lundi 2 juin 2014

Gabriel Marcel et le théâtre

Le nom de Gabriel Marcel renvoie immédiatement, dans la pensée des lecteurs, à la philosophie chrétienne qu’il a contribué à diffuser, et à la notion d’existentialisme, reprise par Sartre avec tant de succès. Pourtant, l’auteur se considère avant tout comme dramaturge, et refuse l’appellation de “ philosophe existentialiste chrétien ”. Il y a, indubitablement, une scission entre la vocation de Gabriel Marcel et la réception de son œuvre. C’est cette constatation qui est à l’origine de l’étude de ses pièces : qu’ont-elles apporté au théâtre français, durant la longue période de création de leur auteur (1914-1960), quel lien existe-t-il entre théâtre et philosophie, quelle influence subissent-ils l’un vis-à-vis de l’autre,  enfin, comment expliquer les réactions si différentes à la lecture ­ ou, plus rarement, à la représentation  des drames marcelliens, quand des intellectuels s’enthousiasment et considèrent Gabriel Marcel comme un précurseur, les directeurs de théâtre refusent d’accueillir ses pièces. Le public est aussi divisé et la réception de cette œuvre est extrêmement diverse.  L’étude du théâtre de Gabriel Marcel en lui-même, en tant qu’œuvre théâtrale, et non en tant que complément de sa philosophie, s’impose donc pour résoudre ces problèmes.

Cette étude est essentiellement fondée sur le dépouillement du fonds  Gabriel Marcel conservé au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Il contient un grand nombre de lettres reçues par l’auteur, mais aussi des articles, des brouillons de conférences et de pièces. Le fonds Henry Marcel, conservé par la même institution, livre des lettres de jeunesse écrites par Gabriel Marcel, ce qui donne de plus amples précisions sur la vocation de leur auteur et son parcours intellectuel. Certains fonds de l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine (notamment les fonds Jean Paulhan, Jean Follain, Jacques Audiberti et Jean Walh) ont permis de compléter ces informations, ainsi que des articles et des programmes de théâtre déposés dans le fonds Claude Des Presles, à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Enfin, le département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France comprend plusieurs fonds composés de coupures de presse, notamment le fonds Rondel, et des recueils factices pour les périodes 1964-1969 et 1970-1975. Enfin, l’activité de critique littéraire exercée par Gabriel Marcel représente une grande partie des sources imprimées, ainsi que la correspondance publiée.

Un cheminement vers le théâtre

Gabriel Marcel est né le 9 octobre 1889, dans une famille de la grande bourgeoisie parisienne. Il passe une enfance heureuse, mais sa situation de fils unique lui pèse énormément. Très tôt, il est marqué par la mort de sa mère et le remariage de son père avec la sœur de cette dernière, sa tante Marguerite, qui exerce sur lui une influence décisive. La conscience précoce de la présence de la mort, celle aussi d’être responsable de l’union de deux êtres que rien ne prédisposait à vivre ensemble le mûrissent prématurément, et sont à l’origine de sa réflexion ultérieure. Très tôt, ses goûts le portent vers le théâtre, et son souhait est alors de devenir dramaturge. Plus tard, la découverte de la philosophie prend le dessus, et il passe, avec succès, l’agrégation de philosophie, sans pour autant cesser d’écrire des pièces. Ses amitiés intellectuelles lui permettent d’entrer dans le cercle de la N.R.F., par l’intermédiaire de Jacques Rivière.

L’arrivée de la guerre bouleverse le jeune homme qui, bien que réformé pour cause de santé, s’occupe d’un service de la Croix-Rouge afin d’informer les familles des disparus. Cette situation est essentielle, et le met au contact de la souffrance et de l’angoisse. Elle l’incite aussi à tenter des expériences métapsychiques qu’il utilise plus tard dans certains drames.

En parallèle, il tente de faire publier, voire jouer ses pièces. En 1914, Le Seuil invisible, son premier recueil, est publié à compte d’auteur. Des représentations par des “ théâtres à côté ” remportent un succès d’estime, sans atteindre cependant le grand public. La Chapelle ardente est néanmoins montée par Gaston Baty au Vieux Colombier, en 1925 et un certain espoir s’empare du jeune auteur.

 La conversion : une étape décisive (1929)

 La famille de Gabriel Marcel ne joue aucun rôle dans sa conversion au catholicisme. Son père est agnostique, sa tante convertie au protestantisme libéral. Lui-même ne reçoit pas d’éducation religieuse. Par son mariage, il entre dans un milieu protestant dont la foi l’impressionne. Ce n’est pas pour autant au protestantisme qu’il décide d’adhérer. Très tôt, on trouve dans ses pièces la préoccupation de la religion, présentée avant tout comme un questionnement, sans adhésion formelle ni rejet.

L’impulsion décisive est donnée par Charles Du Bos, ami intime de Gabriel Marcel : il confie au philosophe ses interrogations, et l’associe à son propre retour au catholicisme. Un mot de Mauriac, l’engageant à rejoindre les croyants, suffit à révéler à Gabriel Marcel son devoir. Cependant, malgré les interventions extérieures, telle celle de l’abbé Altermann, la compatibilité de la religion avec la philosophie marcellienne est un sujet de fréquentes angoisses. L’intolérance dont font preuve certains catholiques révolte l’ancien agnostique et le place “ sur le seuil ”, entre croyants et incroyants.

L’influence de la conversion sur l’œuvre théâtrale paraît, de ce point de vue, assez minime. La quête que représente le christianisme, dans la perspective de Marcel, empêche toute doctrine de s’exprimer de manière radicale et simplificatrice. Le prosélytisme est entièrement exclu de l’écriture marcellienne.

Primat de la philosophie ? Le semi-échec d’une vocation dramatique

 Malgré l’investissement dans le théâtre, Gabriel Marcel continue, sur les conseils de sa femme et de sa tante, à rédiger des notes philosophiques. A sa grande surprise, Jean Paulhan propose de les publier aux éditions de la N.R.F., en 1927. Cet ouvrage, le Journal métaphysique, ne constitue pas un système, mais montre, au contraire, une pensée en constante évolution. Le succès est immédiat. C’est alors que, devant la consécration du philosophe, le dramaturge, pressé par ses éditeurs, cède la place.

La pensée existentielle de Gabriel Marcel naît vers 1932, lors de la distinction entre les notions de problème et de mystère. L’expérience devient un élément essentiel, et le terme de “ philosophe existentialiste ” est appliqué à l’auteur, contre son gré. Il le récuse systématiquement à partir de 1949.

Le théâtre apparaît comme précurseur dans la découverte de thèmes philosophiques. C’est à partir de personnages et de situations qu’il met en scène que Gabriel Marcel effectue une partie de sa réflexion. Aucune de ses deux activités n’est dépendante de l’autre ; elles sont complémentaires, mais peuvent se lire séparément. Théâtre et philosophie sont deux aspects d’une même vocation : la notion de partage et de communication est particulièrement importante, et l’autre passion de Gabriel Marcel, la musique, est l’apogée de cette exigence de communion qui conduit le philosophe et le dramaturge.

L’échec du théâtre de Gabriel Marcel n’est pas une fatalité. Un temps, il peut espérer la reconnaissance du public. Les années 1949-1953 voient la représentation d’un certain nombre de ses pièces, et la récompense de tant d’efforts. Un Homme de Dieu, notamment, est représenté à Colmar, puis à Paris en 1949 et en 1950. La Chapelle ardente et Rome n’est plus dans Rome sont aussi portées à la scène. Cependant, l’échec du Chemin de crête au Vieux Colombier décourage Marcel, qui abandonne sa lutte pour faire reconnaître ses pièces.

L’investissement dans le théâtre se perpétue à travers ses critiques dramatiques, notamment dans Les Nouvelles Littéraires. Admiré comme un des rares critiques de qualité, il reçoit maints témoignages d’estime de la part d’auteurs qui avouent s’instruire à la lecture de ses chroniques. Parmi tant d’autres, Montherlant et Audiberti sont particulièrement touchés par les compliments ou les conseils de Marcel. Les acteurs, de leur côté, ne sont pas en reste, et remercient ou appellent à l’aide, selon les cas, le critique reconnu qu’est Gabriel Marcel.

C’est cependant dans la philosophie qu’il s’investit le plus et, s’il abandonne la création à partir d’un certain âge, jamais Marcel ne cesse de voyager, de faire des conférences, d’écrire des articles. Sa notoriété devient grande vers les années 1950 : il est élu à l’Académie des Sciences morales et politiques, reçoit nombre de prix récompensant sa pensée, et reste une référence pour beaucoup de jeunes philosophes.

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