samedi 14 juin 2014

Paul Ricœur: la critique et la conviction

Paul Ricœur s’est rarement livré aux confidences personnelles; on possède  quelques  fils de conversations suivies, autobiographiques, dispersées dans des publications comme Le Monde ou Le Nouvel Observateur.  Un itinéraire  intellectual  rédigé  pour des besoins  universitaires est venu accompagner, il y a quelques mois, la sortie d’un livre sur la justice: La critique et la conviction. Avec cet ouvrage, A. Ricœur se livre à la première personne, avec la fraîcheur de l’ »oralité », moins contrôlé que l’écrit. Ce n’est pas seulement une explication autobiographique que délivrent ces entretiens avec F. Azouvi et de Launay. Ricœur regarde l’ensemble de ses livres, il en expose le fil directeur, les prolonge, parfois, dans des directions proches ou éloignées. Ainsi, le lecteur, qui commence par faire la connaissance de dates, de faits consacrant une « vie » et retrouve les influences souvent invoquées par l’auteur dans ses publications, en vient bientôt à assister à l’ultime leçon de philosophie du professeur. Ricœur, désormais privé de son auditoire d’étudiants, prend à témoin un plus large public et dresse devant lui ce qu’il faut appeler le bilan d’une œuvre. L’excellent conciliateur qu’il a été a peut-être voulu « éclairer » les futures thèses philosophiques qui lui seront consacrées. La disgrâce de l’éclectisme (les critiques d’A. Duméry et H. Clavel) ne risqueraient-elles pas, en effet, de mal orienter les chercheurs de l’avenir?

Références et préférences sont assez connues pour qu’on ne s’y arrête pas trop longtemps:
 la philosophie allemande lue en captivité, bientôt traduite et commentée (Ideen I, de Husserl);

-l’amitié avec Gabriel Marcel;
- la visite aux existentialistes anti-sartriens comme E. Mounier;
- et, surtout, la très longue habitude de lecture, d’explication avec le néokantisme de langue française, appelé encore philosophie réflexive, illustré par P. Lachièze-Rey, Alain Lagneau et, surtout, Jean Nabert (1881-1960), dont Ricœur et Paule Levert ont présenté les livres et les inédits.
Avec  André  Philip, c’est tout à la fois la découverte du socialisme et la lecture de Karl Barth. Ricœur en déduira que socialisme et christianisme ne se recouvrent pas exactement, et parlera de double allégeance. On ne tire pas facilement le socialisme de la Bible…
Le mot « double » reviendra souvent dans cette vaste leçon. Dans la suite logique de l’intitulé choisi – La critique et la conviction -, la raison et la foi, philosophie et théologie, doute et adhésion, engagement et méditation: « une tête » et « deux jambes ».
Précaution de principe: ne pas mélanger les genres, ne tolérer aucune intempestive  intrusion du « religieux » dans  le « philosophique », pratiquer, comme il est dit dans un autre livre, « l’ascèse de l’argument », ce qui suppose que la « foi » soit mise à l’écart de la philosophie; c’est la raison, l’ordre unique des propositions qu’elle avance, des faits qu’elle analyse de manière  neutre, qui procure la vérité…
Le vœu d’autonomie est donc on ne peut plus intégral! La doctrine réformée, l’autorité de la Parole divine permettent-elles la réalisation de ce souhait? Ricœur ne se pose pas une telle question, la philosophie n’ayant pas pour vocation de justifier une quelconque « foi « . Mais le ton de la confidence personnelle fait que les deux parallèles servant à illustrer, pour Karl Barth, les destins séparés du philosophe et du théologien en viennent, tout de même, à se rencontrer; les lignes convergent vers le même pôle.  Alors Ricœur parlera de « contagion » ou de « contamination ». D’ailleurs, la philosophie n’est pas uniquement négative et la religion peut procéder à sa propre mise en forme critique, affirme l’auteur. Ainsi le dualisme de la foi et de la raison, professé avec force, n’exclut pas la réunion des deux domaines dans un même individu préoccupé.

 1. Ricœur procède exactement à l’inverse de philosophes comme Vellenhoven, Van Til, Dooyewerd ou même  Blondel. D’emblée, la raison critique s’établit en anéantissant le lien concentrique qui unit le sujet à l’origine divine et à la révélation. La philosophie met entre parenthèses la Parole de Dieu; elle ne s’en proclame  plus servante, elle éloigne toute forme de motivation biblique explicite.

 2. Ricœur, en disciple de Nabert, ne renonce pas à une « mise en ordre » du religieux. Ses diverses interventions exégétiques le montrent à l’envi. Il fait un usage massif des hypothèses critiques, démonte l’ordre des textes, pratique la démythisation et aboutit, expressément, à une « foi de philosophe » quelque peu « allégée » et « épurée » . On verra, plus loin, que son Christ a assez peu de rapport, non seulement avec celui que présente « l’orthodoxie chrétienne », mais avec l’irréductible figure biblique! Une sorte de critériologie du divin d’ordre spéculatif – qui fait jouer ensemble, outre la critique biblique (jamais oubliée!), les philosophies des Alain, L. Brunschvicg, Nabert et autres kantiens – tend à rapprocher le Christ de l’auteur de celui qui est vanté par Kant… ou Spinoza. Le Christ d’une certaine raison morale vient emplir l’aspiration éthique du sujet en lui parlant d’exemples. Ce Christ n’est pas Dieu et Sauveur; il n’y a rien en lui de surnaturel. La dualité profonde éclate quand Ricœur traite de la réalité sacrificielle de l’œuvre de Christ. Cette réalité, si présente dans la théologie de l’ancienne alliance (les textes abondent…) et qui constitue la lettre même des explications tant johanniques que pétriniennes et pauliniennes, s’efface… Et Ricœur oppose, très artificiellement, une christologie sacrificielle et pénale à une christologie du don, sans voir que l’évangile de Jean, loin de les opposer, les réconcilie en toute clarté. Le Fils vient donner sa vie en sacrifice expiatoire pour nos fautes.

