A en croire la rumeur, les philosophes d’aujourd’hui se
divisent en deux catégories. Les uns se font appeler philosophes analytiques et
prétendent s’opposer à ceux qu’ils appellent philosophes continentaux. Cette
dernière appellation vient, je crois, du fait que les premiers pratiquent
surtout outre-Manche où, comme on sait, on appelle « continental » tout ce qui
n ‘est pas sur les Iles britanniques (on aime à citer le titre d’un quotidien
anglais : « Brouillard sur le Channel : le Continent isolé »). Mais, par
extension, les Américains du Nord, et même les Australiens et les
Néo-Zélandais, semblent se ranger du côté des Britanniques. En sorte que, selon
ce critère géographique, les philosophes continentaux seraient tous ceux qui
sont sur le continent européen, à l’exception de l’Angleterre et de ses
anciennes colonies. J’avoue mal
comprendre pourquoi il y aurait une telle différence entre les philosophes de
l’un ou de l’autre bord du Channel. Nous ne sommes tout de même plus à l’époque
de Voltaire, qui dans ses Lettres philosophiques remarquait que tout ce qui
vient d’Angleterre est suspect pour la police du Roy. Il y a bien longtemps que
les Français et les Allemands ont intégré la philosophie de Locke et de Hume,
tout comme les Anglais celle de Descartes. La philosophie ne peut tout de même
pas être si différente selon la géographie ! Que le climat d’un pays ou son
petit déjeuner soit « continental » on peut bien comprendre et l'accepter comme
tel, mais sa philosophie ? Et que peut bien vouloir dire le terme « analytique
» dont s’affublent ces gens ? Toute philosophie n’est-elle pas analyse ? Et
n’est-elle pas aussi synthèse ? Aussi me suis-je demandé si cette fameuse
philosophie analytique n’était pas tout simplement encore une nouvelle secte,
comme aiment à en créer à périodes répétées les membres de cette curieuse
confrérie des philosophes qui, faute d’avoir, comme les scientifiques, des
objets et des méthodes fiables, se contentent de s’inventer des querelles
fictives pour maintenir leur profession active et épater le chaland. Je me suis
demandé quelles merveilles pouvait bien contenir cette philosophie « analytique
» pour qu’elle puisse ainsi se distinguer de la philosophie tout court. J’ai eu
la chance de converser, récemment, avec un adepte de ce courant appelé"
philosophie analytique" et un philosophe que l’autre appelait «
continental ».
Je présenterai brièvement les deux protagonistes de ces
conversations. L’un, se veut philosophe analytique, après des études classiques
à Paris, a ensuite séjourné aux États-Unis, et en est devenu définitivement
converti aux méthodes et au style de pensée des philosophes locaux. Il
manifeste une certaine agressivité contre tout ce qui, de près ou de loin, est
« continental ». L’autre a reçu la même éducation à Paris, mais il n’a jamais
été tenté par ce qui se passait outre-Manche ou outre-Atlantique.
« Die sprache ist alles » (le langage est tout). C’est par
cette sentence que se trouve le fondement de la philosophie analytique. Toute
notre faculté de communiquer et de connaître n’existe que par l’existence du
langage. Selon M. Dummet, le réel ne peut être appréhendé que par le langage.
Son analyse revient donc à analyser la pensée. Pour ce Philosophe « la
philosophie analytique », est la philosophie post-frégéenne ». Frege est un
Philosophe – logicien allemand qui a renouvelé de fond en comble la logique
depuis Aristote même si certains comme Leibniz ou Boole avaient déjà commencé.
Ceci veut dire que l’étude du langage est intrinsèquement liée à l’étude de la
logique dans la philosophie analytique. Frege est l’initiateur de ce qu’on
appelle le logicisme, courant de pensée qui veut déduire les mathématiques de
la seule logique. Ce projet se trouve dans son œuvre « lois fondamentales de
l’arithmétique ». Frege veut dissiper les équivoques du langage ordinaire et
fonder un langage idéal. C’est une vieille idée qui remonte à Leibniz et même
avant. Le langage ordinaire serait rempli « d’impuretés » qui fausseraient la
façon de penser. Mieux penser grâce à un langage idéal reviendrait à connaître
le vrai selon Frege.
Le Philosophe allemand appartient au courant réaliste et
s’oppose donc au subjectivisme. La logique découvre les lois de la connaissance
vraie en étudiant les relations des pensées vraies entre elles. La logique est
« métaphysiquement » élevée comme l’instrument même de la science.
Avec la philosophie analytique, on a aussi le débat qui
traverse la philosophie occidentale entre une subjectivité de la science liée à
un sujet, une époque, une histoire ou une science objective indépendante de
l’Histoire. Il ne faut pas masquer l’hostilité de certains philosophes
vis-à-vis de la logique comme Deleuze ou Guattari. Elle détruirait
l’inspiration, l’imagination, la grâce du philosophe…carcan pour une pensée
stérile. Descartes lui-même à la différence de Leibniz faisait plus appel à
l’évidence ou à l’intuition pour les mathématiques (surtout pour la géométrie)
qu’à un raisonnement logique. Lorsque Descartes dit au livre I du « Discours de
la Méthode » « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », cela veut
dire que le bon sens est plus utile et efficace qu’une logique qui ne sert qu’à
dire des trivialités. Le bon sens est le meilleur outil de la pensée selon le
philosophe. Il faut dire aussi que Descartes n’aimait pas la logique car elle
représentait trop à ses yeux la scolastique, système de pensée dont il a voulu
sortir avec son « Discours de la Méthode », c’est-à-dire sortir de la
tradition, de l’autorité et du répétitif.
