jeudi 5 juin 2014

La réception du théâtre de Gabriel Marcel

Le théâtre de Gabriel Marcel est avant tout un théâtre de la conscience, dans la lignée de celui d’Ibsen. Il comporte donc des résonances morales, plus ou moins appréciées selon les spectateurs, mais que l’auteur n’a pas voulues : il est du côté de l’empirique. Malgré tout, les difficultés de tels drames se font sentir. Les débats psychologiques ralentissent l’action, portent sur des thèmes trop “ intellectuels ” pour le grand public. Les amis de Gabriel Marcel en sont conscients et, parfois, eux-mêmes, malgré leur culture, ne saisissent pas toujours toutes les nuances. Une lecture préalable semble nécessaire à une réelle compréhension de l’œuvre, or le théâtre doit se donner d’emblée.

Le lien avec la philosophie nuit beaucoup au théâtre. La lecture métaphysique de ces pièces est mise en valeur, et achève de les éloigner du grand public, en raison de leur réputation austère. Les sujets, trop profonds, trop denses, trop précis, sont étouffés en l’espace d’une seule pièce, et gagneraient parfois à être réduits, épurés. Seuls, quelques intellectuels approuvent cette profusion.

Cependant, beaucoup de spectateurs évoquent une émotion intense : le public est saisi, même s’il ne comprend pas toutes les implications métaphysiques de la pièce. Il y a divers degrés d’appréciation, et ce premier niveau, celui de l’émotion, est atteint. Des exemples de publics de culture moyenne attestent d’une possibilité de bonne réception. Dès ses débuts au théâtre, Gabriel Marcel est considéré comme un novateur : il transfigure la vie quotidienne en lui insufflant des aspirations plus hautes. Cependant, sa réputation de philosophe l’emporte, et il se trouve, après la Seconde guerre mondiale, dépassé par des auteurs nouveaux ­ qui, pour certains, s’inspirent de son propre théâtre, suivent le chemin qu’il a commencé à tracer.

 Un théâtre authentique

L’authenticité passe par la représentation de la vie quotidienne. Certains lecteurs y retrouvent leurs angoisses, leurs émotions ; d’autres, des situations vécues, des réactions connues. Sans s’écarter de son chemin, Gabriel Marcel ignore la facilité, refuse de céder devant les critiques et les modes.

La réalité des personnages est au cœur de l’œuvre de Gabriel Marcel. Il s’efforce de leur donner une existence autonome, suffisamment sensible pour que leur présence hante le spectateur. Ses dons d’observation sont unanimement loués, et la vérité psychologique est une de ses plus grandes qualités. Le dialogue, d’une expression courante, contribue à la réalité des drames, à un rapprochement entre le personnage et le spectateur. La réussite est d’autant plus grande que l’auteur se refuse à prendre parti. Cela ne l’empêche nullement de montrer les aspects humains les moins reluisants.

En cela, il se démarque du théâtre facile, et n’hésite pas à aborder des thèmes épineux qui lui valent certains désagréments. Il refuse l’engagement partisan, nuance son propos, prône la tolérance. Dans une période d’épuration, il écrit des drames sur la collaboration et la résistance ; il s’est converti, mais compose une pièce décriée par le Saint-Siège ; il tente de porter à la scène un drame sur les Juifs, qui lui vaut l’accusation d’antisémite ­ il convient de rappeler qu’il est lui-même juif par sa mère. Certains admirent ces prises de position, d’autres s’insurgent. Pourtant, les ridicules que l’auteur dénonce sont généraux : il est contre l’esprit de parti, et stigmatise autant l’intransigeance catholique que protestante ou juive.

Cette œuvre se situe dans un entre-deux, à la recherche de nouveauté, mais encore dépendante des formes du passé. Elle est rarement représentée sur des scènes régulières. Pourtant, elle préfigure des questionnements ultérieurs, soulève à l’avance des problèmes abordés par Sartre ou Camus. A son époque, Marcel est incompris, car trop déstabilisant pour un public qui recherche avant tout le délassement. De nos jours, cependant, ses œuvres ne sont pas totalement tombées dans l’oubli. Des représentations d’amateurs, des études naissent de ses pièces.

La question scénique

La représentation est le but de la vie d’une pièce ; or, cette satisfaction a rarement été accordée à l’œuvre de Gabriel Marcel. Sa carrière a connu des déséquilibres flagrants : quelques années de réussite, comme en 1937 lorsqu’il reçoit le prix Brieux pour Le Dard, et que Le Fanal est reçu à la Comédie Française ; les années 1949-1953. On trouve également des déséquilibres géographiques ­ca sa carrière à Paris est moins satisfaisante qu’en province, et parfois même qu’à l’étranger. Quant aux réactions des gens de théâtre, elles sont variées : si les directeurs de théâtre acceptent rarement ses drames, il est chaudement encouragé par les acteurs.

