En effet, Ricœur a plusieurs fois parlé de ce thème, mais il
vaut la peine de citer la préface, peu connue du grand public, à l’essai d’un
jeune chercheur italien: «A première vue mon œuvre est très dispersée; et elle
paraît telle parce que chaque livre s’organise autour d’une question
limitée: le volontaire et
l’involontaire, la finitude et le mal, les implications philosophiques de la
psychanalyse, l’innovation sémantique à l’œuvre dans la métaphore vive, la
structure langagière du récit, la réflexivité et ses stades. Ce n’est que dans
les dernières années que j’ai pensé pouvoir placer la variété de ces approches
sous le titre d’une problématique dominante; je lui ai donné pour titre l’homme
agissant ou l’homme capable. C’est donc d’abord la puissance de récapitulation
du thème de l’homme capable qui m’est apparue, par contraste avec l’apparence
de dispersion de mon œuvre, comme un fil conducteur apparenté à celui que j’ai
tant admiré chez Merleau-Ponty durant ces années d’apprentissage: le thème du
‘je peux’». Le thème du «Je peux» apparaît déjà dans Le volontaire et
l’involontaire comme «la capacité du projet qui était affrontée à ses
conditions d’exercice, telles l’habitude et l’émotion, et à ses limites
indépassables, le caractère, l’inconscient, la vie». Ce thème revient un demi
siècle plus tard dans Soi-même comme un autre qui peut être lu à partir de
quatre modalités du «‘Je peux’: je peux parler, je peux agir, je peux raconter,
je peux m’imputer mes propres actions. Sous ces quatre titres je pouvais
reprendre successivement mes contributions à la philosophie du langage et
sonorganisation sur la base des trois unités du mot, de la phrase et du texte,
ensuite mes contributions à la philosophie de l’action, avec ses causes et ses
motifs, son insertion dans le monde, même sa relecture n’est qu’une relecture
personnelle, qui ne prétend pas valoir plus que les autres lectures.
De toute façon, si le «fil ténu mais continu» qui sous-tend
toute sa recherche est «l’homme capable», il faut alors affirmer que Ricoeur
est resté fidèle toute sa vie à l’idée d’une philosophie qui ne se referme pas
sur elle-même mais qui devient une activité pour penser et promouvoir
l’humanité de l’homme dans ses formes multiples. Comme il le disait lui-même
dans un texte de jeunesse adressé à des étudiants chrétiens: «le combat pour la
vérité est maintenant un combat pour un nouvel
humanisme»
En regardant rétrospectivement l’itinéraire philosophique de
Ricœur, nous sommes tentés d’y percevoir une logique de développement en
spirale. C’est pourquoi dans ses ouvrages les plus tardifs nous voyons revenir
cette recherche sur la volonté inscrite
en fait dans le cadre d’une anthropologie philosophique qui avait inspiré son projet de
jeunesse. Appelons -le "mouvement
en spirale" et non retour circulaire aux origines, car entre le début et
la fin il n’y a pas coïncidence mais enrichissement après un long détour à
travers l’univers du langage et de la textualité. Il ne s’agit pas pour autant
puis encore ma conception du récit avec sa puissance structurante dans la vie
quotidienne, la littérature, l’historiographie et la spéculation sur le
temps, enfin nos vues sur la philosophie
morale. Disons que c’est à ce dernier propos que la puissance d’organisation du
thème de l’homme capable nous est le plus tardivement apparue. Le concept
d’imputation est le dernier venu dans notre analyse, à l’articulation entre le
plan narratif et le plan éthique. A son
tour, ce thème de l’imputabilité a donné lieu à une nouvelle articulation
interne entre l’éthique fondamentale régissant le vœu d’une vie accomplie, la
morale de l’obligation avec ses règles et sa visée universelle et les éthiques
qui redistribuent l’obligation morale et son horizon de bonheur dans les
sphères pratiques distinctes, la sphère de l’art médical, celle de la justice
institutionnelle, celle de l’historiographie (à travers ses phases
documentaires, explicatives et narratives) enfin la sphère du jugement
politique confronté aux univers opposés de l’économie et de la culture, de la
souveraineté et de la mondialisation» .
Conclusion
Paul Ricœur laisse comme testament une œuvre immense. Elle
est justement saluée aujourd'hui pour s'être confrontée aux principaux enjeux
intellectuels du XXe siècle, sans jamais cesser de dialoguer pour autant avec
le « Grand livre de la philosophie ». A travers la diversité des thématiques
abordées par le philosophe, cet ouvrage nous éclaire sur ce qui fait la trame
et le moteur de cette pensée en mouvement : une réflexion sur l'homme en tant
qu'être agissant. L'auteur propose de reconfigurer le parcours de cette
philosophie de l'agir humain en suivant trois perspectives à la fois distinctes
et complémentaires.
Selon une première
perspective, il s'agit de retracer la genèse d'une anthropologie philosophique au confluent de la pensée réflexive, de la
phénoménologie et de l'existentialisme qui porte sur les fondamentaux de l'agir
humain. Selon une deuxième perspective, l'auteur cherche à restituer
l'épistémologie de Paul Ricœur, ressourcée dans la tradition herméneutique, au
contact des sciences de l'homme. Selon une troisième perspective, il s'agit de
reconstituer les jalons d'une philosophie normative qui ouvre la morale, le
politique, la justice et le droit à l'horizon de l'universalité, sans dénier
l'incarnation de l'agir humain dans un « monde de la vie » déjà structuré par
des valeurs.
A l'opposé d'une rhétorique hagiographique ou d'une critique
systématique, la « juste distance » prise par l'auteur permet de restituer
l'unité profonde de l'œuvre ricœurienne et d'en dévoiler en même temps les
tensions et les paradoxes. Cet ouvrage accorde une large place à la réception
philosophique du travail de Paul Ricœur sur l'agir humain en le présentant
comme une « œuvre ouverte », élevée au « conflit des interprétations ». C'est
dire qu'après la mort du penseur, sa pensée ne fait que commencer, que renaître
dans l'esprit de chaque nouveau lecteur.
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