vendredi 27 juin 2014

Quelques difficultés posées par la philosophie lavelienne


D’après le témoignage de Paul Ricoeur, la philosophie existentielle de Louis Lavelle est comme une mine d’or, que le monde finira par découvrir un jour. Au delà de toute appréciation positive que nous pouvons apporter à l’égard de cette pensée, il apparaît cependant que certaines difficultés y sont perceptibles. Ces difficultés sont liées, soit à l’importance accordée à certains thèmes par rapport à d’autres, soit à l’usage abusif de certains concepts dans le but de combattre les doctrines philosophiques adverses. C’est le cas du concept d’univocité dont il s’est servi pour combattre le phénoménisme existentiel. En lisant Louis Lavelle, on a du mal à savoir si c’est une pensée existentiellement fondée sur une prise en compte de la dimension du sujet dans la recherche de la vérité, ou si c’est un idéalisme voilée, comme ont tenté de faire savoir certains critiques. Evidemment, aucune expérience humaine ne peut prétendre à la perfection. Par contre, la philosophie lavellienne en contact permanent avec les problèmes de l’homme moderne, qu’elle se propose de résoudre à la lumière du réalisme spiritualiste, n’échappe pas à cette règle. Pour comprendre pourquoi Louis Lavelle s’est intéressé à la pensée existentielle, il faut se référer à Tarsicio Meirlles Padilha qui s’est particulièrement intéressé à l’existentialisme du philosophe spiritualiste. Selon ce professeur brésilien, « aucun autre système ne traduirait de manière aussi expressive, l’état de crise du monde actuel. » Pourtant, cette valorisation de la philosophie existentielle ne l’empêchait pas d’en dégager les imperfections. Ainsi il accusera cette philosophie de mettre l’accent sur les traits amères de la misère humaine à laquelle le monde est confronté.

Accusant la philosophie existentielle de soulever des problèmes sans suggérer des réponses, le professeur brésilien formule la critique suivante: « témoin cruel de notre époque, l’existentialisme accentue les traits amères de la misère humaine, dépeint l’homme comme un être prisonnier d’une vie dépourvue de sens, la mort étant un point final dans la chaîne d’absurdité d’une existence écœurante. " Cette critique se poursuit par une remise en cause de ce courant philosophique qui ne peut apporter de réponses aux interrogations actuelles de l’homme, en s’appuyant sur une phénoménologie qui se limite à la simple analyse de l’angoisse humaine. C’est, pense-t-il, ce qui justifie l’absence d’engouement des hommes qui, chaque jour, font face au désespoir et voudraient avoir des propositions concrètes pour sortir du marasme existentiel qui les accable :
« L’existentialisme ne se présente donc pas comme une thérapeutique capable de réintégrer l’homme dans les coordonnées d’une destinée transcendante, mais il se limite à une analyse phénoménologique de l’homme déchu sans que soit indiqués les antidotes contre le désespoir. Voilà pourquoi cette philosophie n’obtient pas de succès sinon auprès des âmes désespérées ou qui veulent l’être". ( Louis Lavelle)

 Cette prise de position ne change pas la quintessence de la critique, qui semble n’être qu’une suite logique de l’enthousiasme suscité par cette pensée. Nous pouvons donc penser que Louis Lavelle a raison de soutenir que la pensée existentielle s’est contenté de se limiter à une physique de l’existence, « substituant l’empirisme de l’objet à l’empirisme du sujet. » Louis Lavelle pointe du doigt le mal de l’existentialisme qui s’est rapproché plus de la méthode phénoménologique que de la méthode métaphysique. Ainsi affirmait-il que « le mal de l’existentialisme a été de se structurer comme phénoménologie et non comme métaphysique. Il a produit un humanisme entièrement centré sur l’homme, mais un homme dont les amarres ont été rompues, et qui, par conséquent, navigue sans boussole dans les eaux profondes de son monde intérieur. » Pour Louis Lavelle en effet, il faudrait comprendre que l’homme ainsi conçu, « est en rupture totale des liens avec l’être. Le cas échéant, il  trouve sa propre raison d’être, la lumière qui l’illumine, l’éternité qui le soutient et la clé de sa propre vocation temporelle. » En faisant une critique de la philosophie existentielle, Louis Lavelle n’a pas proposé mieux non plus. Il est vrai que son approche de la problématique existentielle est plus apaisée et moins polémique que celle de la plupart de ses contemporains. Nous pensons ici à Jacques Maritain qui, par sa plume, n’hésite pas à trouver des boucs émissaires pour chaque faute historique et ne se prive pas d’accuser ceux qui rejettent la doctrine thomiste. Pourtant, en voulant jouer les équilibristes, et en se lançant à fond dans la défense du cartésianisme, Louis Lavelle s’est mis à donner plus d’importance au concept de l’univocité. Le plus d’accent accordé au sujet, l’a conduit à la défense d’un monisme subjectiviste à peine voilé. 