L’action est essentiellement parole, ce qui pourrait expliquer les craintes des directeurs de théâtre. Communication et absence de communication sont les fondements de cette pensée, et le dialogue semble à Gabriel Marcel le meilleur moyen de faire sentir l’intériorité. Certains reprochent cette intimité trop profonde pour le genre, et suggèrent que le roman serait plus propice. Mais la vocation de l’auteur est autre. Il désire donner à voir. Cette joie lui est le plus souvent refusée, et d’aucuns considèrent que son théâtre peut être lu, sans que l’absence de représentation soit vécue comme un manque. En effet, ce genre convient-il pour exprimer tant de subtilités, et des mouvements si intérieurs

Pour l’auteur, le but est de voir incarner ses personnages. Pourtant, il se heurte à des difficultés, soit que ses projets échouent, soit que leur réalisation déçoive. Or, la représentation est une mise à l’épreuve, mais aussi un aboutissement. Le relatif succès remporté par ses pièces à la radio ne console pas Gabriel Marcel. Ses pièces, quand elles sont représentées, ne le sont pourtant pas dans des conditions idéales, ce qui nuit peut-être davantage encore à sa carrière. Il est vrai que le théâtre traverse une crise, et que seules ­ ou presque ­ triomphent les pièces faciles. Néanmoins, il est sans cesse en crise, à la recherche de nouveauté. La raison de la faillite du théâtre marcellien est ailleurs, peut-être dans une mauvaise “ gestion ” de son œuvre : il perd des occasions de s’imposer, par hésitation, par scrupules ­ il déteste les démarches. Les expériences scéniques demeurent donc trop rares pour se prononcer sur la valeur théâtrale de certaines œuvres.

Conclusion

 L’échec final du théâtre de Gabriel Marcel ne doit pas cacher l’adhésion profonde qu’il a rencontrée auprès de certains intellectuels et spectateurs. Son engagement religieux l’a sans doute desservi, dans une époque en pleine déchristianisation. Ce ne peut être pourtant la raison de son manque de succès. L’appellation de “ théâtre à thèse ” est autrement plus gênante, mais butte contre l’ambiguïté et le questionnement que l’auteur cherche à faire surgir de ses œuvres dramatiques. D’autres résistances se sont manifestées : le style trop austère irrite certains critiques, le cadre bourgeois des intrigues est parfois considéré comme une limite ; pourtant, ses œuvres ne rentrent dans aucune classification, pas plus celle de “ théâtre chrétien ” que celle de “ théâtre à thèse ”. Il convient, semble-t-il, de voir là une des causes de cet ostracisme dont il est victime : il n’appartient à aucun groupe, et la densité de son propos effraie directeurs et spectateurs. Si Gabriel Marcel est un héritier en ce qui concerne la forme ­ qui le rapproche du théâtre du XIX e siècle ­, il est aussi un précurseur, en mettant en avant la notion de situation, et en explorant l’angoisse des hommes et leurs difficultés de communication. Sans rompre totalement avec le théâtre bourgeois traditionnel, il amorce un retournement vers un renouveau dramatique fondé sur l’inadéquation entre les hommes et le monde qui les entoure. Cependant, il se refuse à sombrer dans le défaitisme du nouveau théâtre, et n’a pour but que de faire réagir les spectateurs, non de les plonger dans le défaitisme. La précocité de cette prise de conscience a sans doute entraîné la méconnaissance de son œuvre dramatique, au profit de sa réputation de philosophe.

mardi 3 juin 2014

L’œuvre dramatique de Gabriel Marcel

L’accusation fréquente de “ théâtre à thèse ” dont font l’objet les œuvres de Marcel est récusée par l’auteur. Et, de fait, les personnages de Gabriel Marcel ne sont en rien des porte-parole. Aucun n’incarne la position de l’auteur, c’est davantage la situation qui est source de réflexion que le discours d’un personnage particulier. D’ailleurs, le questionnement auquel ce théâtre amène ne se laisse jamais réduire à une réponse univoque. Si, parfois, Gabriel Marcel se sent plus proche de certains personnages, il n’en fait pas pour autant des incarnations de sa pensée. L’interrogation est au cœur de son œuvre théâtrale.

