vendredi 20 juin 2014

Le Domaine de la Philosophie de la Religion et sa Portée




L’exploration  philosophique des croyances religieuses et des pratiques est évidente dans la philosophie connue la plus ancienne, en Occident et en Orient. En Occident, dans toute la philosophie gréco-romaine et à l’époque médiévale, la réflexion philosophique  sur  Dieu, ou les dieux, la raison et la foi, l’âme, la vie après la mort, etc.  n’était pas considérée comme étant  une sous-discipline appelée « philosophie de la religion ». La philosophie du divin était tout simplement un élément parmi  plusieurs projets philosophiques  imbriqués. Cette interpénétration de la recherche  philosophique avec des thèmes religieux et des entreprises philosophiques plus large (par exemple, la théorie politique, l’épistémologie, etc.) est manifestée chez plusieurs philosophes modernes tels que John Locke et George Berkeley. Ce n’est que progressivement que nous découvrons des textes exclusivement consacrés à des thèmes religieux. La première utilisation du terme « philosophie de la religion » en anglais date du XVIIe siècle dans les œuvres de Ralph Cudworth. Cudworth et son collègue de l’Université de Cambridge, Henry Moore, ont écrit des œuvres philosophiques avec une attention particulière  sur la religion, et ainsi, si l’on  insistait pour dater le commencement de la philosophie de la religion en tant que  domaine, il y a de  bonne raisons pour  pretendre  qu’il a commencé (progressivement) au milieu  du XVIIe siècle.

Aujourd’hui, la philosophie de la religion est un solide domaine  intensivement  actif de la philosophie. Presque sans exception, l’introduction à la philosophie dans le monde anglophone comprend  la philosophie de la religion. L’importance de la philosophie de la religion est principalement due à l’objet : les diverses croyances en Dieu, Brahman, et le sacré, la variété des expériences religieuses, l’interaction entre la science et la religion, le défi des philosophies  non-religieuses, la nature  et la portée du bien et du mal, le traitement religieux  de la naissance, de l’histoire et de la mort, et d’autres questions substantielles . Une  exploration philosophique de ces thèmes  implique des questions  fondamentales concernant  notre  place dans le monde et notre relation à ce qui peut transcender le monde. Un  tel travail philosophique  exige  une  enquête  sur la nature de la pensée humaine et ses limites. A côté de ces projets complexes, ambitieux, la philosophie de la religion a  au moins trois facteurs qui contribuent à son importance pour l’entreprise  globale de la philosophie.

La philosophie de la religion explore des pratiques personnelles et socialement ancrées. La philosophie de la religion est donc  pertinente pour des préoccupations pratiques ; son sujet n’est pas du tout une théorie abstraite. Etant donné le pourcentage important de la population mondiale qui est ou bien religieuse ou bien affectée  par la religion, la philosophie de la religion a un rôle assuré pour aborder les valeurs et les engagements des personnes. Un  référentiel  important dans beaucoup de philosophie  de la religion est la forme et contenu  des traditions vivantes. Ainsi, la philosophie de la religion peut être informée par les autres disciplines qui étudient la vie religieuse.

Une autre raison expliquant l’importance de ce domaine  est son étendue. Il y a peu de domaines  de la philosophie qui soient dépourvus d’implications  religieuses. Les traditions religieuses sont tellement complètes et englobantes  dans leurs affirmations que presque tous les domaines de la philosophie peuvent être puisés dans l’investigation philosophique de leur cohérence, de  leur justification et de leur valeur.
Une troisième raison est d’ordre historique. La plupart des philosophes à travers l’histoire des idées, en Occident et en Orient, ont traité des  thèmes religieux. On ne peut pas entreprendre  une histoire crédible de la philosophie, sans prendre la philosophie  de la religion au sérieux.

