mercredi 18 juin 2014

Les Critiques de la Philosophie Analytique



L'approche analytique et linguistique en philosophie, qui s'annonçait chez Locke et se retrouvait chez Condillac, supposait une nouvelle approche du langage qui avait été acquise dans les sciences au moins cent cinquante ans plus tôt. Une histoire des sciences qui se veut histoire des concepts pourrait être une histoire linguistique des sciences. On y verrait que les révolutions de celles-ci sont liées à l'introduction d'un nouveau langage, lui-même solidaire de catégories neuves (Galilée), que leur progrès dépend de l'amélioration de leur nomenclature (Lavoisier), de leur vocabulaire (Linné), qu'un changement, voire un « viol » linguistique (Riemann), peut entraîner un bouleversement conceptuel générateur d'extension théorique (géométries non euclidiennes), que leurs théories s'expriment dans la structure de leurs équations (Poincaré, Maxwell), avant même que leur axiomatisation n'achève de révéler la nature linguistique des problèmes eux-mêmes. En somme, si l'on retourne des commencements aux origines, il apparaît que la philosophie analytique n'est que l'émergence au plan de la réflexion d'une prise de conscience bien plus ancienne de l'importance du langage dans la théorie, les progrès, obstacles et ruptures épistémologiques des sciences européennes.
En philosophie, cette révolution n'a été possible qu'à la faveur d'une évolution sociale et culturelle. Une laïcisation de la culture, une professionnalisation de la philosophie fait d'une telle révolution une affaire de philosophes qui publient dans des revues spécialisées, se soumettent à la critique experte des collègues, conquièrent leur autonomie par rapport à toute « croyance », assurent leur indépendance par rapport à la théologie, la politique etc…
Aucune doctrine cohérente n'a fait de ce mouvement analytique une école. Dans un milieu relativement autonome, d'intense remise en question, une structure de discussion apparaît dès le début entre des tendances mathématicienne (Russell, Ajdukiewicz), phénoméniste (Moore, Ayer, Kotarbinski) et phénoménologico-linguistique (Austin, Ryle) ; un dialogue incessant où Russell répond à Stuart Mill, le deuxième Wittgenstein au premier, Russell au deuxième Wittgenstein et à Russell lui-même. Mais cette confrontation, qui s'étend au rameau polonais et américain, n'était possible qu'en vertu d'une certaine communauté de vues sur la nature et le rôle de la philosophie. L'archéologie du mouvement révèle que la théorie implicite de cette pratique renvoie à un acquis définitif de la philosophie logique, à un renversement de la théorie traditionnelle des concepts et des propositions. C'est elle peut-être qui est au fond de l'incompréhension mutuelle qui existe entre analystes et phénoménologues.
Il ne suffit donc pas de dire que la philosophie analytique traduit les questions traditionnelles sous une forme linguistique (on ne demande plus si la réalité est faite de substances ou de propriétés de substances, mais si sujets et prédicats signifient de la même façon). Si la révolution analytique n'était qu'une affaire de commodité, elle se bornerait à systématiser une vieille habitude. Aristote et Abélard savaient disputer en termes alternativement ontologiques et linguistiques. Elle n'est pas non plus l'installation dans les verts pâturages d'un domaine réservé, caractérisée par une certaine façon, concurrente de la phénoménologie, de faire vœu de pauvreté en matière de connaissance : on savait depuis Brentano distinguer recherche empirique et recherche conceptuelle. Ce qui est nouveau, ce n'est même pas la tâche analytique comme telle – après tout, dès qu'on récuse l'adage moniste selon lequel le vrai, c'est le tout et l'absolu, la philosophie se donne essentiellement comme analyse –, mais c'est à la fois le présupposé philosophique de l'analyse et l'unité d'examen.
Les défenseurs de la philosophie analytique font valoir que celle-ci possède un objectif de clarté et de précision au niveau de la description des problèmes philosophiques, qui rapproche ainsi la philosophie de la méthodologie des disciplines scientifiques. Cette clarté dans la description des problèmes et la formulation des solutions permet d'éviter l'ambiguïté et les difficultés d'interprétation souvent reprochées à la philosophie « littéraire ». La philosophie analytique se caractérise également par une approche concrète, « par problèmes ». Il en résulte ainsi la description précise de problèmes philosophiques, clairement identifiés, et pour lesquels il convient de rechercher une solution. Parmi ces problèmes, on peut citer notamment : le paradoxe du menteur, le paradoxe de Hempel, etc.
La philosophie analytique ne verrait l'existence que d'un point de vue logique, comme le Newton dessiné par Blake : absorbé par des figures, symboles de la connaissance scientifique de la nature, il ne la contemple pas directement.
Les critiques de la philosophie analytique pensent que ce n'est là qu'une simple injonction normative à la clarté et la rigueur et que cela décrit plus une tradition, des périodiques, des lectures et références communes, des exemples et problèmes récurrents, qu'une véritable « méthode » scientifique. De plus, la réduction logique est jugée trop superficielle, alors que la philosophie continentale estime remonter aux conditions mêmes du métaphysique, i.e., selon Heidegger, à une ouverture à l'être qui précéderait toute catégorisation logico-métaphysique et qui serait donc plus fondamentale, plus profonde.
Si des critiques très vives ont été formulées contre la métaphysique par les premiers philosophes analytiques (voir par exemple Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage par Carnap), celles-ci ont depuis été largement tempérées, le programme positiviste du Cercle de Vienne ayant été généralement considéré comme un échec, bien qu'instructif. Aujourd'hui, philosophie analytique et métaphysique ne sont pas contradictoires.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire