La philosophie de Gabriel Marcel
est un existentialisme iconoclaste qui aboutit au Dieu chrétien. La vie
éternelle se fonde sur l'amour envers l'être aimé. Si le public s’entête à
méconnaître l’œuvre du philosophe Gabriel Marcel, c’est parce qu’elle est
réputée difficile, voire confuse. Il suffirait pourtant de la mordre à la
pulpe, en dépit de ses contours un peu rêches, pour en constater les multiples
richesses.
La philosophie de Gabriel Marcel
requiert en définitive plus d’empathie que d’analyse pour être comprise; en
effet, son essence est d’ordre purement affectif (pour ne pas dire
existentiel), et la bonté demeure irrémédiablement son dernier mot. Enfin, la
grande question qui la traverse de part en part est la suivante: comment la foi
peut-elle être objet d’analyse intelligible, alors même qu’elle transcende tout
savoir?
L’amour, plus fort que la mort, conduit au christianisme
L’expérience subjective est le
fondement de la philosophie de Gabriel Marcel (la perte de sa mère alors qu’il
n’a que trois ans), et sa première leçon est la suivante: l’amour envers un
être implique l’immortalité de ce dernier, car l’amour est affirmation
d’éternité. Cette vérité première, discernable par tout un chacun, induit
nécessairement l’espérance: lorsque j’aime totalement quelqu’un, j’espère (ne
serait-ce qu’un instant) l’éternité de ce lien, la dilatation infinie de sa
force. Or l’espérance est justement le fondement de la foi catholique, et
l’amour est le message que professe Jésus.
De plus, la vie nous démontre que
l’amour se manifeste par la dissolution du moi égoïste dans le "nous"
unitaire… il est fusion, et c’est d’elle que procède le bonheur que l’on
éprouve alors; la doctrine catholique ne dit pas autre chose: c’est dans le
"nous" qu’on accède à l’être véritable. Gabriel Marcel soutient dès
lors que la crucifixion et la résurrection sont seules capables de donner un
sens à notre vie. En effet, l’amour trouve sa manifestation la plus forte dans
le sacrifice pour ceux qu’on aime, pour qu’ils survivent; c’est la
signification de la crucifixion de Jésus. Quant à la résurrection, elle est la
concrétisation de l’espérance en l’immortalité du lien qui nous unit à ceux que
l’on aime. Si l’amour est plus fort que la mort, la résurrection doit donc
nécessairement être soutenue.
Ainsi, la Vérité est transcendante
par essence, elle est affective avant que d’être rationnelle; et l’expérience
olfactive de la musique nous le prouve: certaines mélodies sont inexplicablement
porteuses de vérité, elles nous émeuvent profondément sans qu’elles n’aient le
moindre contenu rationnel objectivable: la vérité ressort de l’affectif.
Contre le nihilisme, le pessimisme et le néant
Avec Gabriel Marcel, il s’agit donc
d’espérer. Dès lors, pessimisme et désespoir sont à proscrire absolument, car
ils enfouissent l’être sous le néant, ils affirment le triomphe de la défaite. Le
désespoir est au centre de notre condition: mort, malheurs, calamités… tout y
invite, tout y conspire. Opter pour lui, c’est se résigner tandis que la vérité
implique le courage et l’insoumission devant l’apparence des faits.
Gabriel Marcel, un catholique ambigu
Depuis sa première jeunesse,
Gabriel Marcel adhère globalement au message chrétien. Selon lui, la foi est
«l’évidence des choses non vues». La religion n’est pas un credo, un code de
préceptes, mais plutôt la foi dans la valeur absolue de la vie. Cette
conviction personnelle l’amène, à 40 ans, à se convertir à l’Eglise catholique
et à écarter l’option protestante, qui n’incarne pas la plénitude de ce qu’est
censé être le christianisme, à savoir une fidélité créatrice. Or, s’il insiste
sur la réalité de la résurrection du Christ et des hommes, Gabriel Marcel
s’écarte de la doctrine catholique sur un certain nombre de points.
Premièrement, la foi n’appartiendrait pas à l’ordre du vérifiable, ce qui le
pousse à rejeter le thomisme et les preuves de l’existence de Dieu
officiellement accréditées par l’Eglise. D’autre part, son dégoût de l’Ancien
Testament creuse une béance vertigineuse entre ses convictions et
l’enracinement de l’Eglise dans le terreau du judaïsme originel. Enfin, Gabriel
Marcel affirme que personne n’est censé prétendre avoir la foi, ce qui serait
ramener cette dernière à un avoir, à une possession.
Un philosophe de droite
Gabriel Marcel se qualifie homme de
droite, en raison de sa répugnance envers le socialisme immanentiste, et à
cause de la négation du surnaturel par la gauche. Son dextrisme se veut
cependant ouvert, au rebours de toute idée de crispation conservatrice. De ce fait,
la générosité et la bonté sont au cœur de sa philosophie. L’homme de gauche se
complaît à s’indigner, supposant les conditions réelles du monde tout autres
qu’elles ne sont. Au risque d’être cynique, l’homme de droite appréhende la
réalité dans toute sa complexité, sans oublier que le présent est toujours
tributaire du passé. Ainsi, concernant l’introduction de l’art contemporain
dans les églises, Gabriel Marcel affirme habilement: «S’il y a un domaine d’où
l’esprit d’abstraction doit être banni, c’est certes bien celui-là»
A l’époque de la Guerre Froide, il
choisit sans équivoque le camp occidental. D’autre part, il compare les
révolutions à des crises pathologiques qui sont parfois nécessaires pour développer
la croissance d’un organisme. Gabriel Marcel est nostalgique du passé; effrayé
par la civilisation technocratique qui se profile, il regrette la fin du XIXe
siècle, époque où le monde était «normalement constitué».
Les limites de la philosophie de Gabriel
Marcel
La philosophie de Gabriel Marcel
comporte un certain nombre de défauts qui altèrent quelque peu sa valeur:
-avant tout, le philosophe manque
de rigueur logique dans son engagement catholique; son allergie envers l’Ancien
Testament est inconciliable avec le message évangélique, annonçant
l’accomplissement et non l’abolition de la Loi.
-l’œuvre laisse régulièrement
apparaître la faible formation théologique de l’auteur.
-sa pièce maîtresse, le Journal
métaphysique, est contradictoire et peu claire, comme le restera son œuvre en
général.
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