mardi 17 juin 2014

Philosophie Analytique vs Philosophie Continentale


A en croire la rumeur, les philosophes d’aujourd’hui se divisent en deux catégories. Les uns se font appeler philosophes analytiques et prétendent s’opposer à ceux qu’ils appellent philosophes continentaux. Cette dernière appellation vient, je crois, du fait que les premiers pratiquent surtout outre-Manche où, comme on sait, on appelle « continental » tout ce qui n ‘est pas sur les Iles britanniques (on aime à citer le titre d’un quotidien anglais : « Brouillard sur le Channel : le Continent isolé »). Mais, par extension, les Américains du Nord, et même les Australiens et les Néo-Zélandais, semblent se ranger du côté des Britanniques. En sorte que, selon ce critère géographique, les philosophes continentaux seraient tous ceux qui sont sur le continent européen, à l’exception de l’Angleterre et de ses anciennes colonies.  J’avoue mal comprendre pourquoi il y aurait une telle différence entre les philosophes de l’un ou de l’autre bord du Channel. Nous ne sommes tout de même plus à l’époque de Voltaire, qui dans ses Lettres philosophiques remarquait que tout ce qui vient d’Angleterre est suspect pour la police du Roy. Il y a bien longtemps que les Français et les Allemands ont intégré la philosophie de Locke et de Hume, tout comme les Anglais celle de Descartes. La philosophie ne peut tout de même pas être si différente selon la géographie ! Que le climat d’un pays ou son petit déjeuner soit « continental » on peut bien comprendre et l'accepter comme tel, mais sa philosophie ? Et que peut bien vouloir dire le terme « analytique » dont s’affublent ces gens ? Toute philosophie n’est-elle pas analyse ? Et n’est-elle pas aussi synthèse ? Aussi me suis-je demandé si cette fameuse philosophie analytique n’était pas tout simplement encore une nouvelle secte, comme aiment à en créer à périodes répétées les membres de cette curieuse confrérie des philosophes qui, faute d’avoir, comme les scientifiques, des objets et des méthodes fiables, se contentent de s’inventer des querelles fictives pour maintenir leur profession active et épater le chaland. Je me suis demandé quelles merveilles pouvait bien contenir cette philosophie « analytique » pour qu’elle puisse ainsi se distinguer de la philosophie tout court. J’ai eu la chance de converser, récemment, avec un adepte de ce courant appelé" philosophie analytique" et un philosophe que l’autre appelait « continental ».

Je présenterai brièvement les deux protagonistes de ces conversations. L’un, se veut philosophe analytique, après des études classiques à Paris, a ensuite séjourné aux États-Unis, et en est devenu définitivement converti aux méthodes et au style de pensée des philosophes locaux. Il manifeste une certaine agressivité contre tout ce qui, de près ou de loin, est « continental ». L’autre a reçu la même éducation à Paris, mais il n’a jamais été tenté par ce qui se passait outre-Manche ou outre-Atlantique.

« Die sprache ist alles » (le langage est tout). C’est par cette sentence que se trouve le fondement de la philosophie analytique. Toute notre faculté de communiquer et de connaître n’existe que par l’existence du langage. Selon M. Dummet, le réel ne peut être appréhendé que par le langage. Son analyse revient donc à analyser la pensée. Pour ce Philosophe « la philosophie analytique », est la philosophie post-frégéenne ». Frege est un Philosophe – logicien allemand qui a renouvelé de fond en comble la logique depuis Aristote même si certains comme Leibniz ou Boole avaient déjà commencé. Ceci veut dire que l’étude du langage est intrinsèquement liée à l’étude de la logique dans la philosophie analytique. Frege est l’initiateur de ce qu’on appelle le logicisme, courant de pensée qui veut déduire les mathématiques de la seule logique. Ce projet se trouve dans son œuvre « lois fondamentales de l’arithmétique ». Frege veut dissiper les équivoques du langage ordinaire et fonder un langage idéal. C’est une vieille idée qui remonte à Leibniz et même avant. Le langage ordinaire serait rempli « d’impuretés » qui fausseraient la façon de penser. Mieux penser grâce à un langage idéal reviendrait à connaître le vrai selon Frege.

Le Philosophe allemand appartient au courant réaliste et s’oppose donc au subjectivisme. La logique découvre les lois de la connaissance vraie en étudiant les relations des pensées vraies entre elles. La logique est « métaphysiquement » élevée comme l’instrument même de la science.

Avec la philosophie analytique, on a aussi le débat qui traverse la philosophie occidentale entre une subjectivité de la science liée à un sujet, une époque, une histoire ou une science objective indépendante de l’Histoire. Il ne faut pas masquer l’hostilité de certains philosophes vis-à-vis de la logique comme Deleuze ou Guattari. Elle détruirait l’inspiration, l’imagination, la grâce du philosophe…carcan pour une pensée stérile. Descartes lui-même à la différence de Leibniz faisait plus appel à l’évidence ou à l’intuition pour les mathématiques (surtout pour la géométrie) qu’à un raisonnement logique. Lorsque Descartes dit au livre I du « Discours de la Méthode » « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », cela veut dire que le bon sens est plus utile et efficace qu’une logique qui ne sert qu’à dire des trivialités. Le bon sens est le meilleur outil de la pensée selon le philosophe. Il faut dire aussi que Descartes n’aimait pas la logique car elle représentait trop à ses yeux la scolastique, système de pensée dont il a voulu sortir avec son « Discours de la Méthode », c’est-à-dire sortir de la tradition, de l’autorité et du répétitif.