En réalité, Louis Lavelle a compris qu’il était nécessaire de réhabiliter l’unité du sujet malmenée par le morcelage que la phénoménologie opérait sur lui. Dans cette lutte pour la réhabilitation du cartésianisme, Louis Lavelle a été amené à forcer quelque peu les choses. Malgré la reconnaissance de l’analogie face à laquelle il tempère son affirmation de l’univocité, principe qu’il compare à un autre nom de la présence totale, il demeure cependant, que le concept d’univocité joue chez lui un rôle très important. Comme nous l’avons montré plus haut, la critique de Louis Lavelle contre la pensée existentielle, se focalise essentiellement sur la trop grande place accordée à la méthode phénoménologique. Effectivement, c’est pour s’attaquer à ce phénoménisme exagéré de la connaissance existentielle qu’il a été amené à mettre un accent démesuré sur le concept d’analogie. Dans une de ses correspondances à son ami Balthasar, il l’affirme clairement : « J’avais besoin de l’univocité pour combattre le phénoménisme. » Une affirmation qui pose un problème. Est-ce que pour lutter contre un concept qu’il considérait comme adverse, il lui fallait choisir nécessairement une position lui permettant d’affirmer l’unité de l’être avec plus de vigueur, n'est-ce pas  le cas de l’univocité ? La question qui nous brûle la pensée serait de savoir si Louis Lavelle ne s’est pas montré zélé jusqu’à dépasser les limites. L’accent placé dans ce champ de recherche a crée le risque de voir la démarche lavellienne glisser vers un monisme subjectif dont Spinoza, Hegel ou encore Schelling sont les maîtres. Et l’importance accordée au sujet n’a pas non plus conduit Louis Lavelle à être plus conséquent par rapport à un sujet réellement existant, comme c’est le cas pour Gabriel Marcel. Il s’est acharné à offrir l’image d’un sujet dont on se demande s’il peut vraiment être concret. On parlerait d’un subjectivisme idéaliste qui met l’accent sur un sujet qu’il serait difficile de rencontrer sur sa route. Ne serait-il pas plus commode de penser à un « toi » ou à un « je » qui se reconnaît tel, mais qui s’ouvre à l’autre ? Cette tendance vers le subjectivisme mérite d’être analysée...

C’est ce que reconnaissait Paul Ricoeur dans l’allocution où il évoquait la mémoire de Louis Lavelle, l’avenir de sa pensée et les raisons du silence universitaire autour de sa pensée. D’où cette déclaration, désormais historique au sujet du philosophe de la subjectivité et de sa pensée : « Autour de Louis Lavelle, une sorte de silence respectueux et gêné s’est fait en France. Les jeunes gens ne le lisent guère et leurs aînés discutent des œuvres moins parfaites mais plus incisives à leur gré qui les ont rendus souvent inattentifs à l’entreprise immense du philosophe de l’être. Cela était naturel. Cela ne sera sans doute pas durable. Lorsque le temps aura laminé les réputations, les vrais grandeurs se reclasseront. Je suis convaincu que Louis Lavelle, au terme de cette épreuve, sera pleinement reconnu. » (PAUL RICOEUR, cité par T. MEIRLLES PADILHA, « Existence et participation » dans" Actes du colloque d’Agen").

jeudi 26 juin 2014

Louis Lavelle: Le mal et la souffrance (Suite)



