vendredi 4 juillet 2014

Modernité et Capitalisme


Le postmoderne est défini de façon typique par contraste avec ce à quoi il succède : le moderne. Bien que Lyotard ne soit pas à l’aise avec l’idée du postmoderne comme étant simplement le successeur chronologique du moderne, il le caractérise malgré tout par opposition à ce qu’il croit être la caractéristique du moderne, à savoir le rapport aux métarécits sur le développement historique et le progrès. Quelle est donc cette modernité avec laquelle nous sommes censés avoir brisé ? Baudelaire proposait la définition devenue célèbre : « La modernité est ce qui est éphémère, fugitif, contingent au moment ; c’est la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ».
Porter ne serait-ce qu’un œil vers le momentané et le présent représentait un changement culturel énorme. Jusqu’au dix-septième siècle, la pensée européenne se concevait elle-même essentiellement comme la somme de son expérience contemporaine sous l’égide de la sagesse ancienne héritée de l’antiquité classique, avec la correction apportée par le christianisme. « Ce qui est éphémère, fugitif, contingent » devait soit être interprété à la lumière de « l’éternel et l’immuable », ou être rejeté comme simple poussière. Même de grandes statures de la Renaissance comme Machiavel et Montaigne se voyaient eux-mêmes comme des interlocuteurs directs des anciens Grecs et Romains, dont la connaissance philosophique accumulée et l’expérience historique étaient appliquées aux circonstances du moment.
Une rupture décisive avec cette dévaluation du présent fut rendue possible par la révolution du dix-septième siècle : c’est là que notre compréhension de la nature a pu être refondée sur des concepts et des principes fondamentalement différents de ceux de Platon, Saint Augustin, Aristote et Saint Thomas d’Aquin. Les implications plus larges de ce remodelage de la pensée occidentale, malgré tout, ne furent articulées pleinement que par les Lumières du dix-huitième siècle, lorsque l’idée d’âge moderne, radicalement différente du passé et orientée vers l’avenir, prit forme de façon consciente. Comme le formule le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas, «  le concept séculier de modernité exprime la conviction que l’avenir a commencé : c’est l’époque qui vit pour le futur, qui s’ouvre à la nouveauté du futur ». En même temps, un âge qui fait consciemment face à l’avenir ne peut plus se justifier par référence au passé. « La modernité ne peut plus emprunter les critères à partir desquels elle s’oriente à des modèles fournis par d’autres époques », écrit Habermas : « Elle doit créer sa propre normativité à partir d’elle-même ».
Ce que Lyotard appelle les grands récits de la modernité, qui interprètent la totalité de l’histoire humaine en tant que processus unifié de développement progressif, surgit précisément du fait que la modernité soit une époque qui trouve sa justification en elle-même. L’historien allemand de la pensée Hans Blumenberg décrit « l’idée de progrès » comme « l’auto-justification continuelle du présent, au moyen de l’avenir qu’il se donne, devant le passé, avec lequel il se compare ». La modernité, en d’autres termes, se justifie devant les anciens moins par le progrès qu’elle proclame représenter sur eux que par le progrès futur indéfini qu’elle rend possible. Pour Harvey, cependant, la compression de l’espace-temps est moins une caractéristique abstraite de la modernité qu’une conséquence des tendances inhérentes du capitalisme comme système à l’accumulation compétitive :