 3. L’image biblique d’un sacrifice expiatoire offert à Dieu dans la réalité de ce « Fils victime pour nos fautes » en appelle trop à la structure création-chute-rédemption rejetée par la « modernité herméneutique », de même qu’à la notion de pacte trinitaire, ou de plan de salut en Dieu, idées « inassimilables » à la « conscience critique » du philosophe. On ne sera pas surpris de voir Ricœur réduire la philosophie à… l’anthropologie (thèse déjà affirmée dans Soi-même comme un autre et sous-jacente à Temps et récit). L’auteur précise qu’il ne se pose pas la question « Qu’est-ce que la philosophie? », question classique, pourrait-on dire, de Hegel à Heidegger et Sartre. Il récuse le discours uni-total à la façon des postmodernes, et cette forme de dénégation indirecte lui épargne de poser le problème de la philosophie chrétienne et de ses présupposés indispensables, question préjudicielle qui aurait permis, si elle avait été correctement traitée, d’intégrer les grandes affirmations inhérentes à la révélation. L’auteur préfère se référer à des instances critiques. Elles font autorité. Elles constituent une obligation de pensée, ceci avec Lucrèce, Nietzsche, Spinoza, Hume et Voltaire . De la même façon, le philosophe soumet à son lecteur une bibliographie ou liste minimale, « la même  pour  tous », de  Platon et Aristote  aux modernes.
L’apôtre Paul4 avait certainement conscience des choses faisant autorité, ou prétendant à l’autorité, dans « l’univers culturel athénien ». Il possédait aussi la liste minimale, disons « de fait », des grands noms de la philosophie  antique. Il a assisté in situ aux discussions d’écoles… rivales (épicuriens et stoïciens) et, sans céder sur le fond, il a apporté, dans le débat, sa liste maximale! Le discours aux Athéniens demeure  avec quelques autres chapitres du Nouveau Testament un modèle du genre, dans la mesure même où Dieu a permis, dans sa grâce, que Paul préfère sa liste maximale de thèmes à la prestigieuse bibliographie (« critique »…, en son temps) des païens. Cette conscience critique chrétienne « existe » dans des ouvrages aussi différents que ceux de Blondel, Maritain, Garrigou-Lagrange, Dooyeweerd, Vollenhoven ou Schaeffer. Elle est absente chez Ricœur, tragiquement absente! De la même manière, le problème fondamental du point de départ radical d’une philosophie accordée à l’Ecriture n’est pas posé! (Comment un philosophe faisant vœu d’autonomie pourrait-il considérer qu’un accord de cette sorte puisse avoir de l’importance?)

 4. Fort d’une idée critique « indépassable » à son point de vue, l’auteur se livre à des exercices herméneutiques, qui prolongent ceux qui ont été réunis dans Le conflit des interprétations (1969) et Du texte à l’action (1986). On apprendra ainsi que la résurrection de Christ n’a pas de fondement objectif, que la victoire du Fils sur la mort n’est que la réunion de la collectivité chrétienne… (1 Corinthiens 15 dit tout le contraire.) De même, la survie de l’individu post mortem ne doit pas se situer dans le désir d’une autre existence. Comme dans la fameuse « Process theology », illustrée par les livres de Cobb, Whitehead et Hartshorne, la survie s’identifiera plutôt à l’idée d’une « mémoire » de la personne morte en Dieu. Le décédé « recueilli » en une pensée divine survit… Il « crée » même, en Dieu, une « différence » selon Hartshorne. Ici, Ricœur entre en contradiction avec l’un des thèmes les plus remarquables de l’œuvre de Calvin. Le réformateur avait certainement vu la tendance moniste-panthéistique qui animait prophètes et « sectaires » défendant la thèse dite du « sommeil des âmes humaines » après la mort. Certes, ces déviants du XVIe siècle ne sont pas assimilables aux théologiens du « Process ». Mais les sectaires ont eu Spinoza en leur postérité et c’est bien d’un certain panthéisme rénové, animé et dynamique que se « réclament » les gens du « Process ». La célèbre Psychopannichia de Jean Calvin n’est plus du tout en dehors de l’actualité des idées. L’étrange conception de la survie du mort par « mémoire » en Dieu, qui se répand  par l’intermédiaire des écrits de Hans Jonas, Ricœur ou des théologiens du « Process », est réfutée par Calvin. Elle n’est pas compatible avec la doctrine biblique de la création!

5. Dans une ligne doctrinale conforme aux choix précédents, Ricœur affirme, avec une vigueur renouvelée, la thèse de « la bonté originaire du tout ». Seule compte à ses yeux  elle est antérieure au « mal , l’existence vivante à laquelle il faut participer jusqu’à l’ultime seconde et qui demeure dans le prolongement des vivants. « L’affirmation originaire » de Nabert et le Conatus de Spinoza rejoignent une sorte de fond « judaïque » selon lequel la première « éternité » donnée à l’homme réside en sa descendance. Ricœur ne réclame, à titre personnel, aucune « survie ». Ainsi, parti, comme il l’enseigne dans un autre livre, de « l’ascèse de l’argumentation » ou de « l’autonomie du philosophe », l’auteur n’atteint à terme qu’une vision immanentiste de l’existence (à bien des égards, celle d’un Gilles Deleuze, officiellement antichrétienne et antibiblique, paraîtra au lecteur « avide de sens cohérent » moins « religieuse » mais plus « sereine »).
Ricœur ne pratique pas, comme les philosophes postmodernes, la dénégation de l’être ou la récusation de Dieu. L’interprétation qu’il propose du texte d’Exode 3:14-15 n’en est pas moins aussi destructrice que les pires refus des philosophes de la « différence ». La fameuse révélation du Dieu qui est n’est pas, comme telle, infirmée par le philosophe réflexif. Elle se trouve d’emblée soumise à l’hypothèse critique corrosive qui exige, en une curieuse dérive herméneutique, que le récit biblique soit exclusif de toute spéculation métaphysique. Ainsi, la « science » critique (incontournable!) refuse tout discours mixte; elle exige que le récit demeure le récit, que les textes dits de « vocation » demeurent tels, sans mélange avec des contenus métaphysiques, ce qui autorisera à affirmer, ensuite, qu’il existe bien une « pensée biblique », inassimilable, naturellement, à la philosophie. Dès lors, le philosophe défendra l’ »agnosticisme de la réflexion ».  Les évangéliques se consolent de ces décisions peu fondées de notre herméneute en sachant que des philosophes chrétiens de très grand renom, tels Tresmontant, Blondel, Dooyeweerd, Van Til ou Gilson, n’ont jamais défendu des vues aussi « réductionnistes » et ont respecté la Bible à titre de révélation. Le choix de ces auteurs n’est pas « irrationnel »: tous sont au moins réunis autour de l’idée selon laquelle la révélation doit inspirer l’analyse du philosophe.