Bien que  ce domaine soit vital pour la philosophie, la philosophie de la religion peut également apporter  une contribution essentielle aux études  religieuses et théologiques. Les études religieuses impliquent souvent des hypothèses méthodologiques  importantes  sur l’histoire, et sur la nature  et les limites de l’expérience  religieuse. Celles-ci  invitent  l’examen  philosophique  et le débat. La théologie peut  également retirer  des bénéfices de la philosophie de la religion dans au moins deux domaines. Historiquement, la théologie a souvent été  influencée  par, ou tirée de la philosophie. Le platonisme et l’aristotélisme  ont eu une influence  majeure sur l’articulation de la doctrine chrétienne  classique, et à l’époque moderne les théologiens se sont inspirés des travaux des philosophes (de Hegel à Heidegger et Derrida). Un autre  avantage réside dans les tâches philosophiques de clarification, d’évaluation et de comparaison des croyances religieuses. L’évaluation a parfois été très critique et peu conciliante, mais il y a des périodes d’abondance dans l’histoire des idées où la philosophie a positivement contribué à l’épanouissement de la vie religieuse. Cette interaction constructive ne se limite pas à l’Occident. Le rôle de la philosophie sur les différents points de vue  bouddhistes  sur la connaissance et le soi ont été d’une  grande importance. De même que les idées philosophiques ont nourri  le travail théologique, les grands thèmes de la théologie impliquant la transcendance de Dieu, les attributs divins, la providence, etc., ont eu des impacts substantiels sur des projets philosophiques importants. (Hilary Putnam, par exemple, a lié la philosophie de la vérité au concept de point de vue de l’œil de Dieu).
Au début du XXIe siècle, une raison plus générale peut être citée en faveur de la philosophie de la religion: elle peut renforcer le dialogue interculturel. Les philosophes de la religion sont aujourd’hui souvent à la recherche  de  points communs, ainsi que des aspects spécifiques aux croyances et pratiques religieuses. Cette étude peut favoriser la communication entre les traditions, les religions et  les institutions séculaires.

jeudi 19 juin 2014

Une philosophie morale analytique



Au lieu de nous plonger dans ce débat au risque de ne pas pouvoir en ressortir, nous pouvons opter pour une autre solution : abandonner la philosophie analytique pour le philosophe analytique. Changeons donc de question pour la suivante : qu’est-ce quicaractérise le philosophe qui a reçu une formation « analytique » ou estime faire de la philosophie analytique ? A mon avis, on peut énumérer certaines caractéristiques dont la présence est hautement probable chez un philosophe « analytique » :
 La capacité à tirer des inférences.
Toute thèse a des conséquences logiques qui n’apparaissent pas à première vue. Par exemple, la thèse selon laquelle ce quel’on doit viser est la maximisation du plaisir et la minimisation de la douleur dans le monde (ce que l’on appelle l’utilitarisme classique) a pour conséquence qu’une personne incapable de ressentir de vifs plaisirs doit être sacrifiée pour le bonheur d’une personne capable de ressentir de plus vifs plaisirs. Être capable de déterminer quelles sont les implications d’une thèse nécessite une pratique régulière de l’argumentation et une certaine connaissance des règles valides de raisonnement qui sont caractéristiques du philosophe analytique.
Une bonne dose d’imagination.
Tirer les conséquences d’une thèse n’est néanmoins pas suffisant, encore faut-il « tester » ces conséquences à partir d’expériences de pensée, c’est-à-dire de cas imaginaires à partir desquels nous pouvons vérifier si nos croyances s’accordent avec ces conséquences. Par exemple, il est possible de s’attaquer à l’utilitarisme classique en imaginant ce que la littérature appelle un « Utility Monster », c’est-à-dire un être qui prend infiniment plus de plaisir à n’importe quelle activité que n’importe quel autre être humain, et cela sans jamais se lasser, et qui souffre infiniment plus s’il est privé d’un plaisir. Si ce que nous devons faire, c’est maximiser le plaisir et minimiser la souffrance, alors il en résulte que, si un tel « monstre » existait, nous devrions sacrifier tous les humains pour le satisfaire. Or, cette conséquence paraît complètement « amorale » et ainsi l’expérience de penséede « l’Utility Monster » constitue un argument contre l’utilitarisme classique. Le philosophe analytique ne devra donc pas seulement savoir faire des inférences mais aussi être capable d’imaginer des contre-exemples et des cas complexes capables de mettre les théories qu’il discute à l’épreuve.
Une aversion à l’obscurité.
Il est d’autant plus facile de tirer les conséquences d’une thèse que celle-ci est formulée de manière claire et non-ambiguë. Il en résulte que le philosophe analytique préférera les thèses exposées clairement aux formulations obscures. En effet, plus une thèse est obscure et plus il est possible d’en tirer n’importe quelle inférence et son contraire, la rendant ainsi « invulnérable » aux objections. Du point de vue analytique, une bonne théorie philosophique est celle dont la clarté facilite la tâche de ceux qui tenteraient de la réfuter . Néanmoins, les exigences de clarté ne sont pas drastiques : nul n’est besoin de donner une définition de chaque mot employé (ce qui serait impossible). Le minimum est d’illustrer suffisamment chaque nouvelle notion introduite afin que ses conditions d’applications ne soient pas trop vagues.