Lavelle n’est pourtant pas entièrement satisfait par une telle explication qui justifierait « qu’à l’intérieur même de cette vie il y ait un conflit irrémissible entre le bonheur et le bien ». Il note qu’on donne au mot « misérable » en français une double acception, qui parfois coïncide chez un même être : le dernier degré de la douleur, et le dernier degré de l’abjection (morale). Et il ajoute deux observations.: la première, c’est que « l’homme qui a fait le mal » ne se sépare jamais de son passé, si heureux qu’il paraisse être, et que le remords le guette, à moins que déjà il ne le ronge. La seconde, c’est que « l’homme de bien » n’est tel que « parce qu’il poursuit le bien d’autrui et non pas le sien propre », et qu’ainsi « c’est le bien d’autrui auquel il a contribué qui est pour lui le véritable bonheur », situation étrange mais non paradoxale, puisque c’est « ce qui nous empêche, au milieu des pires tribulations, de rompre toute relation entre le bien et le bonheur, du moins en tant que ce bonheur est un effet du bien même que nous avons accompli ». On appréciera ici la touche délicate du moraliste, qui sait consoler le juste malheureux par la seule considération que ce dernier puisse facilement accepter, à savoir celle d’avoir procuré du bonheur par le bien qu’il a fait, et donc de pouvoir s’approprier, sans fausse gloire, ce bonheur. Lavelle se révèle ici d’ailleurs non seulement un moraliste délicat, mais sans doute un profond métaphysicien, puisque la solidarité des êtres est telle qu’un vrai bonheur ne peut être l’apanage d’un seul individu et que la crispation sur soi-même est sans doute l’obstacle principal qui s’oppose non seulement à la joie, mais aussi au bonheur intime, s’il est vrai que ce dernier n’est jamais que la résonance au cours du temps des joies les plus pures éprouvées.
Et les méchants, de quoi peuvent-ils se réjouir ? Lavelle ne craint pas de traiter cette question, qui réapparaît d’ailleurs dans Conduite à l’égard d’autrui à propos de la haine. Lavelle sait percer l’horrible plaisir des méchants qui font souffrir et se délectent du spectacle de l’abaissement d’autrui. Mais là encore, il se garde de n’être qu’un moraliste, comme s’il savait, comme il le dira dans le Traité des Valeurs (t. II, p. 19, note 1), que le moralisme conduit au pharisaïsme et que celui qui s’hypnotise sur les défauts d’autrui manque de percevoir qu’ils pourraient être les siens, et que la condition humaine doit nous garder de croire que nous en sommes définitivement exempts :
 « Qu’il y ait un lien impossible à briser entre la douleur et le mal, c’est ce que prouve sans doute l’analyse de la méchanceté. Car le méchant a d’abord comme but la souffrance des autres ; et sans doute cette souffrance est-elle pour lui une diminution d’être dont il est la cause, et qui relève en lui le sentiment de la puissance même dont il dispose ; mais il s’y joint aussi une sorte de satisfaction de voir souffrir un être dont la conscience doit témoigner encore de la misère même où elle se sent réduite. Et l’on dira peut-être qu’une telle méchanceté est rare, mais il n’est pas sûr qu’elle ne traverse jamais comme un éclair les consciences les plus bienveillantes et les plus pures : tant il est vrai que la condition humaine obéit à des lois communes dont aucun individu dans le monde ne peut se regarder comme délivré ».
b) Examinons maintenant la part passive du mal, ou du moins le problème que pose à l’être humain cette passivité à l’égard de laquelle il doit prendre (activement) position. Sa passivité à cet égard s’exprime dans la douleur. Cette douleur nous rappelle à nous-même car « le bonheur crée entre le monde et nous une harmonie où la conscience tend à se dissoudre. Mais la douleur nous met à part. Nous sommes seuls à souffrir ». Cela est vrai de la douleur physique, mais c’est plus vrai encore de la douleur morale, dont Lavelle écrit « qu’elle remplit vraiment toute la capacité de notre âme, qu’elle oblige toutes nos puissances à s’exercer et qu’elle leur donne même un extraordinaire développement ". C’est pourquoi il vaut mieux employer dans ce cas le terme de souffrance. Lavelle introduit la distinction entre la douleur et la souffrance, ce qui va traiter toute cette partie de son essai, de la manière suivante :
« La douleur, je la subis, mais la souffrance, j’en prends possession, je ne cherche pas tant à la rejeter qu’à la pénétrer. Je la sais et je la fais mienne. Quand je dis « je souffre » c’est toujours un acte que j’accomplis ».
Deux autres oppositions peuvent également servir à manifester la distinction de la douleur et de la souffrance. La première est celle de l’instant et de la durée. Car une vive douleur, dès qu’elle nous quitte, n’existe plus et nous avons même parfois du mal à nous en souvenir, tandis que la souffrance « trouve en nous-même un aliment, elle se nourrit de représentations. Elle se tourne toujours vers ce qui n’est plus ou vers ce qui n’est pas encore, vers des souvenirs qu’elle ranime sans cesse afin de se justifier et de se maintenir, vers un avenir incertain, mais où elle trouve, dans les possibles qu’elle imagine, un moyen d’accroître son tourment » . La deuxième opposition est celle des choses et des personnes. Car les choses nous atteignent physiquement, tandis que les personnes nous atteignent moralement. En fait, écrit Lavelle, « nous ne souffrons que dans nos relations avec les autres êtres. La possibilité de souffrir mesure l’intimité et l’intensité des liens qui nous unissent à une autre conscience ». Il est vrai aussi que ces deux dernières oppositions sont liées entre elles, car « nous savons bien que nos relations avec les choses n’ont d’intérêt que dans l’instant, au lieu que nos relations avec les personnes intéressent notre vie tout entière à la fois dans sa durée et dans son éternité ». De telle sorte qu’en revenant sur « l’acte » qu’est la souffrance, il faut nous demander si la manière dont nous souffrons nous rabaisse, comme le prétend Spinoza, ou, au contraire, nous enrichit et nous élève, comme en témoignent les êtres admirables qui ont acquis, grâce à leur souffrance, une délicatesse à l’égard des autres, qui les rend à la fois lucides et compatissants. Il faut reconnaître ce double constat : il y a des attitudes négatives et des attitudes positives face à la douleur, quelle que soit l’espèce de celle-ci. Lavelle passe en revue les unes et les autres, pour rejeter, d’un point de vue moral, les premières et montrer la valeur des secondes.