 6. La philosophie enseignée par Paul Ricœur passe, au yeux du public, pour « protestante ». Cette opinion est très répandue. S’agit-il du vrai protestantisme ou d’une croyance protestante diluée en une religiosité vague?  Une philosophie protestante n’est pas immédiatement en place parce qu’un auteur intègre, en ses conclusions, la nécessité d’un « acte de foi » au sens existentiel de l’expression. Les païens ont aussi leurs visitations, leurs moments mystiques. La philosophie réformée pose le problème des principes les plus élevés à partir desquels une vue totale du réel est possible. En rapport avec cette réflexion, le philosophe se prononce sur un problème essentiel: y a-t-il une révélation divine? Dieu nous a-t-il communiqué des vérités? C’est à cette étape initiale de la mise en œuvre des justifications qu’une philosophie va se caractériser par l’opinion théiste ou l’option antithéiste. Faisant vœu d’indépendance, il est à craindre qu’une philosophie ne s’empare d’un aspect fini, limite du réel, et qu’elle en soit alors réduite à porter à l’absolu un élément du monde ou un aspect purement psychique de la vie humaine. A défaut de loi divine et d’une idée correcte de l’origine, c’est alors tout le champ de l’expérience temporelle qui est subjective. L’éloge des philosophies réflexives du sujet chez Ricœur se place dans la ligne d’une puissante absolutisation, et donc d’une idolâtrie, car quantité d’aspects résistent à l’interprétation subjective et ne sont donc pas pris en charge par la réflexion.

vendredi 13 juin 2014

Analyse de l'oeuvre philosophique de Ricoeur.

L’œuvre philosophique de Ricœur, dont nous connaissons et admirons tous l’ampleur et la richesse, pose aux interprètes le problème de son unité. Par ailleurs, un fil conducteur, un thème unifiant, devrait résulter non d’une considération arbitraire mais de la lecture des textes dans leur dynamique propre. Ricœur est en général très réservé sur ce point, reconnaissant le droit des lecteurs, mais se disant plus sensible aux ruptures de son oeuvre qu’à sa continuité, tout en affirmant que chacun de ses livres naît d’une sorte de résidu irrésolu du précédent. C’est pourquoi on a parlé une fois d’un conflit, d’un «combat amoureux» entre l’auteur et ses interprètes. Il n’y a que peu de temps qu’il a accepté lui aussi, en tant que lecteur ou relecteur de sa propre œuvre, d’indiquer un «fil conducteur», un «fil ténu mais continu» et il l’a vu dans le thème de l’homme capable.

En effet, Ricœur a plusieurs fois parlé de ce thème, mais il vaut la peine de citer la préface, peu connue du grand public, à l’essai d’un jeune chercheur italien: «A première vue mon œuvre est très dispersée; et elle paraît telle parce que chaque livre s’organise autour d’une question limitée:  le volontaire et l’involontaire, la finitude et le mal, les implications philosophiques de la psychanalyse, l’innovation sémantique à l’œuvre dans la métaphore vive, la structure langagière du récit, la réflexivité et ses stades. Ce n’est que dans les dernières années que j’ai pensé pouvoir placer la variété de ces approches sous le titre d’une problématique dominante; je lui ai donné pour titre l’homme agissant ou l’homme capable. C’est donc d’abord la puissance de récapitulation du thème de l’homme capable qui m’est apparue, par contraste avec l’apparence de dispersion de mon œuvre, comme un fil conducteur apparenté à celui que j’ai tant admiré chez Merleau-Ponty durant ces années d’apprentissage: le thème du ‘je peux’». Le thème du «Je peux» apparaît déjà dans Le volontaire et l’involontaire comme «la capacité du projet qui était affrontée à ses conditions d’exercice, telles l’habitude et l’émotion, et à ses limites indépassables, le caractère, l’inconscient, la vie». Ce thème revient un demi siècle plus tard dans Soi-même comme un autre qui peut être lu à partir de quatre modalités du «‘Je peux’: je peux parler, je peux agir, je peux raconter, je peux m’imputer mes propres actions. Sous ces quatre titres je pouvais reprendre successivement mes contributions à la philosophie du langage et sonorganisation sur la base des trois unités du mot, de la phrase et du texte, ensuite mes contributions à la philosophie de l’action, avec ses causes et ses motifs, son insertion dans le monde, même sa relecture n’est qu’une relecture personnelle, qui ne prétend pas valoir plus que les autres lectures.

De toute façon, si le «fil ténu mais continu» qui sous-tend toute sa recherche est «l’homme capable», il faut alors affirmer que Ricoeur est resté fidèle toute sa vie à l’idée d’une philosophie qui ne se referme pas sur elle-même mais qui devient une activité pour penser et promouvoir l’humanité de l’homme dans ses formes multiples. Comme il le disait lui-même dans un texte de jeunesse adressé à des étudiants chrétiens: «le combat pour la vérité est maintenant un combat pour un nouvel  humanisme»

En regardant rétrospectivement l’itinéraire philosophique de Ricœur, nous sommes tentés d’y percevoir une logique de développement en spirale. C’est pourquoi dans ses ouvrages les plus tardifs nous voyons revenir cette recherche sur la volonté  inscrite en fait dans le cadre d’une anthropologie philosophique  qui avait inspiré son projet de jeunesse.  Appelons -le "mouvement en spirale" et non retour circulaire aux origines, car entre le début et la fin il n’y a pas coïncidence mais enrichissement après un long détour à travers l’univers du langage et de la textualité. Il ne s’agit pas pour autant puis encore ma conception du récit avec sa puissance structurante dans la vie quotidienne, la littérature, l’historiographie et la spéculation sur le temps,  enfin nos vues sur la philosophie morale. Disons que c’est à ce dernier propos que la puissance d’organisation du thème de l’homme capable nous est le plus tardivement apparue. Le concept d’imputation est le dernier venu dans notre analyse, à l’articulation entre le plan narratif et le plan éthique.  A son tour, ce thème de l’imputabilité a donné lieu à une nouvelle articulation interne entre l’éthique fondamentale régissant le vœu d’une vie accomplie, la morale de l’obligation avec ses règles et sa visée universelle et les éthiques qui redistribuent l’obligation morale et son horizon de bonheur dans les sphères pratiques distinctes, la sphère de l’art médical, celle de la justice institutionnelle, celle de l’historiographie (à travers ses phases documentaires, explicatives et narratives) enfin la sphère du jugement politique confronté aux univers opposés de l’économie et de la culture, de la souveraineté et de la mondialisation» .