 Il y a une incitation omniprésente exercée sur les capitalistes individuels à accélérer leur temps de rotation par rapport à la moyenne sociale, et par là même à promouvoir une tendance sociale à des cycles plus rapides. Le capitalisme… a été pour cette raison caractérisé par des efforts continuels pour raccourcir les temps de rotation, accélérant ainsi le progrès social en réduisant les horizons temporels de la prise de décision. Il y a malgré tout un certain nombre de barrières à cette tendance – barrières dans la rigidité de la production et des compétences du travail, du capital fixe qui doit être amorti, des frictions du marketing, des aléas de la consommation, des goulots d’étranglement de la circulation monétaire, etc. Il y a toute une histoire d’innovations techniques et d’organisations appliquées à la réduction de ces barrières – de la production à la chaîne (de voitures aussi bien que de poulets de batterie), d’accélération des processus physiques (fermentation, ingénierie génétique), ou à une obsolescence planifiée de la consommation (la mobilisation de la mode et de la publicité pour accélérer le changement), le système de crédit, les opérations bancaires électroniques, etc… L’effet général, dès lors, est que la modernisation capitaliste est essentiellement affaire d’accélération dans le rythme des processus économiques, et, par là, dans la vie sociale. De même,  l’incitation à créer le marché mondial, à réduire les barrières spatiales, et à annihiler l’espace au moyen du temps est omniprésente, de même que l’incitation à rationaliser l’organisation spatiale en configurations de production efficaces (organisation en série de la division du travail, systèmes d’usines, chaînes de montage, division territoriale du travail, agglomération dans de grandes villes), de réseaux de circulation (systèmes de transport et de communication), et consommation (schémas domestiques et ménagers, organisation communautaire, différenciation résidentielle, consommation collective dans les grandes villes). Les innovations consacrées à la suppression de barrières spatiales dans tous ces domaines ont été d’une signification immense dans l’histoire du capitalisme, transformant cette histoire en affaire géographique – les chemins de fer et le télégraphe, l’automobile, la radio et le téléphone, l’avion à réaction et la télévision, et les récentes révolutions de la communication sont des éléments de cas.
Du point de vue de Harvey, l’essai d’émergence dans les années 1970 et 1980 d’une nouvelle version du capitalisme, qu’il appelle « accumulation flexible », représente «  un nouveau cycle de … compression de l’espace-temps… dans le monde capitaliste – les horizons temporels de la prise de décision, aussi bien dans le public que dans le privé, se sont rétrécis, en même temps que la communication par satellite et la baisse du coût des transports ont rendu de plus en plus possible la répartition de ces décisions dans un espace de plus en plus large et varié ».
On verra plus tard en termes critiques de l’idée de Harvey d’une ère nouvelle d’ « accumulation flexible ». Cela dit, son approche générale paraît supérieure à celle de Giddens en ceci qu’elle propose une version relativement concrète et historiquement spécifique du processus responsable du phénomène de compression de l’espace-temps sur lequel ils mettent tous deux l’accent. En même temps, les arguments de Giddens sur la « Haute modernité » ont le mérite, tout en se concentrant sur ce qui est nouveau dans le vécu de la fin du vingtième siècle (en particulier en ce qui concerne ce qu’il appelle « la transformation de l’intimité », c’est-à-dire les changements dans les conceptions relatives au moi et aux relations personnelles), de se situer dans un cadre qui met l’accent sur les continuités entre ces phénomènes et ces traits inhérents au projet de la modernité lui-même. De telles continuités peuvent contribuer à expliquer pourquoi les tentatives les plus influentes de proposer une explication sociale du postmoderne reposent moins sur un contraste direct entre la modernité et la postmodernité en tant que soi-disant phases de l’histoire humaine que sur le genre de transformation que le capitalisme aurait connu si l’on en croit Jameson et Harvey.

