Au lieu de nous plonger dans ce débat au risque de ne pas
pouvoir en ressortir, nous pouvons opter pour une autre solution : abandonner la
philosophie analytique pour le philosophe analytique. Changeons donc de
question pour la suivante : qu’est-ce quicaractérise le philosophe qui a reçu
une formation « analytique » ou estime faire de la philosophie analytique ? A
mon avis, on peut énumérer certaines caractéristiques dont la présence est
hautement probable chez un philosophe « analytique » :
La capacité à tirer des inférences.
Toute thèse a des conséquences logiques qui n’apparaissent
pas à première vue. Par exemple, la thèse selon laquelle ce quel’on doit viser
est la maximisation du plaisir et la minimisation de la douleur dans le monde
(ce que l’on appelle l’utilitarisme classique) a pour conséquence qu’une
personne incapable de ressentir de vifs plaisirs doit être sacrifiée pour le
bonheur d’une personne capable de ressentir de plus vifs plaisirs. Être
capable de déterminer quelles sont les implications d’une thèse nécessite une
pratique régulière de l’argumentation et une certaine connaissance des règles
valides de raisonnement qui sont caractéristiques du philosophe analytique.
Une bonne dose d’imagination.
Tirer les conséquences d’une thèse n’est néanmoins pas
suffisant, encore faut-il « tester » ces conséquences à partir d’expériences de
pensée, c’est-à-dire de cas imaginaires à partir desquels nous pouvons vérifier
si nos croyances s’accordent avec ces conséquences. Par exemple, il est
possible de s’attaquer à l’utilitarisme classique en imaginant ce que la
littérature appelle un « Utility Monster », c’est-à-dire un être qui
prend infiniment plus de plaisir à n’importe quelle activité que n’importe quel
autre être humain, et cela sans jamais se lasser, et qui souffre infiniment plus
s’il est privé d’un plaisir. Si ce que nous devons faire, c’est maximiser le
plaisir et minimiser la souffrance, alors il en résulte que, si un tel « monstre
» existait, nous devrions sacrifier tous les humains pour le satisfaire. Or,
cette conséquence paraît complètement « amorale » et ainsi l’expérience de
penséede « l’Utility Monster » constitue un argument contre l’utilitarisme
classique. Le philosophe analytique ne devra donc pas seulement savoir faire
des inférences mais aussi être capable d’imaginer des contre-exemples et des
cas complexes capables de mettre les théories qu’il discute à l’épreuve.
Une aversion à l’obscurité.
Il est d’autant plus facile de tirer les conséquences d’une
thèse que celle-ci est formulée de manière claire et non-ambiguë. Il en résulte
que le philosophe analytique préférera les thèses exposées clairement aux
formulations obscures. En effet, plus une thèse est obscure et plus il est
possible d’en tirer n’importe quelle inférence et son contraire, la rendant
ainsi « invulnérable » aux objections. Du point de vue analytique, une bonne
théorie philosophique est celle dont la clarté facilite la tâche de ceux qui tenteraient
de la réfuter . Néanmoins, les exigences de clarté ne sont pas drastiques : nul
n’est besoin de donner une définition de chaque mot employé (ce qui
serait impossible). Le minimum est d’illustrer suffisamment chaque nouvelle
notion introduite afin que ses conditions d’applications ne soient pas trop
vagues.
Ces trois caractéristiques convergent dans la capacité à
appliquer une méthode philosophique précise : savoir discuter une thèse
particulière et clairement articulée en lui opposant des contre-exemples. Cette
méthode dépasse largement le champ de la philosophie morale et peut être
utilisée dans le cadre d’analyse de concepts. Pour mieux la voir en action,
prenons un exemple tiré de la philosophie de l’action, mais qui a aussi son
intérêt pour la philosophie du droit : Qu’est-ce qu’une action intentionnelle ? Quand est-ce qu’un agent peut être dit avoir agi intentionnellement ? Pour
s’opposer à cette hypothèse, on peut trouver deux types de contre-exemples. Un
premier type consiste à trouver des cas d’action qui remplissent ces critères
mais ne sont pas jugées intentionnelles. Les cas de déviance causale remplissent
ces conditions. Prenons comme exemple:
Pierre se prépare à
tuer Paul d’un coup de fusil. Il tire et le rate; mais le coup de feu déclenche
la débandade d’une horde de sangliers. Les sangliers piétinent Paul, qui meurt. Dans ce cas, on ne dirait pas que Pierre a
intentionnellement tué Paul. Et pourtant, c’est bien l’intention qu’avait
Pierre de tuer Paul qui provoque sa mort. Le deuxième type de
contre-exemple consiste au contraire à trouver des cas d’actions que nous
jugeons intentionnelles mais qui ne remplissent pas les conditions énoncées.