Les thèmes abordés par Gabriel Marcel sont divers, mais presque tous ont une connotation négative : la difficulté de communiquer, sous toutes ses formes, la mort, la maladie, l’angoisse… La lumière, l’espoir ont néanmoins une place dans cet univers, sous la forme de l’art, l’amour de l’autre, la religion… Il ne faut pas, non plus, négliger l’élément comique, trop peu mis en valeur jusqu’ici, alors qu’il est d’une importance extrême, dans le Théâtre comique, mais aussi dans des pièces jugées plus sérieuses, voire philosophiques. Le comique et le tragique sont deux faces d’une même réalité, et le comique est, chez Gabriel Marcel, protestation contre un système, ce qui explique son caractère souvent grinçant.

Tragiques ou comiques, les personnages ont, chez Gabriel Marcel, une importance capitale. L’incarnation est au cœur de sa réflexion, et l’authenticité de ses créations est essentielle au dramaturge. Il s’agit donc de mettre en scène des personnages contemporains, qui ne déroutent pas le spectateur. Cependant, le singulier n’exclut pas l’universel, et les précisions sur les personnages ne visent qu’à permettre une disponibilité plus grande pour l’essentiel, qui est ce questionnement universel, auquel l’auteur invite. Généralement, les femmes sont les personnages les plus forts et les plus intéressants, face à des hommes un peu fades. Positive ou négative, il émane d’elles une force qui pourrait s’apparenter à celle des femmes dans les pièces de Bernard Shaw, dont l’influence sur Gabriel Marcel n’a jamais été soulignée, mais apparaît nettement. Une autre caractéristique de ces drames consiste en une lucidité revendiquée par les personnages, et pourtant factice. L’intériorité joue un rôle central, ainsi que les rapports tendus entre les personnages. Pourtant, Gabriel Marcel s’abstient de juger, dans l’exigence d’une charité chrétienne sans intention apologétique. C’est en ce sens essentiellement que le théâtre marcellien peut être dit chrétien, non dans le sens d’un théâtre moralisateur et dogmatique, qu’il se refuse à être et n’est pas.

L’action dramatique est d’un accès difficile : de nombreuses situations s’imbriquent et empêchent souvent de démêler l’intrigue principale. Cependant, dans ses meilleures pièces, Gabriel Marcel échappe à ce défaut, et sait allier sobriété et profondeur. L’action dramatique passe avant tout par le langage, puisqu’il s’agit souvent de difficultés de compréhension entre les êtres.

Les influences qui se sont exercées sur Gabriel Marcel sont diverses. On trouve, parmi les influences secondaires, celle de François de Curel, mais aussi celles d’Henry Bernstein, de Bernard Shaw, d’Anton Tchekhov, de Pirandello… Mais ce sont surtout les influences prépondérantes qui présentent de l’intérêt, et la comparaison la plus évidente concerne l’œuvre d’Ibsen. L’admiration que lui porte Gabriel Marcel est doublée d’une fréquente similitude d’atmosphère, ce qui n’exclut pas un écart notable entre ces deux auteurs, notamment la réflexion philosophique de Gabriel Marcel sur son œuvre dramatique, qui diminue l’ambiguïté, si présente chez Ibsen. Moins revendiquée, indéniable cependant, il faut noter l’influence de Claudel dans la formation de l’esprit de Gabriel Marcel.

Le style marcellien, sobre, simple, voire sec, s’oppose cependant à celui de Claudel, trop prolixe aux yeux de son pair. Manque de poésie dans le style et l’imaginaire, voilà un des éléments qui semblent condamner le théâtre de Gabriel Marcel. Cependant, l’union du mystère et de la vie quotidienne, sans doute déroutante, n’est pas exempte de poésie, et nombre de phrases, expressives, denses et profondes, frappent par leur richesse. Il s’agit d’une exigence de l’auteur, non d’une incapacité. Son désir de faire acte de dramaturge, et non de littérateur, passe par un dépouillement et une humilité stylistiques qui peuvent rebuter au premier abord. L’auteur a pour mission de s’effacer devant le personnage, de lui laisser son autonomie. La création se traduit de manière théâtrale en premier lieu, et ce n’est que dans un second temps que la réflexion philosophique s’exerce sur la relation incarnée. Il semble, cependant, que la philosophie n’ait pas exploité toutes les richesses du théâtre, et que certains drames recèlent des idées inexploitées, encore à l’état d’intuition, et qui permettent de nuancer à l’extrême la philosophie de Gabriel Marcel. Le primat de la relation au théâtre, l’idée du tiers comme témoin, alors que la philosophie marcellienne le pose comme objet, apportent une dimension concrète et humaine, et complètent la philosophie.

