vendredi 13 juin 2014

Analyse de l'oeuvre philosophique de Ricoeur.

L’œuvre philosophique de Ricœur, dont nous connaissons et admirons tous l’ampleur et la richesse, pose aux interprètes le problème de son unité. Par ailleurs, un fil conducteur, un thème unifiant, devrait résulter non d’une considération arbitraire mais de la lecture des textes dans leur dynamique propre. Ricœur est en général très réservé sur ce point, reconnaissant le droit des lecteurs, mais se disant plus sensible aux ruptures de son oeuvre qu’à sa continuité, tout en affirmant que chacun de ses livres naît d’une sorte de résidu irrésolu du précédent. C’est pourquoi on a parlé une fois d’un conflit, d’un «combat amoureux» entre l’auteur et ses interprètes. Il n’y a que peu de temps qu’il a accepté lui aussi, en tant que lecteur ou relecteur de sa propre œuvre, d’indiquer un «fil conducteur», un «fil ténu mais continu» et il l’a vu dans le thème de l’homme capable.

En effet, Ricœur a plusieurs fois parlé de ce thème, mais il vaut la peine de citer la préface, peu connue du grand public, à l’essai d’un jeune chercheur italien: «A première vue mon œuvre est très dispersée; et elle paraît telle parce que chaque livre s’organise autour d’une question limitée:  le volontaire et l’involontaire, la finitude et le mal, les implications philosophiques de la psychanalyse, l’innovation sémantique à l’œuvre dans la métaphore vive, la structure langagière du récit, la réflexivité et ses stades. Ce n’est que dans les dernières années que j’ai pensé pouvoir placer la variété de ces approches sous le titre d’une problématique dominante; je lui ai donné pour titre l’homme agissant ou l’homme capable. C’est donc d’abord la puissance de récapitulation du thème de l’homme capable qui m’est apparue, par contraste avec l’apparence de dispersion de mon œuvre, comme un fil conducteur apparenté à celui que j’ai tant admiré chez Merleau-Ponty durant ces années d’apprentissage: le thème du ‘je peux’». Le thème du «Je peux» apparaît déjà dans Le volontaire et l’involontaire comme «la capacité du projet qui était affrontée à ses conditions d’exercice, telles l’habitude et l’émotion, et à ses limites indépassables, le caractère, l’inconscient, la vie». Ce thème revient un demi siècle plus tard dans Soi-même comme un autre qui peut être lu à partir de quatre modalités du «‘Je peux’: je peux parler, je peux agir, je peux raconter, je peux m’imputer mes propres actions. Sous ces quatre titres je pouvais reprendre successivement mes contributions à la philosophie du langage et sonorganisation sur la base des trois unités du mot, de la phrase et du texte, ensuite mes contributions à la philosophie de l’action, avec ses causes et ses motifs, son insertion dans le monde, même sa relecture n’est qu’une relecture personnelle, qui ne prétend pas valoir plus que les autres lectures.

De toute façon, si le «fil ténu mais continu» qui sous-tend toute sa recherche est «l’homme capable», il faut alors affirmer que Ricoeur est resté fidèle toute sa vie à l’idée d’une philosophie qui ne se referme pas sur elle-même mais qui devient une activité pour penser et promouvoir l’humanité de l’homme dans ses formes multiples. Comme il le disait lui-même dans un texte de jeunesse adressé à des étudiants chrétiens: «le combat pour la vérité est maintenant un combat pour un nouvel  humanisme»

En regardant rétrospectivement l’itinéraire philosophique de Ricœur, nous sommes tentés d’y percevoir une logique de développement en spirale. C’est pourquoi dans ses ouvrages les plus tardifs nous voyons revenir cette recherche sur la volonté  inscrite en fait dans le cadre d’une anthropologie philosophique  qui avait inspiré son projet de jeunesse.  Appelons -le "mouvement en spirale" et non retour circulaire aux origines, car entre le début et la fin il n’y a pas coïncidence mais enrichissement après un long détour à travers l’univers du langage et de la textualité. Il ne s’agit pas pour autant puis encore ma conception du récit avec sa puissance structurante dans la vie quotidienne, la littérature, l’historiographie et la spéculation sur le temps,  enfin nos vues sur la philosophie morale. Disons que c’est à ce dernier propos que la puissance d’organisation du thème de l’homme capable nous est le plus tardivement apparue. Le concept d’imputation est le dernier venu dans notre analyse, à l’articulation entre le plan narratif et le plan éthique.  A son tour, ce thème de l’imputabilité a donné lieu à une nouvelle articulation interne entre l’éthique fondamentale régissant le vœu d’une vie accomplie, la morale de l’obligation avec ses règles et sa visée universelle et les éthiques qui redistribuent l’obligation morale et son horizon de bonheur dans les sphères pratiques distinctes, la sphère de l’art médical, celle de la justice institutionnelle, celle de l’historiographie (à travers ses phases documentaires, explicatives et narratives) enfin la sphère du jugement politique confronté aux univers opposés de l’économie et de la culture, de la souveraineté et de la mondialisation» .


Conclusion

Paul Ricœur laisse comme testament une œuvre immense. Elle est justement saluée aujourd'hui pour s'être confrontée aux principaux enjeux intellectuels du XXe siècle, sans jamais cesser de dialoguer pour autant avec le « Grand livre de la philosophie ». A travers la diversité des thématiques abordées par le philosophe, cet ouvrage nous éclaire sur ce qui fait la trame et le moteur de cette pensée en mouvement : une réflexion sur l'homme en tant qu'être agissant. L'auteur propose de reconfigurer le parcours de cette philosophie de l'agir humain en suivant trois perspectives à la fois distinctes et complémentaires.

 Selon une première perspective, il s'agit de retracer la genèse d'une anthropologie philosophique  au confluent de la pensée réflexive, de la phénoménologie et de l'existentialisme qui porte sur les fondamentaux de l'agir humain. Selon une deuxième perspective, l'auteur cherche à restituer l'épistémologie de Paul Ricœur, ressourcée dans la tradition herméneutique, au contact des sciences de l'homme. Selon une troisième perspective, il s'agit de reconstituer les jalons d'une philosophie normative qui ouvre la morale, le politique, la justice et le droit à l'horizon de l'universalité, sans dénier l'incarnation de l'agir humain dans un « monde de la vie » déjà structuré par des valeurs.

A l'opposé d'une rhétorique hagiographique ou d'une critique systématique, la « juste distance » prise par l'auteur permet de restituer l'unité profonde de l'œuvre ricœurienne et d'en dévoiler en même temps les tensions et les paradoxes. Cet ouvrage accorde une large place à la réception philosophique du travail de Paul Ricœur sur l'agir humain en le présentant comme une « œuvre ouverte », élevée au « conflit des interprétations ». C'est dire qu'après la mort du penseur, sa pensée ne fait que commencer, que renaître dans l'esprit de chaque nouveau lecteur.

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