Conclusion

Paul Ricœur laisse comme testament une œuvre immense. Elle est justement saluée aujourd'hui pour s'être confrontée aux principaux enjeux intellectuels du XXe siècle, sans jamais cesser de dialoguer pour autant avec le « Grand livre de la philosophie ». A travers la diversité des thématiques abordées par le philosophe, cet ouvrage nous éclaire sur ce qui fait la trame et le moteur de cette pensée en mouvement : une réflexion sur l'homme en tant qu'être agissant. L'auteur propose de reconfigurer le parcours de cette philosophie de l'agir humain en suivant trois perspectives à la fois distinctes et complémentaires.

 Selon une première perspective, il s'agit de retracer la genèse d'une anthropologie philosophique  au confluent de la pensée réflexive, de la phénoménologie et de l'existentialisme qui porte sur les fondamentaux de l'agir humain. Selon une deuxième perspective, l'auteur cherche à restituer l'épistémologie de Paul Ricœur, ressourcée dans la tradition herméneutique, au contact des sciences de l'homme. Selon une troisième perspective, il s'agit de reconstituer les jalons d'une philosophie normative qui ouvre la morale, le politique, la justice et le droit à l'horizon de l'universalité, sans dénier l'incarnation de l'agir humain dans un « monde de la vie » déjà structuré par des valeurs.

A l'opposé d'une rhétorique hagiographique ou d'une critique systématique, la « juste distance » prise par l'auteur permet de restituer l'unité profonde de l'œuvre ricœurienne et d'en dévoiler en même temps les tensions et les paradoxes. Cet ouvrage accorde une large place à la réception philosophique du travail de Paul Ricœur sur l'agir humain en le présentant comme une « œuvre ouverte », élevée au « conflit des interprétations ». C'est dire qu'après la mort du penseur, sa pensée ne fait que commencer, que renaître dans l'esprit de chaque nouveau lecteur.

jeudi 12 juin 2014

L'analyse de Ricoeur sur: "De l'interprétation"

La production philosophique de Paul  Ricoeur est imposante. Il a publié une vingtaine d'ouvrages, dont certains ont déjà été plusieurs fois réédités. Huitième de la liste, "De l'interprétation" a vu le jour en 1965, et se trouve aujourd'hui disponible en poche, comme quelques autres. Le sous-titre précise qu'il s'agit d'un Essai sur Freud. En effet, le second des trois «livres» de l'Interprétation est une «Lecture de Freud, aussi rigoureuse que possible» (Paul Ricoeur a retraduit presque tous les textes qu'il cite), que «le lecteur pourra traiter comme un ouvrage séparé et se suffisant à lui-même».

Paul Ricoeur ajoute que ce texte est «issu» de conférences prononcées en 1961 à l'université de Yale (dans le cadre des Terry Lectures), et en 1962 à l'université de Louvain. La moitié des ouvrages de Paul Ricoeur se présente de la même façon, comme des patchworks d'articles, de textes de conférences ou de préfaces, le tout soigneusement retravaillé. C'est le signe de sa manière de philosopher, qui procède par focalisations minutieuses et donne lieu à des lectures particulièrement attentives aux textes, au prix d'un effacement relatif de sa propre position de lecteur et de penseur. Paul Ricoeur a toujours maintenu ce principe, qui élève la matérialité du «texte» au statut d'objet premier de la curiosité philosophique, comme une exigence morale autant qu'intellectuelle. Mais la présence des livres 1 et 3 marque un changement par rapport aux essais que Paul Ricoeur avait déjà consacrés à d'autres penseurs. Il ne «lit» pas seulement Freud. L'oeuvre du «père» de la psychanalyse est plutôt une illustration privilégiée du principe général de" l'interprétation", dans laquelle Paul Ricoeur voit un mode de discours caractéristique de notre époque et de notre civilisation.

Il en décrit les propriétés dans un langage philosophique, lui-même clairement exposé comme un mode de «réflexion», que l'on pourrait résumer par l'image d'un «rebondissement» de la pensée sur les textes  en l'occurrence, ceux de Freud: ce que Platon a légué à notre civilisation, c'est une manière de penser que Paul Ricoeur appelle «philosophie réflexive», et qui consiste à dépasser le simple stade de l'exégèse et de l'herméneutique, pour atteindre une fécondité «dialectique» permettant de résoudre les apories auxquelles se heurte l'esprit "d'interprétation" de notre époque. "L'essai sur Freud" inclu dans "De l'interprétation" est enveloppé d'une critique de l'«archéologie du sujet» issue de la pensée freudienne: «Qu'est-ce qu'un existant qui a une archéologie? La réponse paraissait aisée avant Freud: c'est un être qui a été enfant avant que d'être homme. Mais nous ne savons pas encore ce que cela signifie. Position du désir, caractère indépassable de la vie, autant d'expressions qui nous convoquent plus loin, plus profond.» Freud a permis d'accéder à cette avancée «plus loin» dans une conscience de soi. Mais ce progrès en appelle un autre, que Paul Ricoeur exprime par la nécessité d'une «téléologie du sujet», à savoir le retour à une conscience «immédiate» de soi.

