps, un âge qui fait consciemment
face à l’avenir ne peut plus se justifier par référence au passé. « La
modernité ne peut plus emprunter les critères à partir desquels elle s’oriente
à des modèles fournis par d’autres époques », écrit Habermas : « Elle doit
créer sa propre normativité à partir d’elle-même ».
Ce que Lyotard appelle les grands récits de la modernité,
qui interprètent la totalité de l’histoire humaine en tant que processus unifié
de développement progressif, surgit précisément du fait que la modernité soit
une époque qui trouve sa justification en elle-même. L’historien allemand de la
pensée Hans Blumenberg décrit « l’idée de progrès » comme « l’auto-justification
continuelle du présent, au moyen de l’avenir qu’il se donne, devant le passé,
avec lequel il se compare ». La modernité, en d’autres termes, se justifie
devant les anciens moins par le progrès qu’elle proclame représenter sur eux
que par le progrès futur indéfini qu’elle rend possible. Pour Harvey,
cependant, la compression de l’espace-temps est moins une caractéristique
abstraite de la modernité qu’une conséquence des tendances inhérentes du
capitalisme comme système à l’accumulation compétitive :
Il y a une incitation
omniprésente exercée sur les capitalistes individuels à accélérer leur temps de
rotation par rapport à la moyenne sociale, et par là même à promouvoir une
tendance sociale à des cycles plus rapides. Le capitalisme… a été pour cette
raison caractérisé par des efforts continuels pour raccourcir les temps de
rotation, accélérant ainsi le progrès social en réduisant les horizons
temporels de la prise de décision. Il y a malgré tout un certain nombre de
barrières à cette tendance – barrières dans la rigidité de la production et des
compétences du travail, du capital fixe qui doit être amorti, des frictions du
marketing, des aléas de la consommation, des goulots d’étranglement de la
circulation monétaire, etc. Il y a toute une histoire d’innovations techniques
et d’organisations appliquées à la réduction de ces barrières – de la
production à la chaîne (de voitures aussi bien que de poulets de batterie),
d’accélération des processus physiques (fermentation, ingénierie génétique), ou
à une obsolescence planifiée de la consommation (la mobilisation de la mode et
de la publicité pour accélérer le changement), le système de crédit, les
opérations bancaires électroniques, etc… L’effet général, dès lors, est que la
modernisation capitaliste est essentiellement affaire d’accélération dans le
rythme des processus économiques, et, par là, dans la vie sociale. De même, l’incitation à créer le marché mondial, à
réduire les barrières spatiales, et à annihiler l’espace au moyen du temps est
omniprésente, de même que l’incitation à rationaliser l’organisation spatiale
en configurations de production efficaces (organisation en série de la division
du travail, systèmes d’usines, chaînes de montage, division territoriale du
travail, agglomération dans de grandes villes), de réseaux de circulation
(systèmes de transport et de communication), et consommation (schémas
domestiques et ménagers, organisation communautaire, différenciation
résidentielle, consommation collective dans les grandes villes). Les innovations
consacrées à la suppression de barrières spatiales dans tous ces domaines ont
été d’une signification immense dans l’histoire du capitalisme, transformant
cette histoire en affaire géographique – les chemins de fer et le télégraphe,
l’automobile, la radio et le téléphone, l’avion à réaction et la télévision, et
les récentes révolutions de la communication sont des éléments de cas.
Du point de vue de Harvey, l’essai d’émergence dans les
années 1970 et 1980 d’une nouvelle version du capitalisme, qu’il appelle «
accumulation flexible », représente « un
nouveau cycle de … compression de l’espace-temps… dans le monde capitaliste –
les horizons temporels de la prise de décision, aussi bien dans le public que
dans le privé, se sont rétrécis, en même temps que la communication par
satellite et la baisse du coût des transports ont rendu de plus en plus
possible la répartition de ces décisions dans un espace de plus en plus large
et varié ».
On verra plus tard en termes critiques de l’idée de
Harvey d’une ère nouvelle d’ « accumulation flexible ». Cela dit, son approche
générale paraît supérieure à celle de Giddens en ceci qu’elle propose une
version relativement concrète et historiquement spécifique du processus
responsable du phénomène de compression de l’espace-temps sur lequel ils
mettent tous deux l’accent. En même temps, les arguments de Giddens sur la «
Haute modernité » ont le mérite, tout en se concentrant sur ce qui est nouveau
dans le vécu de la fin du vingtième siècle (en particulier en ce qui concerne
ce qu’il appelle « la transformation de l’intimité », c’est-à-dire les
changements dans les conceptions relatives au moi et aux relations
personnelles), de se situer dans un cadre qui met l’accent sur les continuités
entre ces phénomènes et ces traits inhérents au projet de la modernité
lui-même. De telles continuités peuvent contribuer à expliquer pourquoi les
tentatives les plus influentes de proposer une explication sociale du
postmoderne reposent moins sur un contraste direct entre la modernité et la
postmodernité en tant que soi-disant phases de l’histoire humaine que sur le
genre de transformation que le capitalisme aurait connu si l’on en croit
Jameson et Harvey.