Le théâtre de Gabriel Marcel est indéniablement cohérent avec ses critiques dramatiques et ses théories, et une véritable esthétique découle des divers écrits de l’auteur, malgré l’absence de systématisation.

lundi 2 juin 2014

Gabriel Marcel et le théâtre

Le nom de Gabriel Marcel renvoie immédiatement, dans la pensée des lecteurs, à la philosophie chrétienne qu’il a contribué à diffuser, et à la notion d’existentialisme, reprise par Sartre avec tant de succès. Pourtant, l’auteur se considère avant tout comme dramaturge, et refuse l’appellation de “ philosophe existentialiste chrétien ”. Il y a, indubitablement, une scission entre la vocation de Gabriel Marcel et la réception de son œuvre. C’est cette constatation qui est à l’origine de l’étude de ses pièces : qu’ont-elles apporté au théâtre français, durant la longue période de création de leur auteur (1914-1960), quel lien existe-t-il entre théâtre et philosophie, quelle influence subissent-ils l’un vis-à-vis de l’autre,  enfin, comment expliquer les réactions si différentes à la lecture ­ ou, plus rarement, à la représentation  des drames marcelliens, quand des intellectuels s’enthousiasment et considèrent Gabriel Marcel comme un précurseur, les directeurs de théâtre refusent d’accueillir ses pièces. Le public est aussi divisé et la réception de cette œuvre est extrêmement diverse.  L’étude du théâtre de Gabriel Marcel en lui-même, en tant qu’œuvre théâtrale, et non en tant que complément de sa philosophie, s’impose donc pour résoudre ces problèmes.

Cette étude est essentiellement fondée sur le dépouillement du fonds  Gabriel Marcel conservé au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Il contient un grand nombre de lettres reçues par l’auteur, mais aussi des articles, des brouillons de conférences et de pièces. Le fonds Henry Marcel, conservé par la même institution, livre des lettres de jeunesse écrites par Gabriel Marcel, ce qui donne de plus amples précisions sur la vocation de leur auteur et son parcours intellectuel. Certains fonds de l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine (notamment les fonds Jean Paulhan, Jean Follain, Jacques Audiberti et Jean Walh) ont permis de compléter ces informations, ainsi que des articles et des programmes de théâtre déposés dans le fonds Claude Des Presles, à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Enfin, le département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France comprend plusieurs fonds composés de coupures de presse, notamment le fonds Rondel, et des recueils factices pour les périodes 1964-1969 et 1970-1975. Enfin, l’activité de critique littéraire exercée par Gabriel Marcel représente une grande partie des sources imprimées, ainsi que la correspondance publiée.

Un cheminement vers le théâtre

Gabriel Marcel est né le 9 octobre 1889, dans une famille de la grande bourgeoisie parisienne. Il passe une enfance heureuse, mais sa situation de fils unique lui pèse énormément. Très tôt, il est marqué par la mort de sa mère et le remariage de son père avec la sœur de cette dernière, sa tante Marguerite, qui exerce sur lui une influence décisive. La conscience précoce de la présence de la mort, celle aussi d’être responsable de l’union de deux êtres que rien ne prédisposait à vivre ensemble le mûrissent prématurément, et sont à l’origine de sa réflexion ultérieure. Très tôt, ses goûts le portent vers le théâtre, et son souhait est alors de devenir dramaturge. Plus tard, la découverte de la philosophie prend le dessus, et il passe, avec succès, l’agrégation de philosophie, sans pour autant cesser d’écrire des pièces. Ses amitiés intellectuelles lui permettent d’entrer dans le cercle de la N.R.F., par l’intermédiaire de Jacques Rivière.

L’arrivée de la guerre bouleverse le jeune homme qui, bien que réformé pour cause de santé, s’occupe d’un service de la Croix-Rouge afin d’informer les familles des disparus. Cette situation est essentielle, et le met au contact de la souffrance et de l’angoisse. Elle l’incite aussi à tenter des expériences métapsychiques qu’il utilise plus tard dans certains drames.

En parallèle, il tente de faire publier, voire jouer ses pièces. En 1914, Le Seuil invisible, son premier recueil, est publié à compte d’auteur. Des représentations par des “ théâtres à côté ” remportent un succès d’estime, sans atteindre cependant le grand public. La Chapelle ardente est néanmoins montée par Gaston Baty au Vieux Colombier, en 1925 et un certain espoir s’empare du jeune auteur.

