mercredi 11 juin 2014

La mémoire, l’histoire, l’oubli

La mémoire, l'histoire, l'oubli est un ouvrage dont la structure est enchevêtrée et complexe, divisé en trois sections, respectivement consacrées à une phénoménologie de la mémoire, à une épistémologie des sciences historiques et enfin à une herméneutique de la condition historique des humains que nous sommes. Considéré dans son mouvement global, de la phénoménologie de la mémoire à l’herméneutique de la condition historique, en passant par le conflit entre mémoire et histoire (qui s’inscrit dans les grands conflits dont l’œuvre de Ricœur est tissée), mieux encore: considéré dans le cadre des trois derniers ouvrages systématiques du philosophe, ce livre dessine une anthropologie philosophique de l’homme capable, qui reste néanmoins une herméneutique de l’existence. L’existence n’est jamais muette, elle parle. Le terrain de l’herméneutique, une fois conquis, n’est jamais abandonné, nous ne pouvons pas faire l’économie de la médiation du langage. La philosophie de Ricœur est, plus qu’une «philosophie du langage», une «philosophie à travers le langage», c’est-à-dire qu’elle traverse le phénomène du langage dans sa richesse sans jamais oublier qu’à travers le langage nous parlons de quelque chose et que le langage ne doit pas devenir sinon pour une abstraction délibérée et consciente  un système clos en lui-même sans référence au monde et aux interlocuteurs du discours: cette considération vaut même par rapport au dernier ouvrage puisque la dialectique entre mémoire et histoire est toujours liée à la dialectique entre discours oral et discours écrit et donc au double travail de l’écriture et de la lecture. Mon hypothèse de travail est qu’on pourrait retrouver dans cette traversée du langage la succession à la fois historique (selon l’ordre de la découverte) et théorique (selon un certain ordre herméneutique) de trois paradigmes: Symbole, Texte, Traduction, qui donnent une sorte de boussole pours’orienter au cours du long voyage. Des deux premiers paradigmes la mention est explicite chez l’auteur à deux étapes de son itinéraire: herméneutique des symboles, herméneutique du texte. En outre, c’est Ricœur lui-même qui parle, dans un article de 1999, de la traduction en termes de paradigme. Ce qui est nouveau et fait l’objet de mon hypothèse, c’est l’indication de la traduction en tant que troisième paradigme de son herméneutique et l’essai d’articuler de façon systématique ces trois paradigmes. De même que le paradigme du texte n’abolit pas, mais au contraire complète celui du symbole, ainsi l’introduction d’un troisième paradigme ne contredit pas les précédents mais au contraire les intègre. De plus, la progression des paradigmes (symbole, texte, traduction) s’inspire d’une logique de confrontation avec certains aspects, pourrait-on dire, de la progressivité du langage qui est le premier présupposé de toute herméneutique. En effet, le symbole, «l’expression à double ou multiple sens», suppose le concept d’expression qui existe déjà au niveau du signe linguistique, introduisant aussitôt la dialectique entre l’univocité et la plurivocité du signe. Dans un langage qui serait totalement univoque il n’y aurait pas d’espace pour se méprendre et pour interpréter. Le texte, «discours fixé par l’écriture», se situe justement au niveau du discours, dans lequel  souvenons-nous de l’enseignement de Benveniste quelqu’un dit à quelqu’un d’autre quelque chose sur le monde et dont la phrase est l’unité minimale. Le discours ouvre le chemin à la problématique de la communication qu’on ne peut pas considérer du point de vue philosophique comme un fait qui va de soi, mais qui inclut une énigme, comme dit Ricœur dans un essai de 1971: Comment peut-on communiquer et qu’est-ce qu’on peut communiquer?

 Ici nous retrouvons le problème philosophique et phénoménologique de l’intersubjectivité. Communiquer à travers le texte comporte la mise entre parenthèses du vécu psychique de l’auteur etdu lecteur, un exercice presque ascétique de dépossession. La dialectique de l’univocité et de la plurivocité se double des dialectiques de participation et de distanciation, d’appropriation et de désappropriation. Le troisième paradigme, celui de la traduction, part du caractère énigmatique et dramatique de la communication, introduisant l’entité nouvelle et plus vaste du signe linguistique ou de la phrase: c’est-à-dire les langues dans leur diversité historique, elles qui étaient l’objet de la méditation de Wilhelm von Humboldt aux origines de la philosophie moderne du langage. Bien sûr, tout signe linguistique et toute phrase présupposent la langue, mais la diversité des langues, à ce niveau, n’est ni thématisée ni mise en question(ce qui revient pratiquement au même). C’est justement cette diversité des langues qui permet d’élargir la perspective non seulement vers la traduction dans son sens étroit (entre langue et langue) mais aussi dans son sens plus large: nous disons en effet, face aux exemples les plus graves et les plus intraitables d’incompréhension ou de conflit: «nous parlons deux langues différentes», même si, du point de vue linguistique, nous parlons la meme langue. Avec la diversité des langues, donc, c’est la diversité humaine sous toutes ses formes qui s’introduit dans notre réflexion. Dans ce sens même la diversité des langues devient paradigmatique.