«Dire quelque chose de quelque chose c'est, au sens complet et fort du mot, interpréter.» Mais cette parole, qui peut emprunter la forme du mythe, de l'imagination poétique ou enfin du rêve, serait devenue l'objet d'une «philosophie du soupçon» généralisée: comme Freud, Nietzsche et Marx ont participé à une «perte de confiance» dans la capacité de la raison à «interpréter». Dans le cas de Freud, ce scepticisme méthodologique aboutit à une remise en question épistémologique de la lucidité du sujet dans l'exercice de sa «conscience immédiate», et il nous fait entrer dans une culture de la «conscience fausse». Notre siècle parlant, rêvant, imaginant ou créant, est en somme placé sous la hantise de l'illusion, de l'affabulation et de la mystification. Sous une vertueuse légitimité de démystification, «la psychanalyse a mis à découvert une variété de procédés d'élaboration qui s'intercalent entre le sens apparent et le sens latent». Autrement dit, la philosophie du soupçon ne renonce pas à la fécondité de l'«interprétation»; elle l'élève au contraire au rang de science en «compliquant» sa procédure: «les véritables significations sont indirectes».

Paul Ricoeur remet en question cette domination d'une dimension toujours «médiate» de l'interprétation: il voit un a priori discutable dans le fait que «chercher le sens, désormais, ce n'est plus épeler la conscience du sens, mais en déchiffrer  les expressions» ! et que la philosophie se fera un devoir de discuter. Fondée sur la part «symbolique» de tout langage, cette tendance confirme la remarque de Kant dont Paul Ricoeur a lui-même fait son adage: «le symbole donne à penser.» La philosophie se trouve d'autant moins démunie devant une science comme la psychanalyse, qui voit dans tout discours un sens caché, une «énigme» à résoudre, qu'elle sait depuis toujours que «l'énigme ne bloque pas l'intelligence, mais la provoque». La philosophie contemporaine est en revanche amenée à tourner elle-même son attention sur le «texte» et sa «lettre», sur la «parole» dans laquelle la «raison» est entièrement contenue: «cet appel à l'interprétation qui procède du symbole nous assure qu'une réflexion sur le symbole ressortit à une philosophie du langage et même de la raison». Mais selon Paul Ricoeur, «le langage est moins parlé par les hommes que parlé aux hommes». Ce que notre siècle aurait perdu, c'est un sens du sacré: «à cette discipline du réel, à cette ascèse du nécessaire, ne manque-t-il pas la grâce de l'imagination, le surgissement du possible? Et cette grâce de l'imagination n'a-t-elle pas quelque chose à voir avec la Parole comme Révélation?»

Quand Paul Ricoeur écrit que «le symbolique, c'est l'universelle médiation de l'esprit entre nous et le réel», et qu'il «veut exprimer avant toute chose la non-immédiateté de notre appréhension de la réalité», on ne peut s'empêcher de penser que Jacques Lacan aurait accueilli favorablement cet enseignement tiré de l'oeuvre de Freud. De l'interprétation est un texte plus audacieux que ne pourrait laisser penser la simple formule d'un Essai sur Freud. Ne serait-ce que parce qu'il n'était pas évident d'extirper l'oeuvre de Freud hors de «l'expérience analytique elle-même» et de négliger «la prise en considération des écoles post-freudiennes». On ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec l'ouvrage, lui aussi à la fois exclusivement philosophique et linguistique, que Jean-Claude Milner vient précisément de faire paraître sur Jacques Lacan (l'oeuvre claire, Seuil). A trente ans d'écart, la vérité de la psychanalyse semble invariablement détenue par la philosophie.

mercredi 11 juin 2014

La mémoire, l’histoire, l’oubli

La mémoire, l'histoire, l'oubli est un ouvrage dont la structure est enchevêtrée et complexe, divisé en trois sections, respectivement consacrées à une phénoménologie de la mémoire, à une épistémologie des sciences historiques et enfin à une herméneutique de la condition historique des humains que nous sommes. Considéré dans son mouvement global, de la phénoménologie de la mémoire à l’herméneutique de la condition historique, en passant par le conflit entre mémoire et histoire (qui s’inscrit dans les grands conflits dont l’œuvre de Ricœur est tissée), mieux encore: considéré dans le cadre des trois derniers ouvrages systématiques du philosophe, ce livre dessine une anthropologie philosophique de l’homme capable, qui reste néanmoins une herméneutique de l’existence. L’existence n’est jamais muette, elle parle. Le terrain de l’herméneutique, une fois conquis, n’est jamais abandonné, nous ne pouvons pas faire l’économie de la médiation du langage. La philosophie de Ricœur est, plus qu’une «philosophie du langage», une «philosophie à travers le langage», c’est-à-dire qu’elle traverse le phénomène du langage dans sa richesse sans jamais oublier qu’à travers le langage nous parlons de quelque chose et que le langage ne doit pas devenir sinon pour une abstraction délibérée et consciente  un système clos en lui-même sans référence au monde et aux interlocuteurs du discours: cette considération vaut même par rapport au dernier ouvrage puisque la dialectique entre mémoire et histoire est toujours liée à la dialectique entre discours oral et discours écrit et donc au double travail de l’écriture et de la lecture. Mon hypothèse de travail est qu’on pourrait retrouver dans cette traversée du langage la succession à la fois historique (selon l’ordre de la découverte) et théorique (selon un certain ordre herméneutique) de trois paradigmes: Symbole, Texte, Traduction, qui donnent une sorte de boussole pours’orienter au cours du long voyage. Des deux premiers paradigmes la mention est explicite chez l’auteur à deux étapes de son itinéraire: herméneutique des symboles, herméneutique du texte. En outre, c’est Ricœur lui-même qui parle, dans un article de 1999, de la traduction en termes de paradigme. Ce qui est nouveau et fait l’objet de mon hypothèse, c’est l’indication de la traduction en tant que troisième paradigme de son herméneutique et l’essai d’articuler de façon systématique ces trois paradigmes. De même que le paradigme du texte n’abolit pas, mais au contraire complète celui du symbole, ainsi l’introduction d’un troisième paradigme ne contredit pas les précédents mais au contraire les intègre. De plus, la progression des paradigmes (symbole, texte, traduction) s’inspire d’une logique de confrontation avec certains aspects, pourrait-on dire, de la progressivité du langage qui est le premier présupposé de toute herméneutique. En effet, le symbole, «l’expression à double ou multiple sens», suppose le concept d’expression qui existe déjà au niveau du signe linguistique, introduisant aussitôt la dialectique entre l’univocité et la plurivocité du signe. Dans un langage qui serait totalement univoque il n’y aurait pas d’espace pour se méprendre et pour interpréter. Le texte, «discours fixé par l’écriture», se situe justement au niveau du discours, dans lequel  souvenons-nous de l’enseignement de Benveniste quelqu’un dit à quelqu’un d’autre quelque chose sur le monde et dont la phrase est l’unité minimale. Le discours ouvre le chemin à la problématique de la communication qu’on ne peut pas considérer du point de vue philosophique comme un fait qui va de soi, mais qui inclut une énigme, comme dit Ricœur dans un essai de 1971: Comment peut-on communiquer et qu’est-ce qu’on peut communiquer?