jeudi 3 juillet 2014

Marxisme et Postmodernisme selon Lyotard


 
Mais si Lyotard se dirige ainsi vers l’idée de postmodernité en tant qu’étape historique, distincte et nouvelle, de l’histoire de l’humanité, elle est trop évocatrice précisément du type de grand récit qu’il entend rejeter comme spécifiquement moderne pour qu’il se sente à l’aise avec ce concept. Il prétend alors que traiter le préfixe « post » dans le terme « postmoderniste » dans le sens d’une simple succession, d’une diachronie de périodes dont chacune est identifiable, est « totalement moderne ». D’autres théoriciens ont cependant été plus désireux de rechercher les tendances sociales et économiques qui, selon eux, représentent le contexte historique dans lequel les changements culturels et intellectuels identifiés avec le Postmodernisme ont pris forme. De façon plutôt surprenante, étant donné l’hostilité de Lyotard envers le marxisme en tant qu’un des grands récits que nous devons laisser derrière nous, les tentatives les plus connues de développer une théorie sociale de la postmodernité ont été le fait de marxistes. L’écrit probablement le plus brillant produit par le flot de discours consacré au Postmodernisme est un essai, publié en 1984, signé par le critique marxiste américain Fredric Jameson. Dans Postmodernism, or, the Cultural Logic of Late Capitalism, Jameson utilise le travail d’Andy Warhol, en particulier, pour isoler ce qu’il considère comme les traits particuliers de l’art postmoderne – « une absence de profondeur (depthlessness) nouvelle », « la disparition de l’affect », la fragmentation du sujet humain, la réduction du passé à une source inépuisable de pastiches, comme dans la vogue récurrente des styles rétro et de ce qu’il appelle « le film de la nostalgie », une expérience schizophrénique du monde dans lequel « la perception vive de la différence radicale » remplace tout sens de relations unificatrices, «  une étrange et nouvelle extase hallucinatoire » face à un « bond quantique sans précédent dans l’aliénation de la vie quotidienne dans la ville ».

Jameson proclame que c’est là l’art caractéristique d’une phase particulière du développement capitaliste. Le capitalisme, assure-t-il, est passé par trois phases majeures depuis qu’il est devenu le système socio-économique dominant à la fin du dix-huitième siècle. A chacune de ces étapes a correspondu un genre d’art particulier. Le premier stade du capitalisme classique, compétitif, avait comme contrepartie culturelle le réalisme des grands romanciers du dix-neuvième siècle comme Balzac, Dickens et Tolstoï. La deuxième phase, le capitalisme monopoliste, a donné naissance au mouvement moderniste du début du vingtième siècle – Picasso, Joyce et Le Corbusier. Au début des années 1960 nous sommes entrés dans l’ère que Jameson appelle « le capitalisme tardif ou multinational ou de consommation », qui est caractérisé, entre autres, par la pénétration du marché dans tous les aspects de la vie sociale, « … la forme la plus pure du capital à être apparue jusque là, une expansion prodigieuse du capital dans des régions jusqu’alors fermées aux marchandises. Ce capitalisme plus pur de notre époque élimine ainsi les enclaves d’organisation précapitaliste qu’il avait tolérées et exploitées sous forme tributaire jusque là. On est tenté de parler de ce point de vue d’une pénétration et d’une colonisation de la Nature et de l’Inconscient nouvelles et historiquement originales ; c’est à dire la destruction de l’agriculture précapitaliste du tiers monde par la Révolution Verte, et l’ascension des médias et de l’industrie de la publicité. »