C’est un tel exemple que propose le philosophe Joshua Knobe: ENVIRONNEMENT –
Le vice-président
d’une compagnie va voir le président et lui dit la chose suivante : « Nous
avons mis au point un nouveau programme. Il nous permettra d’augmenter
énormément nos profits et aura pour effet de nuire à l’environnement ». Le
président répond : « Je me moque bien de nuire à l’environnement.Tout ce qui
m’importe, c’est de faire le plus de profits possible. Mettez à exécution ce
nouveau programme. Le programme est mis à execution et cela nuit à
l’environnement. Dans ce cas, nous jugeons que le président a
intentionnellement nui à l’environnement. Pourtant, nuire à l’environnement
n’était pas l’intention du président : il avait pour but de gagner de l’argent,
nuire à l’environnement n’est qu’un effet secondaire de son action.
Disons que l’utilitarisme classique considérait que la
notion de droits, telle qu’elle était utilisée par les défenseurs des « droits
de l’homme » était trop vague pour être utile. Ce point de vue est repris
aujourd’hui par certains utilitaristes contemporains comme Peter Singer.
Néanmoins, le rejet de la notion de droit est loin d’être partagé par tous les
philosophes analytiques, comme l’indique le titre de l’ouvrage de RONALD D.
WORKIN: Prendre les droits au sérieux et celui de DAVIDSON: Actions et Evènements.
Imaginez maintenant un scénario presque identique, dans
lequel toutes les occurrences de « nuire à l’environnement » sont remplacées par
« bénéficier à l’environnement ». Dans ce cas, peu de gens ont envie de dire que
le président a intentionnellement aidé l’environnement. Une fois ces
contre-exemples donnés, il faut proposer une nouvelle hypothèse qui les prend
en compte, puis la tester sur de nouveaux contre-exemples et ainsi de suite.
Ainsi procède une bonne part de la philosophie analytique, sur un modèle de conjonctures
et de réfutations assez semblable à celui identifié dans les sciences par
Popper.
L’échec du fondationnalisme…
Maintenant, quel est l’intérêt de ces compétences et de la
méthode qu’elles soutiennent ? Pour le comprendre, il nous faut faire un détour
par des questions de méta-éthique et plus précisément d’épistémologie morale.
L’épistémologie morale est une branche de la méta-éthique qui a pour objet la
possibilité et les conditions de la connaissance morale : si des vérités
morales existent, comment pouvons-nous parvenir à les connaître ? Comment
savoir ce qui est bien ou mal ? Une façon classique de répondre à cette
question est appellée fondationnalisme: selon le fondationnalisme, il existe un
point d’appui, une pierre de touche sur la base de laquelle édifier une
véritable science de la morale. La nature de cette fondation varie selon les époques et les
auteurs. Schématiquement, on peut dire que, jusqu’à Hume, la plupart des
philosophes considèrent que la morale doit trouver son fondement dans une autre
science. Ceux qui défendent une morale théologique considèrent que la morale par exemple, peut tirer la morale de la
Révélation ou de la connaissance de Dieu pour atteindre la raison naturelle, et dans
les deux cas la morale provient de la théologie (naturelle ou révélée). Pour
d’autres, comme les Stoïciens ou Descartes, la morale dépend de la connaissance
de la nature humaine, voire de la nature entière. La citation suivante, tirée
de la Lettre-Préface aux Principes de la
Philosophie de Descartes, illustre clairement ce type de position:” Toute la
philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc
est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres
sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la
mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale,
qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier
degré de la sagesse “.
Néanmoins, ce passage
de la connaissance de ce qui est à celle de ce qui doit être (du fait au droit)
a été vivement critiqué, principalement par Hume. Son argument appelé
aujourd’hui «loi de Hume» ou encore «guillotine de Hume» est très célèbre : il
est impossible de passer directement de prémisses sur ce qui est à une
conclusion sur ce « d’Effet Knobe », a suscité une abondante littérature, tant théorique
qu’expérimentale.
Plus précisément, le fondationnalisme
peut être caractérisé comme la thèse selon laquelle
il existe certaines « connaissances de bases » qui ne reposent sur aucune autre
connaissance préalable et sur la base desquelles se fondent toutes les autres
connaissances. Cette affirmation à caractère très général mérite d’être
discutée et on peut sans doute lui trouver des contre-exemples. Par exemple, on
pourrait dire que Platon acceptait l’idée d’une connaissance directe du Bien et
de la Justice.
Par exemple : ce n’est
pas parce que la fonction biologique des organes sexuels est la reproduction
que nous devons utiliser nos organes sexuels uniquement pour la reproduction.