 Ici nous retrouvons le problème philosophique et phénoménologique de l’intersubjectivité. Communiquer à travers le texte comporte la mise entre parenthèses du vécu psychique de l’auteur etdu lecteur, un exercice presque ascétique de dépossession. La dialectique de l’univocité et de la plurivocité se double des dialectiques de participation et de distanciation, d’appropriation et de désappropriation. Le troisième paradigme, celui de la traduction, part du caractère énigmatique et dramatique de la communication, introduisant l’entité nouvelle et plus vaste du signe linguistique ou de la phrase: c’est-à-dire les langues dans leur diversité historique, elles qui étaient l’objet de la méditation de Wilhelm von Humboldt aux origines de la philosophie moderne du langage. Bien sûr, tout signe linguistique et toute phrase présupposent la langue, mais la diversité des langues, à ce niveau, n’est ni thématisée ni mise en question(ce qui revient pratiquement au même). C’est justement cette diversité des langues qui permet d’élargir la perspective non seulement vers la traduction dans son sens étroit (entre langue et langue) mais aussi dans son sens plus large: nous disons en effet, face aux exemples les plus graves et les plus intraitables d’incompréhension ou de conflit: «nous parlons deux langues différentes», même si, du point de vue linguistique, nous parlons la meme langue. Avec la diversité des langues, donc, c’est la diversité humaine sous toutes ses formes qui s’introduit dans notre réflexion. Dans ce sens même la diversité des langues devient paradigmatique.

La diversité des langues n’est pas seulement une donnée de l’expérience; une raison désincarnée et totalisante pourrait la considérer comme un scandale. L’antinomie de l’un et du multiple se révèle sous forme mythique, avec le récit de Babel; elle renaît avec l’idée d’une langue pure, d’une bibliothèque de tous les livres, de la traduction parfaite, et avec les idées opposées, qui se disputent le champ de bataille des pratiques traductrices et des théories rivales de la traduction. On pourrait apercevoir un nouveau conflit herméneutique entre universalisme et relativisme linguistique, entre la prétention que tout discours sensé (ou présumé tel) soit traduisible et les mille obstacles qu’on rencontre de fait dans l’activité concrète du traduire. A ce conflit Ricœur n’offre pas de solution théorétique sur ce plan les tensions restent, il n’y a pas de synthèse supérieure qui les surmonte et lesannule mais une médiation éthico-pratique, qui se situe au même niveau que ces «synthèses imparfaites» dont il parle dans "Temps et récit", abordant la question d’un sens dans l’histoire, selon la mesure finie et partielle de la condition humaine, une fois qu’on a renoncé à la tentation hégélienne d’une raison absolue qui se réalise dans l’histoire universelle en tant qu’esprit objectif.

Sa solution passe par le renoncement au rêve de la traduction parfaite, purifiant de toute connotation de volonté inavouée de domination et d’assimilation le désir de traduire l’étranger dans sa propre langue; elle exige de réaliser le désir de traduire grâce à un travail de retraduction. Ce travail, en supposant le caractère fini et imparfait de notre traduire, met à l’épreuve la fidélité et l’adéquation et propose, enfin, une éthique de l’hospitalité linguistique dans laquelle le propre et l’étranger trouvent une conciliation. En citant les chapitres finaux de "Temps et récit III",  on pourrait partir pour caractériser un «troisième temps» de l’herméneutique ricœurienne, dont l’emblème  serait le«paradigme de la traduction». Plusieurs fois Ricœur a indiqué avoir trouvé dans les problèmes irrésolus (ou, plus simplement, entrevus et ouverts) de l’un de ses ouvrages le ressort qui le pousse vers l’ouvrage suivant. Et vers les années 1985-1986 non seulement il commence à préparer la réflexion sur l’identité personnelle, dont  "Soi-même comme un autre (1990)" sera le fruit, mais il publie en 1986 un deuxième recueil d’essais d’herméneutique faisant suite au premier recueil de 1969, avec le titre "Du texte à l’action". Cet ouvrage représente d’une part la synthèse de la phase de son herméneutique marquée par le paradigme du texte (ainsi que Le conflit des interprétations l’avait été pour la première période de l’herméneutique des symboles), de l’autre il montre son orientation, de plus en plus marquée dans les années suivantes, vers l’éthique et la philosophie pratique.
Enfin, reparcourant son itinéraire, il souligne que sa réflexion sur le temps et le récit laissait en grande partie ouverts les problèmes du sens de l’histoire et de l’action dans l’histoire. Aujourd’hui nous pouvons voir avec plus de clarté le lien entre identité, praxis, historicité, mémoire. C’est dans ce contexte que s’insère le paradigme de la traduction, qui nous donne heureusement la possibilité d’aller au-delà du texte et de la fascination de la textualité, sans abandonner le domaine du langage.  Dans la traduction travaillent le propre et l’étranger, le soi et l’autre, l’autre que nous retrouvons en nous et qui ne se réduit pas à l’altérité de l’autre homme. Dans la traduction est à l’œuvre un concept pluriel d’humanité, pourtant une, qui ne pourrait être réduite à une chose isolée au sens d’une science unifiée, d’un savoir absolu ou d’une langue unique, mais qui peut bien être unifiée selon le modèle de l’hospitalité, de la vie en commun, de la cohabitation dans un monde devenu habitable grâce à une praxis de convivialité. Au niveau de la méthode, le travail de traduction, que Ricœur rapproche explicitement du travail de la mémoire et du travail de deuil, offre un modèle au travail herméneutique, qui est toujours aussi traduction. Les analyses de "Soi-même comme un autre", peuvent être comprises comme un exercice constant de traduction entre des approches diverses du noyau  énigmatique de l’identité.