La connexion que voit Jameson entre cette nouvelle phase du développement capitaliste et l’art postmoderne est peut-être la mieux exprimée par le biais du concept de « distance critique ». L’art qu’il associe avec les stades primitifs du capitalisme était sans aucun doute un élément de la société bourgeoise, mais dirigé de façon à préserver une distance entre la production culturelle et le système capitaliste. Ainsi, les réalistes cherchaient à pénétrer au delà des apparences de la vie quotidienne pour parvenir à une vision globale de la société ; les modernistes, quant à eux, vouaient un culte à l’œuvre d’art elle-même, célébrant sa séparation d’avec la normalité bourgeoise. L’art postmoderne, lui, est caractérisé par le fait que « la distance en général (y compris la ‘distance critique’ en particulier) a été très précisément abolie », un développement qui correspond à la façon dont « l’expansion prodigieuse du capital multinational finit par pénétrer et coloniser ces enclaves précapitalistes elles-mêmes (la Nature et l’Inconscient) qui fournissaient des positions extra-territoriales et archimédiennes au service de l’efficacité critique ». L’art postmoderne, dérivé, sans profondeur, vide d’émotion, reflète un monde social dans lequel tout est devenu marchandise. Jameson trouve ainsi un « moment de vérité » dans le concept de Postmodernisme, dans la mesure où il évoque « ce nouvel espace global original, extraordinairement démoralisant et déprimant, du capitalisme tardif ». Jameson n’est pas le seul à tenter de fournir une explication historique de ce qui est vu comme l’apparition du Postmodernisme en mettant en évidence des changements dans le schéma de développement du capitalisme. 
Le géographe urbain marxiste David Harvey prétend qu’il «  y a une espèce de relation nécessaire entre la montée de formes culturelles postmodernistes, l’apparition de modes plus flexibles d’accumulation du capital, et un nouveau cycle de « compression de l’espace-temps » dans l’organisation du capitalisme ». Les sociologues Scott Last et John Urry proclament que l’art postmoderne est apparu dans le cadre d’une transition du capitalisme « organisé » au capitalisme « désorganisé ». Le capitalisme organisé (le terme nous vient de l’économiste marxiste autrichien Rudolf Hilferding) a dominé la première moitié du vingtième siècle. Il reposait sur la coopération étroite entre l’Etat et les grandes sociétés dans le cadre économique national. La désintégration de ce cadre dans les dernières décennies du siècle, pilotée par l’expansion du commerce et de l’investissement mondiaux dominée par les multinationales et des marchés financiers volatils, a déterminé, selon Lash et Urry, une série de changements sociaux, économiques et culturels auxquels répond le Postmodernisme esthétique.

Il y a une tendance commune à toutes ces tentatives, marxistes ou marxisantes, de contextualiser le Postmodernisme qui consiste à lui associer ce qu’on appelle la « globalisation » (ou mondialisation) économique. La pensée, en d’autres termes, est que le Postmodernisme doit être compris comme une série d’interprétations et de réactions face à une réalité fondamentalement nouvelle – celle d’un capitalisme globalisé qui s’est émancipé de tout ancrage économique national et qui peut se répandre librement à travers le monde, abandonnant ses vieux sites industriels en Europe occidentale et en Amérique du Nord, investissant partout où il peut faire du profit. Le paysage de notre destin qui en résulte est évoqué de façon frappante par l’auteur anonyme du roman à clef (en fr.) Primary Colors, dans lequel l’auteur imagine le candidat aux présidentielles à peine déguisé Bill Clinton déclarant, à l’occasion des primaires du New Hampshire, à un public de travailleurs manuels licenciés et à leurs familles :
 « Aucun politicien ne peut faire revenir ces emplois dans les chantiers navals. Ou alors, faites que vos syndicats soient à nouveau puissants. Aucun politicien ne peut faire que les choses reviennent comme avant. Parce que nous vivons aujourd’hui dans un monde nouveau, un monde sans frontières – je veux dire sur le plan économique. Quelqu’un peut appuyer sur un bouton à New York et transférer un milliard de dollars à Tokyo en un clin d’œil. Aujourd’hui, nous avons un marché qui est mondial. »
Pour beaucoup, c’est cela la condition postmoderne – le vécu d’un capitalisme mondialisé, sans frontières. Une vision critique des revendications de la « mondialisation » (globalisation) est donc un élément d’appréciation essentiel du Postmodernisme. Mais avant de s’engager plus avant sur ce chemin, il est nécessaire de prendre en considération les dimensions esthétiques et philosophiques du postmodernisme ; et une telle considération dépend, à son tour, d’une clarification du sens du modernisme lui-même.

mercredi 2 juillet 2014

Jean Francois Lyotard et le Postmodernisme (Suite)




Au moment de la disparition de Jean-François Lyotard, le 21 avril 1998, l’un de ses amis les plus proches, Jacques Derrida, soulignait combien «Lyotard aura fait trembler la tradition et la philosophie», attestant le courage et l’indépendance de pensée de celui avec qui il avait, pendant de longues années, partagé la même maison aux États-Unis. Cette vigilance aux aguets, qui caractérise le travail philosophique de celui qui a élevé le terme « postmoderne » à la puissance active du concept, est présente dans les quatre conférences inédites données en 1964 aux étudiants de la Sorbonne et publiées aujourd’hui sous le titre Pourquoi philosopher ?

