L'approche analytique et linguistique en philosophie, qui s'annonçait
chez Locke et se retrouvait chez Condillac, supposait une nouvelle approche du
langage qui avait été acquise dans les sciences au moins cent cinquante ans
plus tôt. Une histoire des sciences qui se veut histoire des concepts pourrait
être une histoire linguistique des sciences. On y verrait que les révolutions
de celles-ci sont liées à l'introduction d'un nouveau langage, lui-même
solidaire de catégories neuves (Galilée), que leur progrès dépend de
l'amélioration de leur nomenclature (Lavoisier), de leur vocabulaire (Linné),
qu'un changement, voire un « viol » linguistique (Riemann), peut entraîner un
bouleversement conceptuel générateur d'extension théorique (géométries non
euclidiennes), que leurs théories s'expriment dans la structure de leurs équations
(Poincaré, Maxwell), avant même que leur axiomatisation n'achève de révéler la
nature linguistique des problèmes eux-mêmes. En somme, si l'on retourne des
commencements aux origines, il apparaît que la philosophie analytique n'est que
l'émergence au plan de la réflexion d'une prise de conscience bien plus
ancienne de l'importance du langage dans la théorie, les progrès, obstacles et
ruptures épistémologiques des sciences européennes.
En philosophie, cette révolution n'a été possible qu'à la
faveur d'une évolution sociale et culturelle. Une laïcisation de la culture,
une professionnalisation de la philosophie fait d'une telle révolution une
affaire de philosophes qui publient dans des revues spécialisées, se soumettent
à la critique experte des collègues, conquièrent leur autonomie par rapport à
toute « croyance », assurent leur indépendance par rapport à la théologie, la
politique etc…
Aucune doctrine cohérente n'a fait de ce mouvement
analytique une école. Dans un milieu relativement autonome, d'intense remise en
question, une structure de discussion apparaît dès le début entre des tendances
mathématicienne (Russell, Ajdukiewicz), phénoméniste (Moore, Ayer, Kotarbinski)
et phénoménologico-linguistique (Austin, Ryle) ; un dialogue incessant où
Russell répond à Stuart Mill, le deuxième Wittgenstein au premier, Russell au
deuxième Wittgenstein et à Russell lui-même. Mais cette confrontation, qui
s'étend au rameau polonais et américain, n'était possible qu'en vertu d'une certaine
communauté de vues sur la nature et le rôle de la philosophie. L'archéologie du
mouvement révèle que la théorie implicite de cette pratique renvoie à un acquis
définitif de la philosophie logique, à un renversement de la théorie
traditionnelle des concepts et des propositions. C'est elle peut-être qui est
au fond de l'incompréhension mutuelle qui existe entre analystes et
phénoménologues.
Il ne suffit donc pas de dire que la philosophie analytique
traduit les questions traditionnelles sous une forme linguistique (on ne
demande plus si la réalité est faite de substances ou de propriétés de
substances, mais si sujets et prédicats signifient de la même façon). Si la
révolution analytique n'était qu'une affaire de commodité, elle se bornerait à
systématiser une vieille habitude. Aristote et Abélard savaient disputer en
termes alternativement ontologiques et linguistiques. Elle n'est pas non plus
l'installation dans les verts pâturages d'un domaine réservé, caractérisée par
une certaine façon, concurrente de la phénoménologie, de faire vœu de pauvreté
en matière de connaissance : on savait depuis Brentano distinguer recherche
empirique et recherche conceptuelle. Ce qui est nouveau, ce n'est même pas la
tâche analytique comme telle – après tout, dès qu'on récuse l'adage moniste
selon lequel le vrai, c'est le tout et l'absolu, la philosophie se donne
essentiellement comme analyse –, mais c'est à la fois le présupposé
philosophique de l'analyse et l'unité d'examen.
Les défenseurs de la philosophie analytique font valoir que
celle-ci possède un objectif de clarté et de précision au niveau de la
description des problèmes philosophiques, qui rapproche ainsi la philosophie de
la méthodologie des disciplines scientifiques. Cette clarté dans la description
des problèmes et la formulation des solutions permet d'éviter l'ambiguïté et
les difficultés d'interprétation souvent reprochées à la philosophie «
littéraire ». La philosophie analytique se caractérise également par une approche
concrète, « par problèmes ». Il en résulte ainsi la description précise de
problèmes philosophiques, clairement identifiés, et pour lesquels il convient
de rechercher une solution. Parmi ces problèmes, on peut citer notamment : le
paradoxe du menteur, le paradoxe de Hempel, etc.
La philosophie analytique ne verrait l'existence que d'un
point de vue logique, comme le Newton dessiné par Blake : absorbé par des
figures, symboles de la connaissance scientifique de la nature, il ne la
contemple pas directement.
Les critiques de la philosophie analytique pensent que ce
n'est là qu'une simple injonction normative à la clarté et la rigueur et que
cela décrit plus une tradition, des périodiques, des lectures et références
communes, des exemples et problèmes récurrents, qu'une véritable « méthode »
scientifique. De plus, la réduction logique est jugée trop superficielle, alors
que la philosophie continentale estime remonter aux conditions mêmes du
métaphysique, i.e., selon Heidegger, à une ouverture à l'être qui précéderait
toute catégorisation logico-métaphysique et qui serait donc plus fondamentale,
plus profonde.
Si des critiques très vives ont été formulées contre la
métaphysique par les premiers philosophes analytiques (voir par exemple Le
dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage par Carnap),
celles-ci ont depuis été largement tempérées, le programme positiviste du
Cercle de Vienne ayant été généralement considéré comme un échec, bien
qu'instructif. Aujourd'hui, philosophie analytique et métaphysique ne sont pas contradictoires.
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