Ici nous retrouvons le problème philosophique et phénoménologique de l’intersubjectivité. Communiquer à travers le texte comporte la mise entre parenthèses du vécu psychique de l’auteur etdu lecteur, un exercice presque ascétique de dépossession. La dialectique de l’univocité et de la plurivocité se double des dialectiques de participation et de distanciation, d’appropriation et de désappropriation. Le troisième paradigme, celui de la traduction, part du caractère énigmatique et dramatique de la communication, introduisant l’entité nouvelle et plus vaste du signe linguistique ou de la phrase: c’est-à-dire les langues dans leur diversité historique, elles qui étaient l’objet de la méditation de Wilhelm von Humboldt aux origines de la philosophie moderne du langage. Bien sûr, tout signe linguistique et toute phrase présupposent la langue, mais la diversité des langues, à ce niveau, n’est ni thématisée ni mise en question(ce qui revient pratiquement au même). C’est justement cette diversité des langues qui permet d’élargir la perspective non seulement vers la traduction dans son sens étroit (entre langue et langue) mais aussi dans son sens plus large: nous disons en effet, face aux exemples les plus graves et les plus intraitables d’incompréhension ou de conflit: «nous parlons deux langues différentes», même si, du point de vue linguistique, nous parlons la meme langue. Avec la diversité des langues, donc, c’est la diversité humaine sous toutes ses formes qui s’introduit dans notre réflexion. Dans ce sens même la diversité des langues devient paradigmatique.
La diversité des langues n’est pas seulement une donnée de
l’expérience; une raison désincarnée et totalisante pourrait la considérer comme
un scandale. L’antinomie de l’un et du multiple se révèle sous forme mythique,
avec le récit de Babel; elle renaît avec l’idée d’une langue pure, d’une
bibliothèque de tous les livres, de la traduction parfaite, et avec les idées
opposées, qui se disputent le champ de bataille des pratiques traductrices et
des théories rivales de la traduction. On pourrait apercevoir un nouveau
conflit herméneutique entre universalisme et relativisme linguistique, entre
la prétention que tout discours sensé (ou présumé tel) soit traduisible et les
mille obstacles qu’on rencontre de fait dans l’activité concrète du traduire. A
ce conflit Ricœur n’offre pas de solution théorétique sur ce plan les tensions
restent, il n’y a pas de synthèse supérieure qui les surmonte et lesannule
mais une médiation éthico-pratique, qui se situe au même niveau que ces
«synthèses imparfaites» dont il parle dans "Temps et récit", abordant
la question d’un sens dans l’histoire, selon la mesure finie et partielle de la
condition humaine, une fois qu’on a renoncé à la tentation hégélienne d’une
raison absolue qui se réalise dans l’histoire universelle en tant qu’esprit
objectif.
Sa solution passe par le renoncement au rêve de la
traduction parfaite, purifiant de toute connotation de volonté inavouée de
domination et d’assimilation le désir de traduire l’étranger dans sa propre
langue; elle exige de réaliser le désir de traduire grâce à un travail de
retraduction. Ce travail, en supposant le caractère fini et imparfait de notre
traduire, met à l’épreuve la fidélité et l’adéquation et propose, enfin, une
éthique de l’hospitalité linguistique dans laquelle le propre et l’étranger
trouvent une conciliation. En citant les chapitres finaux de "Temps et
récit III", on pourrait partir pour
caractériser un «troisième temps» de l’herméneutique ricœurienne, dont
l’emblème serait le«paradigme de la
traduction». Plusieurs fois Ricœur a indiqué avoir trouvé dans les problèmes
irrésolus (ou, plus simplement, entrevus et ouverts) de l’un de ses ouvrages le
ressort qui le pousse vers l’ouvrage suivant. Et vers les années 1985-1986 non
seulement il commence à préparer la réflexion sur l’identité personnelle,
dont "Soi-même comme un autre
(1990)" sera le fruit, mais il publie en 1986 un deuxième recueil d’essais
d’herméneutique faisant suite au premier recueil de 1969, avec le titre
"Du texte à l’action". Cet ouvrage représente d’une part la synthèse
de la phase de son herméneutique marquée par le paradigme du texte (ainsi que
Le conflit des interprétations l’avait été pour la première période de
l’herméneutique des symboles), de l’autre il montre son orientation, de plus en
plus marquée dans les années suivantes, vers l’éthique et la philosophie
pratique.
Enfin, reparcourant son itinéraire, il souligne que sa réflexion sur
le temps et le récit laissait en grande partie ouverts les problèmes du sens de
l’histoire et de l’action dans l’histoire. Aujourd’hui nous pouvons voir avec
plus de clarté le lien entre identité, praxis, historicité, mémoire. C’est dans
ce contexte que s’insère le paradigme de la traduction, qui nous donne
heureusement la possibilité d’aller au-delà du texte et de la fascination de la
textualité, sans abandonner le domaine du langage. Dans la traduction travaillent le propre et
l’étranger, le soi et l’autre, l’autre que nous retrouvons en nous et qui ne se
réduit pas à l’altérité de l’autre homme. Dans la traduction est à l’œuvre un
concept pluriel d’humanité, pourtant une, qui ne pourrait être réduite à une
chose isolée au sens d’une science unifiée, d’un savoir absolu ou d’une langue
unique, mais qui peut bien être unifiée selon le modèle de l’hospitalité, de la
vie en commun, de la cohabitation dans un monde devenu habitable grâce à une
praxis de convivialité. Au niveau de la méthode, le travail de traduction, que
Ricœur rapproche explicitement du travail de la mémoire et du travail de deuil,
offre un modèle au travail herméneutique, qui est toujours aussi traduction.
Les analyses de "Soi-même comme un autre", peuvent être comprises
comme un exercice constant de traduction entre des approches diverses du
noyau énigmatique de l’identité.
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