Sept ans avant Discours, figure , la grande leçon de Lyotard sur l’esthétique d’« avant » les formes, le penseur livre ce qui sera le fondement de sa philosophie à venir, pour autant que l’audace consiste ici à renouveler sans cesse les moyens de penser, à chercher le vif de la pensée dans une quête de l’incommensurable et de l’hétérogène, de l’écart et de la disjonction. « Pourquoi philosopher ? », demande Lyotard. Réponse dans sa troisième leçon de la Sorbonne : « Penser, c’est-à-dire parler, est peut-être tout entier dans cette inconfortable situation d’avoir à prêter l’oreille au sens chuchoté afin de ne pas le travestir. » Oui, philosopher, c’est d’abord désapprendre, prêter l’oreille à la faille, au trou dans la parole. Mais comment faire entendre cette absence, ce vide, en un mot, ce désir, au coeur de la pensée et de la théorie ?

Pour rendre audible à ses étudiants la perte de l’unité et pour creuser avec eux l’approche du Différend , Lyotard fait de la philosophie une praxis, et commence sa « Dérive à partir de Marx et de Freud ». La première leçon est consacrée au désir et au désir de philosopher : Lyotard parcourt la sphère d’Éros, de l’ivresse d’Alcibiade, à la fin du Banquet de Platon, jusqu’à la jalousie de Marcel, dans Albertine disparue de Proust. « Philosopher est se laisser aller au désir, mais tout en le recueillant », conclut alors Lyotard, avant d’ouvrir la deuxième leçon, sur le temps. Comment opérer le deuil d’une langue absolue ? Les cassures de l’histoire, de la tour de Babel à la pensée de Marx, témoignent combien le sens nous échappe, attestent que l’effort pour ramasser les poussières de sens dans le creux d’une parole est à recommencer toujours.

Avec les deux dernières conférences, sur la parole et sur l’action, Lyotard s’aventure davantage encore vers l’expérience littéraire. Avec  lui, les mots deviennent l’espace intensif du désir. De Tolstoï  à Camus, de Du Bellay à Claudel, si le monde est un langage, comment déchiffrer l’énigme de la co-naissance des signes et du sens ? Husserl disait que le philosophe est un éternel débutant. Lyotard nous apprend qu’il est d’abord un enfant, qu’il garde le souci de l’ infans , ce temps du pur sensible d’avant le logos. Engagé dans la vie syndicale, Jean-François Lyotard le sera aussi dans ses écrits. Philosophe critique, il remet en question les grands récits de la modernité et postule l’éclatement et l’incompatibilité des différents savoirs. Dites « postmodernité » et un nom vient immédiatement à l’esprit, celui de Jean-François Lyotard. D’autres auteurs français le suivent de près, de Jacques Derrida (voir l’article p. 84) et ses « déconstructions » à Jean Baudrillard (voir l’encadré p. 87) et ses « simulacres ». Mais si J.F. Lyotard les précède sur ce terrain, cest non seulement parce quil a introduit le terme « postmoderne » en philosophie, mais aussi parce que sa pensée condense certaines des propositions les plus marquantes de cette mouvance. Lorsqu’il publie La Condition postmoderne (1979), J.F. Lyotard a 55 ans et une trajectoire intellectuelle bien remplie. Né en 1924, il étudie à Louis-Le-Grand, puis à la Sorbonne et sort agrégé de philosophie en 1950. Commence aussitôt une double vie, d’enseignant et de militant. Nommé, de 1950 à 1952, au lycée de Constantine, en Algérie, il y devient syndicaliste. Revenu dans la métropole, il adhère en 1954 à Socialisme ou barbarie, groupe créé par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort qui mènent, dans la revue du même nom, une critique virulente des « capitalismes d’État » en Europe communiste. Parallèlement, sa carrière d’enseignant le mène de la Sorbonne à Nanterre où il participe, en 1968, au Mouvement du 22 mars animé par Daniel Cohn-Bendit, puis à l’effervescente université expérimentale de Vincennes, à laquelle il sera rattaché jusqu’en 1998.