Il n'existe pas dans l’œuvre de Lavelle une classification plus précise  et d’ailleurs plus originale que celle des quatre formes d’attitudes négatives à l’égard de la douleur, et des quatre formes positives. Les quatre formes négatives sont : l’abattement, la révolte, la séparation et la complaisance. Pourquoi sont-elles négatives ? Parce qu’elles visent à la repousser, à la nier, sans y reconnaître quelque chose de désagréable certes, mais dont il est possible de s’accommoder. L’abattement est naturel quand la douleur est très intense; il est à la limite involontaire et inévitable ; cependant cette limite est difficile à tracer car, comme l’écrit Lavelle, « il n’est rien demandé à un être qui passe les forces qu’il a ; mais nul ne peut jamais dire avec certitude qu’il les a épuisées ». Bien souvent d’ailleurs l’impact de la douleur se répartit au long du temps, si bien qu’il faudrait avoir de la patience pour la supporter. Or c’est ce que refuse la révolte, qui est une protestation contre la douleur, mais aussi une attitude négative, car la conscience s’épuise dans cette protestation impuissante. A cet égard, note Lavelle, « il importe de ne pas confondre la révolte contre la douleur avec le désir si naturel qu’elle cesse, ni avec l’effort que nous pouvons faire pour l’abolir ». La séparation poursuit l’œuvre de la révolte ; elle consiste dans le repliement sur lui-même de l’homme qui souffre : « Non seulement l’homme qui souffre commence toujours par se retirer en lui-même et perdre pour ainsi dire le contact avec autrui, mais encore il lui semble toujours qu’il y a à la fois dans l’intensité et dans la qualité de la douleur qu’il éprouve certains caractères dont il est seul à avoir l’expérience : « Vous ne pouvez imaginer à quel point je souffre, ou la nature de ma souffrance ». Cette attitude volontaire aggrave donc la séparation que produit, de toute façon, la douleur, et installe l’être souffrant dans un « égoïsme douloureux ». Mais c’est dans la complaisance à l’égard de la souffrance que cet égoïsme douloureux se marque le plus, car « cette complaisance dans la souffrance est aussi une complaisance en nous-même : puisque la souffrance appartient à notre être le plus personnel, puisqu’elle est dans une certaine mesure la marque de la délicatesse de notre conscience, il semble qu’elle nous relève. Elle nous sépare, mais aussi nous distingue ».
Lavelle n’est pas seulement un fin psychologue de la souffrance, mais c’est aussi un moraliste, car il s’applique à montrer que ces quatre attitudes négatives, dans lesquelles il nous est difficile de ne pas tomber, ne sont pas fatales. S’appuyant sur le fait irrécusable que les hommes attribuent à la douleur qu’ils ont éprouvée dans le passé « la partie la plus personnelle d’eux-mêmes », il remarque : « C’est une chose admirable que ce soit par la contrainte de la douleur, que nous refusons toujours, que notre vie puisse recevoir, grâce à la manière dont notre volonté en dispose, ses développements les plus beaux ». De ces développements il expose, à leur tour, les quatre formes typiques : l’avertissement, l’affinement et l’approfondissement, la communion, la purification.
L’idée que la douleur soit un avertissement a été développée par les psychologues de la sensation qui y ont vu un sens de la défense. Cela n’est vrai que dans certaines limites. Lavelle préfère donc dire que la douleur suscite notre attention : "La douleur invite les êtres les plus légers à réfléchir, non pas seulement pour trouver les moyens de la chasser, mais encore pour la comprendre, pour saisir les raisons de ce désaccord qui s’établit tout à coup entre le réel et nous, pour le surmonter, mais par un enrichissement qui doit remplir notre vie et donner sa signification à notre destinée ". Ainsi de l’avertissement on passe à l’affinement. La douleur, même physique, ravive la conscience de la vie et l’attachement violent que nous avons pour elle. Mais c’est plus vrai encore de la souffrance morale, qui nous fournit une autre connaissance que celle de l’objet. « Le pur savoir, écrit Lavelle, réside toujours à la surface de la conscience, au lieu que la douleur descend en nous jusqu’à l’essence qui ne fait qu’un avec la valeur. Elle dissipe tous ces états auxquels notre âme était livrée jusque là et qui sont de l’ordre de la frivolité ou du divertissement pur. La douleur est toujours grave et c’est elle qui donne à la vie sa gravité ». Et alors nous arrivons à ce que la douleur seule a le pouvoir de nous révéler de nous-même, de nos limites. « La douleur est toujours liée à l’idée d’un manque ou d’une insuffisance. Elle est la conscience que nous prenons de toutes les formes de notre misère : aussi la plus grande louange que l’on puisse en faire, c’est de dire que la pire misère serait pour nous de ne pas la sentir. Mais il s’agit moins pour nous de nous délivrer de la douleur que de réparer l’insuffisance dont elle est le signe, alors elle devient la condition de notre progrès intérieur car la conscience ne possède rien d’une manière stable ; elle n’est que transition et passage; elle ne peut jamais se contenter de rien ,mais tout ce qu’elle a, il faut qu’elle se le donne ». Cependant, peut-elle se donner la patience à elle-même ? Lavelle présuppose ici l’acte de participation, qui est le secret de l’ascension spirituelle. Avec un tel présupposé, notre aptitude à souffrir, loin d’être une imperfection, se révèle comme « l’envers de notre puissance ascensionnelle ». Et cela se marque, en particulier, dans nos relations avec les autres. Si nous évitons le repliement sur soi, nous pouvons nous ouvrir à une communion plus profonde, à la fois plus simple et plus vraie. Cependant « c’est par les êtres que nous aimons le plus que nous éprouvons le plus de douleur, comme c’est par eux que nous éprouvons le plus de joie ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cette ouverture à autrui à propos du deuxième essai. Le premier essai se termine sur la valeur purificatrice que peut revêtir la souffrance. D’un côté elle nous dépossède, et cela nous est spirituellement utile car « le sens du dépouillement, c’est toujours de détourner l’être de ce qu’il a pour le replier sur ce qu’il est »  et, d’un autre côté, la douleur nous libère des fautes du passé, car la souffrance d’avoir mal agi, si elle est sincère et profonde, « se confond avec l’acte qui me régénère » ; cette souffrance morale, « loin de produire le mal, nous en délivre », et « loin d’être imposée, elle est au contraire voulue », car le repentir, à la différence du remords où se complaît l’orgueil, veut que l’avenir soit autre que le passé, le rachète en quelque sorte, et fasse disparaître au cours de ce rachat cette souffrance insupportable d’avoir mal agi. Ici, conclut Lavelle, « il y a identité entre l’idée de la faute et cette souffrance elle-même : avoir conscience de la faute, c’est cela qui est souffrir ».