mardi 10 juin 2014

Paul Ricoeur: L'exigence de la philosophie

Né à Valence en 1913, Paul Ricoeur perd très tôt ses parents - son père meurt durant la Grande Guerre. Pupille de la nation, le jeune garçon est élevé par ses grands-parents dans la tradition protestante. Dès la classe de terminale, il se découvre une vocation philosophique, grâce à l'influence de son professeur Roland Dalbiez. Face à lui, écrira-t-il, il est "confronté à une exigence de rigueur conceptuelle et de courage intellectuel à laquelle il se sent redevable pour toujours." En 1935, le jeune Paul Ricoeur obtient l'agrégation et s'engage, à vie, dans le maintien de cette exigence.

 
Une vie d'enseignement

Prisonnier en Allemagne durant quatre ans lors de la Seconde Guerre Mondiale, il lit Karl Jaspers et traduit un livre de Husserl dans les marges de l'ouvrage. En effet, entre temps, à Robert Dalbiez a succédé Gabriel Marcel, qui a introduit l'étudiant à la phénoménologie (philosophie qui étudie le phénomène, c'est-à-dire tout ce qui est vécu par l'individu dans l'instant présent). Après la guerre, Ricoeur part enseigner à l'Université de Strasbourg, où il succède à l'hégélien Jean Hippolyte. Il y enseigne jusqu'en 1957, date à laquelle il commence à occuper la Chaire de philosophie générale à la Sorbonne. Il faut attendre sept ans pour que le philosophe soit tenté par l'aventure qu'est la création de l'université de Nanterre. Il y commence son enseignement et en devient doyen quatre années plus tard. Mais les événements qui ont lieu sur le campus en 1970 le troublent, lui qui a déjà été marqué par mai 68 - d'autant plus qu'il en est la cible : il se retrouve ainsi coiffé d'une poubelle par des étudiants gauchistes dans un couloir de l'université. Il se retire trois ans à l'université de Louvain mais revient enseigner à Nanterre jusqu'à sa retraite, en 1981.

La reconnaissance américaine

Mais, loin de sonner l'heure de l'oubli et du repos, la retraite sonne plutôt celle de la consécration. Familier des séminaires à l'Université de Chicago depuis les années 1980, il y enseigne trois ans à temps plein et y entame une "seconde carrière". De fait, comme en témoignent les parcours de Deleuze ou de  Derrida, les Etats-Unis sont une terre particulièrement accueillante pour les philosophes français, lesquels y sont bien plus populaires qu'en France. C'est donc de Chicago que le nom de Paul Ricoeur commence à prendre de l'importance. Le séminaire qu'il anime à Paris, rue Parmentier, est bondé ; il continue en outre d'écrire pour la revue 'Esprit', fondée par son maître et ami Emmanuel Mounier, ainsi que pour la 'Revue de métaphysique et de morale', et est professeur émérite à Nanterre.

Une pensée de la complexité

Initié à la phénoménologie par Gabriel Marcel, celui-ci l'éveille également à la question religieuse - Paul Ricoeur, jeune protestant, apprend ainsi à penser la foi avec la rigueur conceptuelle. La problématique du mal et de la culpabilité chrétienne se retrouve très tôt dans son travail de doctorat qu'est la 'Philosophie de la volonté', dont le premier tome, 'Le volontaire et l'involontaire' paraît en 1949. Il faut attendre 1960 pour la parution de  'Finitude et culpabilité', recueil du deuxième et du troisième volet. Dans 'La métaphore vive', son exploration de l'inconscient et de la culpabilité l'amène à se pencher sur la psychanalyse - qu'il tente de concilier avec l'herméneutique (interprétation de tout texte nécessitant une explication, notamment dans la critique littéraire ou historique et dans le droit) issue de l'exégèse biblique. En 1965 paraît 'De l'interprétation - essai sur Freud'. Si Ricoeur reste en retrait et se méfie du mouvement structuraliste prédominant dans les années 70, il s'intéresse néanmoins au langage, à travers la question du symbolisme. D'autant plus qu'il est l'un des premiers à avoir entamé un dialogue avec la philosophie analytique anglo-saxonne, notamment avec Searle ou Austin. Il s'intéresse dès lors à la linguistique. Dans 'Temps et récit', trois volumes parus entre 1983 et 1985, il cherche une définition du sujet entre scepticisme et affirmation dogmatique de soi. Apparaît la notion de "récit", laquelle permet de postuler celle d' "identité narrative". En 1986, cette recherche aboutit à 'Soi-même comme un autre', qui, comme le titre l'indique, reprend l'idée d'un sujet se narrant lui-même. Cette recherche sur la narration comporte naturellement une interrogation sur l'histoire - en tant que récit. En 2000, 'La mémoire, l'histoire, l'oubli' conclut cette recherche.

 
Un traducteur

 
En 2004, il écrit 'Sur la traduction', opuscule de trois conférences sur cette problématique, telle est bien la conclusion que l'on voudrait donner à cette vie de philosophe toute entière tournée vers la rigueur du concept et l'exigence de la pensée, inclassable, et d'une honnêteté intellectuelle peu commune. Ricoeur apparaît bien comme un traducteur, entre les langues de la philosophie et de la théologie, entre celles de la psychanalyse et de l'herméneutique, entre les différents sujets et le récit d'eux-mêmes. Et si l'on ne se réclame pas encore d'être "ricoeurien", c'est sans doute le - bon - signe de cette pensée complexe.


Paul Ricoeur Les sens d'une vie

 Maître à penser plus que maître penseur, Paul Ricoeur a produit des travaux devenus source majeure d'inspiration dans les domaines les plus divers. François Dosse en propose une biographie intellectuelle qui entend rendre justice à ce grand penseur, dont l'oeuvre se situe à la croisée de la tradition réflexive française, de la philosophie dite continentale et de la philosophie analytique. Grâce à une vaste enquête auprès de cent soixante-dix témoins et une étude fouillée de l'oeuvre, l'auteur retrace la cohérence du parcours de sa pensée et ses rebondissements multiples, au gré des sollicitations de l'actualité.