Plusieurs codes sociaux et moraux incompatibles
Tout commence au début des années 1970. Partant d’une critique du marxisme et de la psychanalyse freudienne (Économie libidinale, 1974), J.F. Lyotard engage une mise en question des pensées « totalisantes » que sont à ses yeux le structuralisme, la phénoménologie et le marxisme. Cinq ans plus tard, La Condition postmoderne affirme son « incrédulité » face aux « grands récits » de la modernité, à commencer par celui qui, depuis les Lumières, fait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation. Dans l’esprit moderne, la science, la politique et les arts se mesurent à leur contribution au progrès. La postmodernité, selon J.F. Lyotard, cest le constat de l’éclatement de ce récit. A l’âge postmoderne, chaque domaine de compétence est séparé des autres, et possède un critère qui lui est propre. Il n’y a aucune raison que le « vrai » du discours scientifique soit compatible avec le « juste » visé par la politique ou le « beau » de la pratique artistique. Chacun doit donc se résoudre à vivre dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes sociaux et moraux mutuellement incompatibles.

Cette relativité générale des discours est l’une des marques de fabrique de la pensée postmoderne. J. Derrida et Michel Foucault la proclament aussi, chacun à leur façon. Friedrich Nietzsche l’avait anticipée, lui qui concevait les concepts scientifiques comme des métaphores solidifiées par le temps en vérités acceptées, et qui voyait aussi dans la morale le lieu d’un affrontement entre une pluralité de discours, morale des maîtres contre morale des esclaves. J.F. Lyotard formalise cet éclatement en puisant dans le Ludwig Wittgenstein des Investigations philosophiques (1953): le langage lui-même est découpé en une pluralité dusages, donnant lieu à des énoncés spécifiques. Chacun de ces « jeux de langage » est régi par des règles propres, incommensurables avec celles des autres jeux.

Le langage, une base pour la résolution des conflits ?
Pour le philosophe, cette fragmentation du langage confine au tragique. Dans Le Différend (1983), il offre une analyse des limites du droit à partir de la notion de tort. Le tort est la part de la souffrance de la victime qui ne trouve pas à s’exprimer devant un tribunal. C’est un reste, un sentiment qui n’est pas entendu parce qu’il ne revêt aucun sens dans le discours de la partie adverse. Le tort trouve son origine dans la coexistence de discours incommensurables, que nul principe de justice, nul tiers ne peut concilier. J.F. Lyotard ne sarrête pourtant pas à cet échec: « C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie et peut-être d’une politique de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes », écrit-il. Reste que son analyse, en soulignant ce qui dans les relations sociales résiste au consensus, heurte de plein fouet nombre de philosophies politiques. Le philosophe allemand Jürgen Habermas, théoricien de « l’agir communicationnel », ne s’y trompe pas. Adversaire résolu du postmodernisme, il tente de le prendre à son propre piège. Si tout discours n’est que rhétorique, le postmodernisme n’est-il pas lui-même une pure rhétorique ? Quant aux lecteurs de J.F. Lyotard, sil leur arrive d’être convaincus ne peut-on pas en conclure que le langage est un espace dentente, une base minimale pour la résolution des conflits ? Confronté à ces critiques, le philosophe réaffirme son point de vue : la communication n’implique ni l’existence de règles partagées, ni la recherche du consensus. Entre les postmodernes et leurs adversaires, le différend demeure entier.

