Le lien avec la philosophie nuit beaucoup au théâtre. La
lecture métaphysique de ces pièces est mise en valeur, et achève de les
éloigner du grand public, en raison de leur réputation austère. Les sujets,
trop profonds, trop denses, trop précis, sont étouffés en l’espace d’une seule
pièce, et gagneraient parfois à être réduits, épurés. Seuls, quelques
intellectuels approuvent cette profusion.
Cependant, beaucoup de spectateurs évoquent une émotion
intense : le public est saisi, même s’il ne comprend pas toutes les
implications métaphysiques de la pièce. Il y a divers degrés d’appréciation, et
ce premier niveau, celui de l’émotion, est atteint. Des exemples de publics de
culture moyenne attestent d’une possibilité de bonne réception. Dès ses débuts
au théâtre, Gabriel Marcel est considéré comme un novateur : il transfigure la
vie quotidienne en lui insufflant des aspirations plus hautes. Cependant, sa
réputation de philosophe l’emporte, et il se trouve, après la Seconde guerre
mondiale, dépassé par des auteurs nouveaux qui, pour certains, s’inspirent de
son propre théâtre, suivent le chemin qu’il a commencé à tracer.
L’authenticité passe par la représentation de la vie
quotidienne. Certains lecteurs y retrouvent leurs angoisses, leurs émotions ;
d’autres, des situations vécues, des réactions connues. Sans s’écarter de son
chemin, Gabriel Marcel ignore la facilité, refuse de céder devant les critiques
et les modes.
La réalité des personnages est au cœur de l’œuvre de Gabriel
Marcel. Il s’efforce de leur donner une existence autonome, suffisamment
sensible pour que leur présence hante le spectateur. Ses dons d’observation
sont unanimement loués, et la vérité psychologique est une de ses plus grandes
qualités. Le dialogue, d’une expression courante, contribue à la réalité des
drames, à un rapprochement entre le personnage et le spectateur. La réussite
est d’autant plus grande que l’auteur se refuse à prendre parti. Cela ne
l’empêche nullement de montrer les aspects humains les moins reluisants.
En cela, il se démarque du théâtre facile, et n’hésite pas à
aborder des thèmes épineux qui lui valent certains désagréments. Il refuse
l’engagement partisan, nuance son propos, prône la tolérance. Dans une période
d’épuration, il écrit des drames sur la collaboration et la résistance ; il
s’est converti, mais compose une pièce décriée par le Saint-Siège ; il tente de
porter à la scène un drame sur les Juifs, qui lui vaut l’accusation
d’antisémite il convient de rappeler qu’il est lui-même juif par sa mère.
Certains admirent ces prises de position, d’autres s’insurgent. Pourtant, les
ridicules que l’auteur dénonce sont généraux : il est contre l’esprit de parti,
et stigmatise autant l’intransigeance catholique que protestante ou juive.
Cette œuvre se situe dans un entre-deux, à la recherche de
nouveauté, mais encore dépendante des formes du passé. Elle est rarement
représentée sur des scènes régulières. Pourtant, elle préfigure des
questionnements ultérieurs, soulève à l’avance des problèmes abordés par Sartre
ou Camus. A son époque, Marcel est incompris, car trop déstabilisant pour un
public qui recherche avant tout le délassement. De nos jours, cependant, ses
œuvres ne sont pas totalement tombées dans l’oubli. Des représentations
d’amateurs, des études naissent de ses pièces.
La question scénique
La représentation est le but de la vie d’une pièce ; or,
cette satisfaction a rarement été accordée à l’œuvre de Gabriel Marcel. Sa
carrière a connu des déséquilibres flagrants : quelques années de réussite,
comme en 1937 lorsqu’il reçoit le prix Brieux pour Le Dard, et que Le Fanal est
reçu à la Comédie Française ; les années 1949-1953. On trouve également des déséquilibres
géographiques ca sa carrière à Paris est moins satisfaisante qu’en province, et
parfois même qu’à l’étranger. Quant aux réactions des gens de théâtre, elles
sont variées : si les directeurs de théâtre acceptent rarement ses drames, il
est chaudement encouragé par les acteurs.
L’action est essentiellement parole, ce qui pourrait
expliquer les craintes des directeurs de théâtre. Communication et absence de
communication sont les fondements de cette pensée, et le dialogue semble à
Gabriel Marcel le meilleur moyen de faire sentir l’intériorité. Certains
reprochent cette intimité trop profonde pour le genre, et suggèrent que le
roman serait plus propice. Mais la vocation de l’auteur est autre. Il désire
donner à voir. Cette joie lui est le plus souvent refusée, et d’aucuns
considèrent que son théâtre peut être lu, sans que l’absence de représentation
soit vécue comme un manque. En effet, ce genre convient-il pour exprimer tant
de subtilités, et des mouvements si intérieurs
Pour l’auteur, le but est de voir incarner ses personnages.
Pourtant, il se heurte à des difficultés, soit que ses projets échouent, soit
que leur réalisation déçoive. Or, la représentation est une mise à l’épreuve,
mais aussi un aboutissement. Le relatif succès remporté par ses pièces à la
radio ne console pas Gabriel Marcel. Ses pièces, quand elles sont représentées,
ne le sont pourtant pas dans des conditions idéales, ce qui nuit peut-être
davantage encore à sa carrière. Il est vrai que le théâtre traverse une crise,
et que seules ou presque triomphent les pièces faciles. Néanmoins, il est
sans cesse en crise, à la recherche de nouveauté. La raison de la faillite du
théâtre marcellien est ailleurs, peut-être dans une mauvaise “ gestion ” de son
œuvre : il perd des occasions de s’imposer, par hésitation, par scrupules il
déteste les démarches. Les expériences scéniques demeurent donc trop rares pour
se prononcer sur la valeur théâtrale de certaines œuvres.
Conclusion