Ces trois caractéristiques convergent dans la capacité à appliquer une méthode philosophique précise : savoir discuter une thèse particulière et clairement articulée en lui opposant des contre-exemples. Cette méthode dépasse largement le champ de la philosophie morale et peut être utilisée dans le cadre d’analyse de concepts. Pour mieux la voir en action, prenons un exemple tiré de la philosophie de l’action, mais qui a aussi son intérêt pour la philosophie du droit : Qu’est-ce qu’une action intentionnelle ? Quand est-ce qu’un agent peut être dit avoir agi intentionnellement ? Pour s’opposer à cette hypothèse, on peut trouver deux types de contre-exemples. Un premier type consiste à trouver des cas d’action qui remplissent ces critères mais ne sont pas jugées intentionnelles. Les cas de déviance causale remplissent ces conditions. Prenons comme exemple:
 Pierre se prépare à tuer Paul d’un coup de fusil. Il tire et le rate; mais le coup de feu déclenche la débandade d’une horde de sangliers. Les sangliers piétinent Paul, qui meurt. Dans ce cas, on ne dirait pas que Pierre a intentionnellement tué Paul. Et pourtant, c’est bien l’intention qu’avait Pierre de tuer Paul qui provoque sa mort. Le deuxième type de contre-exemple consiste au contraire à trouver des cas d’actions que nous jugeons intentionnelles mais qui ne remplissent pas les conditions énoncées. C’est un tel exemple que propose le philosophe Joshua Knobe: ENVIRONNEMENT – 

 Le vice-président d’une compagnie va voir le président et lui dit la chose suivante : « Nous avons mis au point un nouveau programme. Il nous permettra d’augmenter énormément nos profits et aura pour effet de nuire à l’environnement ». Le président répond : « Je me moque bien de nuire à l’environnement.Tout ce qui m’importe, c’est de faire le plus de profits possible. Mettez à exécution ce nouveau programme. Le programme est mis à execution et cela nuit à l’environnement. Dans ce cas, nous jugeons que le président a intentionnellement nui à l’environnement. Pourtant, nuire à l’environnement n’était pas l’intention du président : il avait pour but de gagner de l’argent, nuire à l’environnement n’est qu’un effet secondaire de son action.
Disons que l’utilitarisme classique considérait que la notion de droits, telle qu’elle était utilisée par les défenseurs des « droits de l’homme » était trop vague pour être utile. Ce point de vue est repris aujourd’hui par certains utilitaristes contemporains comme Peter Singer. Néanmoins, le rejet de la notion de droit est loin d’être partagé par tous les philosophes analytiques, comme l’indique le titre de l’ouvrage de RONALD D. WORKIN: Prendre les droits au sérieux et celui de DAVIDSON:  Actions et Evènements.
Imaginez maintenant un scénario presque identique, dans lequel toutes les occurrences de « nuire à l’environnement » sont remplacées par « bénéficier à l’environnement ». Dans ce cas, peu de gens ont envie de dire que le président a intentionnellement aidé l’environnement. Une fois ces contre-exemples donnés, il faut proposer une nouvelle hypothèse qui les prend en compte, puis la tester sur de nouveaux contre-exemples et ainsi de suite. Ainsi procède une bonne part de la philosophie analytique, sur un modèle de conjonctures et de réfutations assez semblable à celui identifié dans les sciences par Popper.