mardi 1 juillet 2014

Jean Francois Lyotard et le Postmodernisme




A partir du texte éponyme de Jean François Lyotard, paru en 1979, les débats autour de la question du postmodernisme ont connu un important développement parmi  les géographes anglo-saxons. On  a coutume de distinguer la postmodernité qui caractérise les manifestations d’une époque et d’une société dans son opposition à la modernité et aux transformations technologiques et sociétales de l’époque précédente ; et le postmodernisme qui appartient au domaine de l’épistémologie. Ce deuxième terme concerne un courant de pensée qui remet en cause le projet scientifique issu de la philosophie des Lumières.
Les positions de départ du postmodernisme se fondent sur une remise en cause des modèles interprétatifs dominants dans les sciences sociales et seraient influencés par des effets de contexte. Elles s’appuient sur l’idée que la fin du XXème siècle aurait connu une double rupture à la fois épistémologique et socio-économique. La nécessité pour le chercheur d’en tirer les conséquences intellectuelles peut se résumer par la formule : "concepts changeants dans un monde changeant". Nous serions en train de vivre une transition majeure dans la trajectoire historique de l’économie globale et de l’évolution géopolitique. Le fait que nous soyons au seuil d’une nouvelle époque justifierait un réexamen des orthodoxies théoriques dans les sciences sociales. A la base des ouvrages fondateurs du postmodernisme en géographie [(D.Harvey : The condition of postmodernity (1987) et E.Soja : Postmodern Geographies (1989)] on trouve des interrogations sur la dynamique du monde actuel et sur la nécessaire réinsertion du spatial dans les sciences sociales. E.Soja part du constat que dans les sciences sociales, "l’hégémonie de l’historicisme dans la conscience théorique a occulté une sensibilité comparable à la spatialité de la vie sociale". Cet historicisme serait l’une des caractéristiques de la pensée moderne et notamment de penseurs du XIXème siècle ou du début du XXème tels que Marx, Marshall, Weber, ou Durkheim, qui ont en commun dans leurs théories un surdéveloppement de la contextualisation historique et se rejoignent pour donner la priorité au temps et à l’histoire par rapport à l’espace et à la géographie. Le projet postmoderniste souhaite au contraire contribuer à la reconnaissance de la validité d’une approche spatiale autant que temporelle dans la compréhension de la vie sociale contemporaine
A partir de là le courant postmoderniste s’articule autour de quelques problématiques récurrentes : a) Celle des modèles de connaissances et des représentations de la réalité. Celle-ci passe par la déconstruction systématique, plus que la simple critique, des cadres de pensée " modernes " par les géographes postmodernistes (D. Gregory, R. Martin, G. Smith, M. Dear etc.) La géographie postmoderne aurait pour objectif d’édifier une géographie humaine critique centrée sur "les luttes émancipatrices de tous ceux qui sont marginalisés ou opprimés par la géographie spécifique du capitalisme" (Soja 1989). Les centres d’intérêt de ces auteurs se dirigent vers la restructuration socio-spatiale qui suit la fin des Trente Glorieuses, l’avènement du postfordisme et du régime d’accumulation flexible et dans le domaine urbain, vers les nouvelles structures émergentes des grandes métropoles nord-américaines : edge-cities, gated communities et world cities, seraient les indices d’un tournant important dans la dynamique socio-spatiale. Ce redéploiement et l’émergence d’un "new capitalism" permettent de constater que le capitalisme ne serait pas uniquement un processus historique mais aussi géographique.. Prolongeant les réflexions de E.Soja et A.Scott qui considèrent Los Angeles à la fois comme une ville hors norme et aussi comme la préfiguration des métropoles mondiales, M.J.Dear tente d’élaborer un modèle alternatif pour interpréter en dehors du cadre fourni par les paradigmes de l’Ecole de Chicago. Selon M.J.Dear, la ville devient un assemblage de parcelles fragmentées dans laquelle la relation entre le développement d’un espace et le non-développement d’un autre est aléatoire ou cloisonnée, ce qui lui permet de remettre en cause à la fois la logique des économies d’agglomération privilégiant les centres urbains et le schéma conventionnel de la ville, au profit d’un " collage discontinu de paysages consumérisés ".