Il manque encore une prémisse qui contient un « doit » : que nous ne devons
utiliser nos organes que pour accomplir leur fonction biologique. L’argument de
Hume nous interdit ainsi de fonder une théorie morale prescriptive (c’est-à-dire
: formulée en termes de devoirs) sur un ensemble de faits non moraux : les
devoirs doivent toujours être fondés sur d’autres devoirs et ainsi de
suite, sans qu’il soit possible de tirer un devoir d’un simple fait. Mais cela
ne suffit pas à nier qu’il soit possible de tirer la morale de la connaissance
de ce qui est. La morale ne consiste pas uniquement en énoncés prescriptifs (de
la forme : « tu dois », « il faut »,etc.) – on y trouve aussi des énoncés
évaluatifs (de la forme : « c’est bien », «
c’est mal », etc.). Or, il semble possible (au moins à première vue) de fonder
les énoncés prescriptifs sur des énoncés évaluatifs : s’il est mal de tuer une
personne, ne peut-on pas en déduire qu’il ne faut pas tuer une personne et que
nous devons nous abstenir de tuer une personne ? Et s’il est possible de tirer
des énoncés évaluatifs d’énoncés descriptifs (c’est-à-dire ne contenant aucun
terme normatif ou évaluatif), ne devient-il pas possible de déduire nos devoirs
de ce qui est ? Nous disposons néanmoins d’un autre argument célèbre selon
lequel les énoncés évaluatifs ne sauraient être tirés d’énoncés descriptifs. Il
s’agit du célèbre argument de la question ouverte» développée
par Moore dans ses
Principia Ethica. L’argument d’origine se
concentre sur l’analyse du terme évaluatif « bien », mais peut être transposé
aux autres termes évaluatifs. Comment faire pour passer d’un énoncé descriptif
à un énoncé portant sur le prédicat « bien » ? Pour faire cela, nous devons disposer
d’une prémisse intermédiaire qui donne une équivalence entre le prédicat« bien
» et une certaine somme de propriétés descriptifs (par exemple : « est bien ce
qui maximise le plaisir dans le monde »). Mais comment obtenir une telle
équivalence ?Pour y parvenir, il faut analyser le terme « bien ». Or, selon
Moore, le terme « bien »est inanalysable. Son argument est le suivant : quelle
que soit l’analyse proposée du concept « bien », nous n’aurons jamais le
sentiment de nécessité qui est selon Moore caractéristique d’une proposition
analytique. Premièrement, quelle que soit l’analyse proposée, la proposition
inverse (« le bien n’est pas ce qui
maximise le plaisir
») ne nous paraîtra jamais contradictoire. Deuxièmement, nous ne pourrons
jamais rejeter définitivement la possibilité qu’un contre-exemple vienne
contredire cette analyse (il existe peut-être des actions qui maximisent le
plaisir mais qui ne sont pas bonnes).On n’est pas obligé de souscrire à
l’argument de Moore, particulièrement parcequ’il n’est pas évident que toute
proposition analytique doive être accompagnée d’un sentiment de nécessité. Si
tel était le cas, l’analyse de concept serait une entreprise absurde (ce
qu’elle est peut-être, mais cela est un autre débat). Mais cela ne sauve pas
pour autant la fondation de la morale sur des faits extra-moraux : même si l’on
suppose que le « bien » est analysable, la définition du « bien » en termes
naturels n’est pas une vérité première à laquelle nous aurions tous accès. Au
contraire, nous serions obligés de tenter de la déterminer par essais et
erreurs, en utilisant comme points de départ nos croyances morales au sujet de
certains cas particuliers. Autrement dit : pour parvenir à une analyse du «
bien », nous aurions déjà besoin de nous appuyer sur d’autres propositions
morales. On ne s’en sort donc pas : l’édifice de la morale semble toujours devoir
s’appuyer sur des croyances morales antérieures. Autrement dit : il semble impossible
de fonder la morale sur autre chose qu’elle-même. Mais où trouver à l’intérieur
de la morale même le moyen de fonder la morale ? N’est-ce pas tourner en rond ?
Plusieurs projets ont vu le jour en réponse à cette difficulté, qui consiste
à proposer un point de départ ferme et indubitable. On peut citer la tentative
kantienne de fonder la morale sur la forme du jugement moral plutôt que sur le
contenu ou la tentative de Karl-Otto Apel de fonder la morale à partir
des conditions de possibilité de l’argumentation. On peut encore citer Lévinas,
qui tente de fonder phénoménologiquement l’éthique sur le surgissement de
l’Autre. Tous ces projets nécessiteraient (et mériteraient) d’être discutés en
détail, mais ce n’est pas ici l’endroit. Nous ferons donc comme si ces projets
de fondation étaient insatisfaisants et comme s’il était finalement impossible
de trouver un « fait premier » sur lequel
fonder la morale, afin d’explorer une toute
autre possibilité. Nous pouvons néanmoins motiver cette idée de la façon
suivante : à première vue, aucune proposition morale non-triviale ne semble
contradictoire. Même la proposition suivante : « torturer un enfant pour le
plaisir est quelque chose de bien ». Cela paraît bien sûr choquant, horrible –
mais pas contradictoire. Du coup, on ne peut fonder la morale sur des
vérités analytiques qui ne demanderaient aucune analyse des termes moraux pour
être saisies. Nous devons donc toujours nous reposer sur des croyances morales
que nous trouvons déjà présentes en nous dont nous pouvons légitimement
douter.