L’échec du fondationnalisme…

Maintenant, quel est l’intérêt de ces compétences et de la méthode qu’elles soutiennent ? Pour le comprendre, il nous faut faire un détour par des questions de méta-éthique et plus précisément d’épistémologie morale. L’épistémologie morale est une branche de la méta-éthique qui a pour objet la possibilité et les conditions de la connaissance morale : si des vérités morales existent, comment pouvons-nous parvenir à les connaître ? Comment savoir ce qui est bien ou mal ? Une façon classique de répondre à cette question est appellée fondationnalisme: selon le fondationnalisme, il existe un point d’appui, une pierre de touche sur la base de laquelle édifier une véritable science de la morale. La nature de cette  fondation varie selon les époques et les auteurs. Schématiquement, on peut dire que, jusqu’à Hume, la plupart des philosophes considèrent que la morale doit trouver son fondement dans une autre science. Ceux qui défendent une morale théologique considèrent que la morale par exemple, peut  tirer la morale de la Révélation ou de la connaissance de Dieu  pour atteindre la raison naturelle, et dans les deux cas la morale provient de la théologie (naturelle ou révélée). Pour d’autres, comme les Stoïciens ou Descartes, la morale dépend de la connaissance de la nature humaine, voire de la nature entière. La citation suivante, tirée de la  Lettre-Préface aux Principes de la Philosophie de Descartes, illustre clairement ce type de position:” Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse “.
 Néanmoins, ce passage de la connaissance de ce qui est à celle de ce qui doit être (du fait au droit) a été vivement critiqué, principalement par Hume. Son argument appelé aujourd’hui «loi de Hume» ou encore «guillotine de Hume» est très célèbre : il est impossible de passer directement de prémisses sur ce qui est à une conclusion sur ce « d’Effet Knobe », a suscité une abondante littérature, tant théorique qu’expérimentale.
Plus précisément, le fondationnalisme  peut être caractérisé comme la thèse selon laquelle il existe certaines « connaissances de bases » qui ne reposent sur aucune autre connaissance préalable et sur la base desquelles se fondent toutes les autres connaissances. Cette affirmation à caractère très général mérite d’être discutée et on peut sans doute lui trouver des contre-exemples. Par exemple, on pourrait dire que Platon acceptait l’idée d’une connaissance directe du Bien et de la Justice.  Par exemple : ce n’est pas parce que la fonction biologique des organes sexuels est la reproduction que nous devons utiliser nos organes sexuels uniquement pour la reproduction. Il manque encore une prémisse qui contient un « doit » : que nous ne devons utiliser nos organes que pour accomplir leur fonction biologique. L’argument de Hume nous interdit ainsi de fonder une théorie morale prescriptive (c’est-à-dire : formulée en termes de devoirs) sur un ensemble de faits non moraux : les devoirs doivent toujours être fondés sur d’autres devoirs et ainsi de suite, sans qu’il soit possible de tirer un devoir d’un simple fait. Mais cela ne suffit pas à nier qu’il soit possible de tirer la morale de la connaissance de ce qui est. La morale ne consiste pas uniquement en énoncés prescriptifs (de la forme : « tu dois », « il faut »,etc.) – on y trouve aussi des énoncés  évaluatifs (de la forme : « c’est bien », « c’est mal », etc.). Or, il semble possible (au moins à première vue) de fonder les énoncés prescriptifs sur des énoncés évaluatifs : s’il est mal de tuer une personne, ne peut-on pas en déduire qu’il ne faut pas tuer une personne et que nous devons nous abstenir de tuer une personne ? Et s’il est possible de tirer des énoncés évaluatifs d’énoncés descriptifs (c’est-à-dire ne contenant aucun terme normatif ou évaluatif), ne devient-il pas possible de déduire nos devoirs de ce qui est ? Nous disposons néanmoins d’un autre argument célèbre selon lequel les énoncés