Citons ces vers de Goethe :

« Mon bon ami, je vous conseille
Avant tout le cours de la logique

Là on vous dressera bien l’esprit

On vous le comprimera dans des brodequins espagnols

Pour qu’il trotte prudemment

 Dans le chemin de la routine
 Et ne s’avise pas de voltiger

De ci de là comme un feu follet »

 Faust de Goethe (Mephistophélès s’adressant au jeune écolier)

Deleuze ira jusqu’à accuser la philosophie analytique de vouloir assassiner la philosophie. On ne peut faire une brève introduction de la philosophie analytique sans étudier Wittgenstein et son livre le plus important : le Tractatus logico-philosophicus. Le langage selon lui est constitué de propositions qui représentent le monde. Les propositions sont une image du monde. Le monde est l’ensemble des faits élémentaires des « états de chose ». La vérité ou la fausseté d’une proposition dépend d’une comparaison avec le monde. On retrouve l’idée de la vérifiabilité (principe de vérification). On retrouve la conception de la vérité comme adéquation de la chose et de l’intellect (adaequatio rei et intellectus). Les propositions du langage qui ne représentent rien sont des pseudo-propositions comme la logique, les mathématiques, l’éthique, la philosophie, … Le tractatus finit par « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Ceci peut être interprété contre la métaphysique.

Pour Wittgenstein, la philosophie est une activité qui doit clarifier la pensée. Il nous faut parler du « second » Wittgenstein dans les investigations philosophiques qui ne cherchant plus un langage logique idéal admet les «jeux du langage » liés à l’activité humaine. Cela revient donc à analyser le langage ordinaire.

Wittgenstein a enseigné à Cambridge après avoir quitté Vienne. Nous allons voir maintenant du côté d’Oxford : Ryle et Austin. Ils refusent tous les deux la métaphysique traditionnelle : obsession constante pour la philosophie analytique. La métaphysique traditionnelle est ce qu’on appelle aussi la philosophie continentale. « Ontologiser, c’est fini »  écrira Ryle.

Austin étudiera le langage ordinaire et montrera que dire c’est aussi agir : « J’ouvre la séance », « je m’excuse ». Quand une proposition se présente comme un acte ou accomplir quelque chose comme le discours d’un homme politique on l’appelle proposition performative. Parler c’est agir : « How to do things with words ».

Nous finirons par l’étude du cercle de Vienne : le Wienerkreiss qui est celui du courant du positivisme logique (ou néopositivisme). Il s’inspira du Tractatus de Wittgenstein avec quelques différences et mésinterprétations. La philosophie analytique devient une philosophie apologétique de la logique, de la raison et de la science. Il s’agit comme toujours de rompre avec la métaphysique. Les énoncés de la métaphysique pour Carnap ne sont pas faux, ils n’ont pas de sens puisqu’on ne peut faire une vérification empirique. Le principe de vérification énoncé par Waismann dit ceci : « S’il n’existe aucun moyen pour dire quand un énoncé est vrai, alors l’énoncé n’a pas de sens ». Il y a pour le cercle de Vienne un rejet radical des thèmes de la philosophie. Le principe de vérification est pourtant posé de façon toute métaphysique.

 Il s’agit donc ici d’une philosophie post-analytique. De l’autre côté il y a les derniers représentants de la philosophie analytique du type wittgensteinien ou oxfordien. Ceux-ci dénoncent les nouvelles maladies de l’entendement que représentent ces nouvelles philosophies - en fait, ces nouvelles idéologies philosophiques - proposées par leurs confrères. Car du point de vue de Wittgenstein et des siens, le travail d’éclaircissement de la philosophie ne cesse jamais : il y a toujours de nouvelles maladies qui se présentent, des formes mutantes et virulentes d’anciennes morbidités. La tâche de la philosophie, selon cette interprétation serait de découvrir de nouvelles vérités, mais de nous fournir d’une compréhension lucide de ce qui est en fait déjà connu - ou de ce qui est mal compris.  Les malentendus peuvent être de toutes sortes, y compris philosophiques. Or, comment la philosophie analytique pourrait-elle se passer d’appliquer à soi-même les méthodes d’enquête et de critique dont elle se sert pour ses  recherches et, le cas échéant, pour censurer d’autres productions intellectuelles ? Nous sommes de retour dans le pays de l’auto-analyse. Car l’analyse philosophique, pour autant qu’elle existe toujours, ne peut pas faire l’économie d’un tel processus réflexif. Cependant, nous sommes à présent dans une situation de régression : la philosophie anglo-américaine s’éloigne du projet d’une telle auto-analyse. Les raisons profondes de cet état des choses restent à analyser : elles ne sont que partiellement philosophiques.

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