b) La seconde problématique se situe dans la filiation des idées de M.Foucault sur les relations entre pouvoir et savoir. La géographie postmoderniste souhaite abandonner un discours d’expert qui parle à la place de ceux qui n’ont pas la parole et se propose donc de faire entendre la voix de tous ceux qui ne se situent pas dans une quelconque position de pouvoir ou de dominance (minorités, cultures non-occidentales, " gender geographies ", etc). Par rigueur intellectuelle et souci de justice à l’égard des groupes dominés, de telles études ne peuvent être appréhendées à travers des grilles interprétatives forgées par la pensée dominante. Elle se complète par des réflexions sur l’identité et l’invention d’identités nouvelles : métissages, mixité, etc
Cette seconde problèmatique débouche logiquement sur le problème du relativisme des discours et pose la question de la vérité en sciences sociales. Prendre une posture qui affirme le relativisme généralisé des théories et la multiplicité des "vérités" pose la question de la validation scientifique des travaux en sciences sociales. A partir du moment où l’on brise le mythe de l’extériorité et de la distance du chercheur par rapport à son objet de recherche les travaux vont davantage se situer dans l’univers de la compréhension que dans celui de l’explication. 
Ainsi pour R. Martin "For postmodernists, there is no singular or absolute truth ; but multiple "truths" and "stories". The task of explanation therefore becomes one of discourse analysis and deconstruction, of revealing the discursive structures, ideological beliefs and textual strategies that we use, consciously or unconsciously, to establish the context and persuasiveness of our different knowledge claims" (R. Martin 1994).
 Deux axes de réflexion découlent de cette citation. Si la production de connaissances en sciences sociales ne relève que du domaine discursif, les questions de son utilité sociale, de l’indifférenciation entre la vérité et l’erreur, du renouvellement des connaissances scientifiques se trouvent posées. Cette omission permet de faire l’impasse sur une des bases de la science contemporaine, fondée, non seulement sur une vigilance critique à l’égard de ses propres démarches, mais également sur la mise au point de critères précis de validation de ses travaux ou enquêtes. Malgré ces réserves, cette citation ne constitue pas simplement une position de principe dont la portée pratique serait sans lendemain, accordons-lui le mérite de faire aussi resurgir en géographie la vieille question de la légitimité sociale des diagnostics sur le territoire et  l’espace, tout comme celle de l’utilisateur final de toute expertise spatiale. A qui sont destinés les écrits des géographes et quels usages en font les destinataires ?
Le travail de déconstruction des discours disciplinaires joint à la défaillance des grandes interprétations du monde conduit d’autres postmodernistes à un relativisme radical réduisant l’idée de progrès scientifique à une composante de l’impérialisme occidental. Ce relativisme fondé sur l’idée de l’incommensurabilité non seulement des théories scientifiques entre elles, mais aussi des sciences, des mythes et des religions, ont pu être influencé par un auteur comme P.Feyerabend (Adieu la raison, ed Le Seuil, 1989, p338) qui considère qu’" il n’existe aucune raison objective pour préférer la science et le rationalisme occidental à d’autres traditions. Toutes les cultures ont des raisons objectives en leur faveur »
Ce rôle du contexte socio-économique de la fin du XXème siècle en tant que justification du postmodernisme et de la postmodernité pose la question de l’adéquation entre théorie et réalité du monde. Est-on en présence d’un simple suivisme de l’actualité -le changement spatial existe, les grandes métropoles se transforment - qui se nourrirait d’un déficit d’intelligibilité, une sorte de réponse momentanée de la pensée rationnelle au manque de visibilité du monde ?
A travers ces prises de position se trouve posée la question de la production de connaissances nouvelles par les géographes postmodernistes et de la disproportion dans leur écrits entre la partie "déconstructive" et les apports nouveaux en termes d’interprétation du monde. Le contraste fréquent chez les postmodernes, entre la justesse du diagnostic sur le changement d’état des phénomènes ou des objets d’études et leurs difficultés à produire de nouveaux concepts et de nouvelles théories interprétatives justifie de s’interroger sur les raisons de la défaillance scientifique finale : s’agit-il d’une défaillance de " l’outil " postmoderne ou faut-il incriminer la complexité de l’objet qui échappe au filet interprétatif ?