évaluatifs ne sauraient être tirés d’énoncés descriptifs. Il s’agit du célèbre argument de la question ouverte» développée  par Moore dans ses  Principia Ethica. L’argument d’origine se concentre sur l’analyse du terme évaluatif « bien », mais peut être transposé aux autres termes évaluatifs. Comment faire pour passer d’un énoncé descriptif à un énoncé portant sur le prédicat « bien » ? Pour faire cela, nous devons disposer d’une prémisse intermédiaire qui donne une équivalence entre le prédicat« bien » et une certaine somme de propriétés descriptifs (par exemple : « est bien ce qui maximise le plaisir dans le monde »). Mais comment obtenir une telle équivalence ?Pour y parvenir, il faut analyser le terme « bien ». Or, selon Moore, le terme « bien »est inanalysable. Son argument est le suivant : quelle que soit l’analyse proposée du concept « bien », nous n’aurons jamais le sentiment de nécessité qui est selon Moore caractéristique d’une proposition analytique. Premièrement, quelle que soit l’analyse proposée, la proposition inverse (« le bien n’est pas ce qui maximise le plaisir ») ne nous paraîtra jamais contradictoire. Deuxièmement, nous ne pourrons jamais rejeter définitivement la possibilité qu’un contre-exemple vienne contredire cette analyse (il existe peut-être des actions qui maximisent le plaisir mais qui ne sont pas bonnes).On n’est pas obligé de souscrire à l’argument de Moore, particulièrement parcequ’il n’est pas évident que toute proposition analytique doive être accompagnée d’un sentiment de nécessité. Si tel était le cas, l’analyse de concept serait une entreprise absurde (ce qu’elle est peut-être, mais cela est un autre débat). Mais cela ne sauve pas pour autant la fondation de la morale sur des faits extra-moraux : même si l’on suppose que le « bien » est analysable, la définition du « bien » en termes naturels n’est pas une vérité première à laquelle nous aurions tous accès. Au contraire, nous serions obligés de tenter de la déterminer par essais et erreurs, en utilisant comme points de départ nos croyances morales au sujet de certains cas particuliers. Autrement dit : pour parvenir à une analyse du « bien », nous aurions déjà besoin de nous appuyer sur d’autres propositions morales. On ne s’en sort donc pas : l’édifice de la morale semble toujours devoir s’appuyer sur des croyances morales antérieures. Autrement dit : il semble impossible de fonder la morale sur autre chose qu’elle-même. Mais où trouver à l’intérieur de la morale même le moyen de fonder la morale ? N’est-ce pas tourner en rond ? Plusieurs projets ont vu le jour en réponse à cette difficulté, qui consiste à proposer un point de départ ferme et indubitable. On peut citer la tentative kantienne de fonder la morale sur la forme du jugement moral plutôt que sur le contenu ou la tentative de Karl-Otto Apel de fonder la morale à partir des conditions de possibilité de l’argumentation. On peut encore citer Lévinas, qui tente de fonder phénoménologiquement l’éthique sur le surgissement de l’Autre. Tous ces projets nécessiteraient (et mériteraient) d’être discutés en détail, mais ce n’est pas ici l’endroit. Nous ferons donc comme si ces projets de fondation étaient insatisfaisants et comme s’il était finalement impossible de trouver un « fait premier » sur lequel  fonder la morale, afin d’explorer une toute autre possibilité. Nous pouvons néanmoins motiver cette idée de la façon suivante : à première vue, aucune proposition morale non-triviale ne semble contradictoire. Même la proposition suivante : « torturer un enfant pour le plaisir est quelque chose de bien ». Cela paraît bien sûr choquant, horrible – mais pas contradictoire. Du coup, on ne peut fonder la morale sur des vérités analytiques qui ne demanderaient aucune analyse des termes moraux pour être saisies. Nous devons donc toujours nous reposer sur des croyances morales que nous trouvons déjà présentes en nous dont nous pouvons légitimement douter.