 La passion qui anime cet ouvrage ne vise pas à ériger une nouvelle statue de commandeur. L'auteur entend simplement faire partager le don de soi de Paul Ricoeur, source d'une sagesse communicative. Ce parcours est une invitation à ne pas céder au scepticisme et au cynisme, et à retrouver les voies de l'espérance par une mémoire toujours retravaillée.

Pour cette nouvelle édition, il était impératif d'actualiser celle de 1997 car, jusqu'en 2005, Ricoeur a continué à publier des ouvrages fondamentaux. Par ailleurs, la présente édition a bénéficié des archives du « Fonds Paul Ricoeur ».
« François Dosse ne fait pas seulement parler ses témoins de leur rencontre avec Ricoeur. Il leur demande d'expliquer leur propre parcours intellectuel et politique. Il brosse ainsi le panorama d'un demi- siècle de vie culturelle où l'oeuvre de Ricoeur apparaît dans son originalité et sa fécondité, dans une fulgurance si difficile à reconnaître. »

lundi 9 juin 2014

La Vie et L'Oeuvre de Paul Ricoeur

Né en 1913, Paul Ricœur, orphelin de mère, perd son père à la guerre en 1915. Il découvre la philosophie au lycée de Rennes avec Roland Dalbiez. Il est de confession protestante. Licencié en philosophie à l'Université de Rennes à vingt ans, il est reçu deuxième à l'agrégation en 1935. La même année, il épousera Simone Lejas, à Rennes.
Trois enfants naîtront avant la guerre, deux après les années de captivité. Longtemps partisan du pacifisme et d'une théologie de gauche radicale, il se résoudra tardivement à l'importance des institutions étatiques. C'est à Paris, dans les années 1930, qu’il poursuit son apprentissage philosophique avec Gabriel Marcel. Il y découvre les écrits d'Edmund Husserl, travail qu'il poursuivra en traduisant en cachette Ideen I au cours de sa captivité en Poméranie de 1940 à 1945.
Après la guerre, il enseigne trois ans au Collège Cévenol du Chambon où il achève sa thèse sur la volonté. En 1948, il est nommé à l'Université de Strasbourg, avant de devenir professeur à la Sorbonne en 1956. Écrivant régulièrement dans la revue Esprit et dans celle du Christianisme social, il enseigne parallèlement pendant dix ans à la Faculté de théologie protestante de Paris. En 1964, il rejoint le département de philosophie de l'Université de Nanterre. Le 17 mai 1968, solidaire des étudiants en lutte, il démissionne de la direction du département de philosophie. Le 18 avril 1969, il est élu doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines (l'université de Nanterre ne sera créée officiellement qu'en 1970). Son bureau est alors régulièrement envahi, il est pris à partie, souvent insulté, jusqu'à ce qu'on le coiffe d'une poubelle.

La réforme dite « Edgar Faure » provoque une vive opposition. Le ministre de l'Intérieur, Raymond Marcellin, envoie la police sur le campus. Les charges violentes feront près de deux cents blessés. Il démissionne le 9 mars 1970 de ses fonctions de doyen et accepte un poste à l'Université de Louvain qui abrite les archives Husserl ; il y enseigne pendant trois ans. Tout en animant un séminaire renommé aux archives Husserl à Paris, il entre en 1970 au département de philosophie de l’Université de Chicago et partage alors son temps entre les États-Unis et la France.
Les années 1980 consacrent le retour de Paul Ricœur au premier plan de la vie intellectuelle française. Alternent alors des œuvres majeures et des recueils de textes où la philosophie dialogue avec le droit, l'exégèse, l'histoire, etc. Il ne cesse de voyager dans le monde et d'y encourager une philosophie en prise avec les questions contemporaines. Il est lauréat de nombreux prix (Prix Hegel à Stuttgart, Grand Prix de l'Académie française, de la Ville de Paris, et de l'Académie des Sciences morales et politiques, Prix Balzan en 1999, Prix Kyoto en 2000, prix Paul VI en 2003, prix John W. Kluge à Washington en 2004). Le 7 janvier 1998, Simone Ricœur s’éteint, après soixante-trois ans de vie partagée avec Paul. Jusqu’à sa propre mort en 2005, le philosophe poursuit une œuvre reconnue internationalement pour son originalité, son engagement éthique et politique, et son ampleur exceptionnelle.

L'œuvre de Paul Ricœur a commencé après guerre sous le signe de la Philosophie de la volonté (1950) et de l'éthique sociale (Histoire et vérité, 1964). Son parcours le conduit de la phénoménologie de l’agir à une herméneutique critique (De l'interprétation, essai sur Freud, 1966, et Le conflit des interprétations, 1969), puis à une poétique du temps et de l'action (La métaphore vive, 1975, Temps et Récit, 1983-1985, Du texte à l'action, 1986), qui rompt avec la clôture structuraliste du langage.
Soi-même comme un autre (1990) propose des variations sur le sujet sensible, parlant et agissant. On y trouve fortement articulée une philosophie morale et politique, prolongée par plusieurs recueils de textes traitant du problème de la justice comme vertu et comme institution (Lectures 1 et Le Juste 1 et 2 entre 1991 et 2001). Il ne cesse cependant de rester en débat avec des sources non philosophiques de la philosophie, et notamment les textes bibliques (Lectures 3, 1994, Penser la Bible, 1998). En 2000, il publie La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli sur la question d'une juste représentation du passé, et en 2004 encore un Parcours de la reconnaissance qui place celle-ci, avec ses incertitudes et ses difficiles mutualités, au cœur du lien social.

Ricœur reste pour beaucoup le modèle même de l'intellectuel toujours interpellé par l'événement et essayant d'y répondre simplement en penseur, et non en maître penseur. Passeur exemplaire, ayant tissé des amitiés fidèles mais sans concession avec de nombreux philosophes et penseurs contemporains, il se situe à la croisée de trois grandes traditions philosophiques : l'existentialisme, la phénoménologie et son ouverture vers l'herméneutique, et la philosophie analytique.