Citons ces vers de Goethe :
« Mon bon ami, je vous conseille
Avant tout le cours
de la logiqueLà on vous dressera bien l’esprit
On vous le comprimera dans des brodequins espagnols
Pour qu’il trotte prudemment
Dans le chemin de la
routine
Et ne s’avise pas de
voltigerDe ci de là comme un feu follet »
Faust de Goethe
(Mephistophélès s’adressant au jeune écolier)
Deleuze ira jusqu’à accuser la philosophie analytique de
vouloir assassiner la philosophie. On ne peut faire une brève introduction de
la philosophie analytique sans étudier Wittgenstein et son livre le plus
important : le Tractatus logico-philosophicus. Le langage selon lui est
constitué de propositions qui représentent le monde. Les propositions sont une
image du monde. Le monde est l’ensemble des faits élémentaires des « états de
chose ». La vérité ou la fausseté d’une proposition dépend d’une comparaison
avec le monde. On retrouve l’idée de la vérifiabilité (principe de
vérification). On retrouve la conception de la vérité comme adéquation de la
chose et de l’intellect (adaequatio rei et intellectus). Les propositions du
langage qui ne représentent rien sont des pseudo-propositions comme la logique,
les mathématiques, l’éthique, la philosophie, … Le tractatus finit par « ce
dont on ne peut parler, il faut le taire ». Ceci peut être interprété contre la
métaphysique.
Pour Wittgenstein, la philosophie est une activité qui doit
clarifier la pensée. Il nous faut parler du « second » Wittgenstein dans les
investigations philosophiques qui ne cherchant plus un langage logique idéal
admet les «jeux du langage » liés à l’activité humaine. Cela revient donc à
analyser le langage ordinaire.
Wittgenstein a enseigné à Cambridge après avoir quitté
Vienne. Nous allons voir maintenant du côté d’Oxford : Ryle et Austin. Ils
refusent tous les deux la métaphysique traditionnelle : obsession constante
pour la philosophie analytique. La métaphysique traditionnelle est ce qu’on
appelle aussi la philosophie continentale. « Ontologiser, c’est fini » écrira Ryle.
Austin étudiera le langage ordinaire et montrera que dire
c’est aussi agir : « J’ouvre la séance », « je m’excuse ». Quand une
proposition se présente comme un acte ou accomplir quelque chose comme le
discours d’un homme politique on l’appelle proposition performative. Parler
c’est agir : « How to do things with words ».
Nous finirons par l’étude du cercle de Vienne : le
Wienerkreiss qui est celui du courant du positivisme logique (ou
néopositivisme). Il s’inspira du Tractatus de Wittgenstein avec quelques
différences et mésinterprétations. La philosophie analytique devient une
philosophie apologétique de la logique, de la raison et de la science. Il
s’agit comme toujours de rompre avec la métaphysique. Les énoncés de la
métaphysique pour Carnap ne sont pas faux, ils n’ont pas de sens puisqu’on ne
peut faire une vérification empirique. Le principe de vérification énoncé par
Waismann dit ceci : « S’il n’existe aucun moyen pour dire quand un énoncé est
vrai, alors l’énoncé n’a pas de sens ». Il y a pour le cercle de Vienne un
rejet radical des thèmes de la philosophie. Le principe de vérification est
pourtant posé de façon toute métaphysique.
Il s’agit donc ici d’une
philosophie post-analytique. De l’autre côté il y a les derniers représentants
de la philosophie analytique du type wittgensteinien ou oxfordien. Ceux-ci
dénoncent les nouvelles maladies de l’entendement que représentent ces
nouvelles philosophies - en fait, ces nouvelles idéologies philosophiques -
proposées par leurs confrères. Car du point de vue de Wittgenstein et des
siens, le travail d’éclaircissement de la philosophie ne cesse jamais : il y a
toujours de nouvelles maladies qui se présentent, des formes mutantes et
virulentes d’anciennes morbidités. La tâche de la philosophie, selon cette
interprétation serait de découvrir de nouvelles vérités, mais de nous fournir
d’une compréhension lucide de ce qui est en fait déjà connu - ou de ce qui est
mal compris. Les malentendus peuvent
être de toutes sortes, y compris philosophiques. Or, comment la philosophie
analytique pourrait-elle se passer d’appliquer à soi-même les méthodes
d’enquête et de critique dont elle se sert pour ses recherches et, le cas échéant, pour censurer
d’autres productions intellectuelles ? Nous sommes de retour dans le pays de
l’auto-analyse. Car l’analyse philosophique, pour autant qu’elle existe
toujours, ne peut pas faire l’économie d’un tel processus réflexif. Cependant,
nous sommes à présent dans une situation de régression : la philosophie
anglo-américaine s’éloigne du projet d’une telle auto-analyse. Les raisons
profondes de cet état des choses restent à analyser : elles ne sont que
partiellement philosophiques.
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