mercredi 18 juin 2014

Les Critiques de la Philosophie Analytique



L'approche analytique et linguistique en philosophie, qui s'annonçait chez Locke et se retrouvait chez Condillac, supposait une nouvelle approche du langage qui avait été acquise dans les sciences au moins cent cinquante ans plus tôt. Une histoire des sciences qui se veut histoire des concepts pourrait être une histoire linguistique des sciences. On y verrait que les révolutions de celles-ci sont liées à l'introduction d'un nouveau langage, lui-même solidaire de catégories neuves (Galilée), que leur progrès dépend de l'amélioration de leur nomenclature (Lavoisier), de leur vocabulaire (Linné), qu'un changement, voire un « viol » linguistique (Riemann), peut entraîner un bouleversement conceptuel générateur d'extension théorique (géométries non euclidiennes), que leurs théories s'expriment dans la structure de leurs équations (Poincaré, Maxwell), avant même que leur axiomatisation n'achève de révéler la nature linguistique des problèmes eux-mêmes. En somme, si l'on retourne des commencements aux origines, il apparaît que la philosophie analytique n'est que l'émergence au plan de la réflexion d'une prise de conscience bien plus ancienne de l'importance du langage dans la théorie, les progrès, obstacles et ruptures épistémologiques des sciences européennes.
En philosophie, cette révolution n'a été possible qu'à la faveur d'une évolution sociale et culturelle. Une laïcisation de la culture, une professionnalisation de la philosophie fait d'une telle révolution une affaire de philosophes qui publient dans des revues spécialisées, se soumettent à la critique experte des collègues, conquièrent leur autonomie par rapport à toute « croyance », assurent leur indépendance par rapport à la théologie, la politique etc…
Aucune doctrine cohérente n'a fait de ce mouvement analytique une école. Dans un milieu relativement autonome, d'intense remise en question, une structure de discussion apparaît dès le début entre des tendances mathématicienne (Russell, Ajdukiewicz), phénoméniste (Moore, Ayer, Kotarbinski) et phénoménologico-linguistique (Austin, Ryle) ; un dialogue incessant où Russell répond à Stuart Mill, le deuxième Wittgenstein au premier, Russell au deuxième Wittgenstein et à Russell lui-même. Mais cette confrontation, qui s'étend au rameau polonais et américain, n'était possible qu'en vertu d'une certaine communauté de vues sur la nature et le rôle de la philosophie. L'archéologie du mouvement révèle que la théorie implicite de cette pratique renvoie à un acquis définitif de la philosophie logique, à un renversement de la théorie traditionnelle des concepts et des propositions. C'est elle peut-être qui est au fond de l'incompréhension mutuelle qui existe entre analystes et phénoménologues.
Il ne suffit donc pas de dire que la philosophie analytique traduit les questions traditionnelles sous une forme linguistique (on ne demande plus si la réalité est faite de substances ou de propriétés de substances, mais si sujets et prédicats signifient de la même façon). Si la révolution analytique n'était qu'une affaire de commodité, elle se bornerait à systématiser une vieille habitude. Aristote et Abélard savaient disputer en termes alternativement ontologiques et linguistiques. Elle n'est pas non plus l'installation dans les verts pâturages d'un domaine réservé, caractérisée par une certaine façon, concurrente de la phénoménologie, de faire vœu de pauvreté en matière de connaissance : on savait depuis Brentano distinguer recherche empirique et recherche conceptuelle. Ce qui est nouveau, ce n'est même pas la tâche analytique comme telle – après tout, dès qu'on récuse l'adage moniste selon lequel le vrai, c'est le tout et l'absolu, la philosophie se donne essentiellement comme analyse –, mais c'est à la fois le présupposé philosophique de l'analyse et l'unité d'examen.
Les défenseurs de la philosophie analytique font valoir que celle-ci possède un objectif de clarté et de précision au niveau de la description des problèmes philosophiques, qui rapproche ainsi la philosophie de la méthodologie des disciplines scientifiques. Cette clarté dans la description des problèmes et la formulation des solutions permet d'éviter l'ambiguïté et les difficultés d'interprétation souvent reprochées à la philosophie « littéraire ». La philosophie analytique se caractérise également par une approche concrète, « par problèmes ». Il en résulte ainsi la description précise de problèmes philosophiques, clairement identifiés, et pour lesquels il convient de rechercher une solution. Parmi ces problèmes, on peut citer notamment : le paradoxe du menteur, le paradoxe de Hempel, etc.
La philosophie analytique ne verrait l'existence que d'un point de vue logique, comme le Newton dessiné par Blake : absorbé par des figures, symboles de la connaissance scientifique de la nature, il ne la contemple pas directement.
Les critiques de la philosophie analytique pensent que ce n'est là qu'une simple injonction normative à la clarté et la rigueur et que cela décrit plus une tradition, des périodiques, des lectures et références communes, des exemples et problèmes récurrents, qu'une véritable « méthode » scientifique. De plus, la réduction logique est jugée trop superficielle, alors que la philosophie continentale estime remonter aux conditions mêmes du métaphysique, i.e., selon Heidegger, à une ouverture à l'être qui précéderait toute catégorisation logico-métaphysique et qui serait donc plus fondamentale, plus profonde.
Si des critiques très vives ont été formulées contre la métaphysique par les premiers philosophes analytiques (voir par exemple Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage par Carnap), celles-ci ont depuis été largement tempérées, le programme positiviste du Cercle de Vienne ayant été généralement considéré comme un échec, bien qu'instructif. Aujourd'hui, philosophie analytique et métaphysique ne sont pas contradictoires.