La diversité des langues n’est pas seulement une donnée de l’expérience; une raison désincarnée et totalisante pourrait la considérer comme un scandale. L’antinomie de l’un et du multiple se révèle sous forme mythique, avec le récit de Babel; elle renaît avec l’idée d’une langue pure, d’une bibliothèque de tous les livres, de la traduction parfaite, et avec les idées opposées, qui se disputent le champ de bataille des pratiques traductrices et des théories rivales de la traduction. On pourrait apercevoir un nouveau conflit herméneutique entre universalisme et relativisme linguistique, entre la prétention que tout discours sensé (ou présumé tel) soit traduisible et les mille obstacles qu’on rencontre de fait dans l’activité concrète du traduire. A ce conflit Ricœur n’offre pas de solution théorétique sur ce plan les tensions restent, il n’y a pas de synthèse supérieure qui les surmonte et lesannule mais une médiation éthico-pratique, qui se situe au même niveau que ces «synthèses imparfaites» dont il parle dans "Temps et récit", abordant la question d’un sens dans l’histoire, selon la mesure finie et partielle de la condition humaine, une fois qu’on a renoncé à la tentation hégélienne d’une raison absolue qui se réalise dans l’histoire universelle en tant qu’esprit objectif.

Sa solution passe par le renoncement au rêve de la traduction parfaite, purifiant de toute connotation de volonté inavouée de domination et d’assimilation le désir de traduire l’étranger dans sa propre langue; elle exige de réaliser le désir de traduire grâce à un travail de retraduction. Ce travail, en supposant le caractère fini et imparfait de notre traduire, met à l’épreuve la fidélité et l’adéquation et propose, enfin, une éthique de l’hospitalité linguistique dans laquelle le propre et l’étranger trouvent une conciliation. En citant les chapitres finaux de "Temps et récit III",  on pourrait partir pour caractériser un «troisième temps» de l’herméneutique ricœurienne, dont l’emblème  serait le«paradigme de la traduction». Plusieurs fois Ricœur a indiqué avoir trouvé dans les problèmes irrésolus (ou, plus simplement, entrevus et ouverts) de l’un de ses ouvrages le ressort qui le pousse vers l’ouvrage suivant. Et vers les années 1985-1986 non seulement il commence à préparer la réflexion sur l’identité personnelle, dont  "Soi-même comme un autre (1990)" sera le fruit, mais il publie en 1986 un deuxième recueil d’essais d’herméneutique faisant suite au premier recueil de 1969, avec le titre "Du texte à l’action". Cet ouvrage représente d’une part la synthèse de la phase de son herméneutique marquée par le paradigme du texte (ainsi que Le conflit des interprétations l’avait été pour la première période de l’herméneutique des symboles), de l’autre il montre son orientation, de plus en plus marquée dans les années suivantes, vers l’éthique et la philosophie pratique.
Enfin, reparcourant son itinéraire, il souligne que sa réflexion sur le temps et le récit laissait en grande partie ouverts les problèmes du sens de l’histoire et de l’action dans l’histoire. Aujourd’hui nous pouvons voir avec plus de clarté le lien entre identité, praxis, historicité, mémoire. C’est dans ce contexte que s’insère le paradigme de la traduction, qui nous donne heureusement la possibilité d’aller au-delà du texte et de la fascination de la textualité, sans abandonner le domaine du langage.  Dans la traduction travaillent le propre et l’étranger, le soi et l’autre, l’autre que nous retrouvons en nous et qui ne se réduit pas à l’altérité de l’autre homme. Dans la traduction est à l’œuvre un concept pluriel d’humanité, pourtant une, qui ne pourrait être réduite à une chose isolée au sens d’une science unifiée, d’un savoir absolu ou d’une langue unique, mais qui peut bien être unifiée selon le modèle de l’hospitalité, de la vie en commun, de la cohabitation dans un monde devenu habitable grâce à une praxis de convivialité. Au niveau de la méthode, le travail de traduction, que Ricœur rapproche explicitement du travail de la mémoire et du travail de deuil, offre un modèle au travail herméneutique, qui est toujours aussi traduction. Les analyses de "Soi-même comme un autre", peuvent être comprises comme un exercice constant de traduction entre des approches diverses du noyau  énigmatique de l’identité.

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