 La conversion : une étape décisive (1929)

 La famille de Gabriel Marcel ne joue aucun rôle dans sa conversion au catholicisme. Son père est agnostique, sa tante convertie au protestantisme libéral. Lui-même ne reçoit pas d’éducation religieuse. Par son mariage, il entre dans un milieu protestant dont la foi l’impressionne. Ce n’est pas pour autant au protestantisme qu’il décide d’adhérer. Très tôt, on trouve dans ses pièces la préoccupation de la religion, présentée avant tout comme un questionnement, sans adhésion formelle ni rejet.

L’impulsion décisive est donnée par Charles Du Bos, ami intime de Gabriel Marcel : il confie au philosophe ses interrogations, et l’associe à son propre retour au catholicisme. Un mot de Mauriac, l’engageant à rejoindre les croyants, suffit à révéler à Gabriel Marcel son devoir. Cependant, malgré les interventions extérieures, telle celle de l’abbé Altermann, la compatibilité de la religion avec la philosophie marcellienne est un sujet de fréquentes angoisses. L’intolérance dont font preuve certains catholiques révolte l’ancien agnostique et le place “ sur le seuil ”, entre croyants et incroyants.

L’influence de la conversion sur l’œuvre théâtrale paraît, de ce point de vue, assez minime. La quête que représente le christianisme, dans la perspective de Marcel, empêche toute doctrine de s’exprimer de manière radicale et simplificatrice. Le prosélytisme est entièrement exclu de l’écriture marcellienne.

Primat de la philosophie ? Le semi-échec d’une vocation dramatique

 Malgré l’investissement dans le théâtre, Gabriel Marcel continue, sur les conseils de sa femme et de sa tante, à rédiger des notes philosophiques. A sa grande surprise, Jean Paulhan propose de les publier aux éditions de la N.R.F., en 1927. Cet ouvrage, le Journal métaphysique, ne constitue pas un système, mais montre, au contraire, une pensée en constante évolution. Le succès est immédiat. C’est alors que, devant la consécration du philosophe, le dramaturge, pressé par ses éditeurs, cède la place.

La pensée existentielle de Gabriel Marcel naît vers 1932, lors de la distinction entre les notions de problème et de mystère. L’expérience devient un élément essentiel, et le terme de “ philosophe existentialiste ” est appliqué à l’auteur, contre son gré. Il le récuse systématiquement à partir de 1949.

Le théâtre apparaît comme précurseur dans la découverte de thèmes philosophiques. C’est à partir de personnages et de situations qu’il met en scène que Gabriel Marcel effectue une partie de sa réflexion. Aucune de ses deux activités n’est dépendante de l’autre ; elles sont complémentaires, mais peuvent se lire séparément. Théâtre et philosophie sont deux aspects d’une même vocation : la notion de partage et de communication est particulièrement importante, et l’autre passion de Gabriel Marcel, la musique, est l’apogée de cette exigence de communion qui conduit le philosophe et le dramaturge.

L’échec du théâtre de Gabriel Marcel n’est pas une fatalité. Un temps, il peut espérer la reconnaissance du public. Les années 1949-1953 voient la représentation d’un certain nombre de ses pièces, et la récompense de tant d’efforts. Un Homme de Dieu, notamment, est représenté à Colmar, puis à Paris en 1949 et en 1950. La Chapelle ardente et Rome n’est plus dans Rome sont aussi portées à la scène. Cependant, l’échec du Chemin de crête au Vieux Colombier décourage Marcel, qui abandonne sa lutte pour faire reconnaître ses pièces.

L’investissement dans le théâtre se perpétue à travers ses critiques dramatiques, notamment dans Les Nouvelles Littéraires. Admiré comme un des rares critiques de qualité, il reçoit maints témoignages d’estime de la part d’auteurs qui avouent s’instruire à la lecture de ses chroniques. Parmi tant d’autres, Montherlant et Audiberti sont particulièrement touchés par les compliments ou les conseils de Marcel. Les acteurs, de leur côté, ne sont pas en reste, et remercient ou appellent à l’aide, selon les cas, le critique reconnu qu’est Gabriel Marcel.

C’est cependant dans la philosophie qu’il s’investit le plus et, s’il abandonne la création à partir d’un certain âge, jamais Marcel ne cesse de voyager, de faire des conférences, d’écrire des articles. Sa notoriété devient grande vers les années 1950 : il est élu à l’Académie des Sciences morales et politiques, reçoit nombre de prix récompensant sa pensée, et reste une référence pour beaucoup de jeunes philosophes.