mercredi 25 juin 2014

Louis Lavelle: Le mal et la souffrance


La philosophie de louis Lavelle est donc une philosophie optimiste, disons mieux la plus optimiste de toutes celles qui sont nées au xxe siècle. Mais ce n’est pas, pour autant, une philosophie qui ignore le mal et la souffrance. Bien au contraire, Louis Lavelle est un des rares philosophes qui n’aient pas laissé aux théologiens, ou, comme il arrive plus souvent aujourd’hui, aux historiens, aux sociologues et aux psychologues, le soin d’en traiter. Pour lui, le côté lumineux de l’existence ne peut ignorer le côté ténébreux et pénible. On s’en aperçoit bien quand, après un avertissement où il livre, dans La Présence Totale, le plan de la Dialectique de l’Éternel Présent à laquelle il consacrera par la suite toute sa pensée spéculative, Lavelle ouvre l’Introduction de ce livre, où l’on peut voir le prologue de toute cette Dialectique, par cette phrase qui sonne comme un défi lancé à la morosité qui caractérisait la pensée philosophique de son époque: « le petit livre qu’on va lire exprime un acte de confiance dans la pensée et dans la vie ». Or cet acte de confiance n’est pas l’expression d’un optimisme béat ou satisfait. Il sait qu’il n’est possible que par une victoire sur le découragement, puisqu'il dit plus loin, chaque être sorti du néant, semble « prêt à y retomber ». D’où ces remarques qui ressemblent à un aveu dont l’émotion ne peut être soupçonnée d’être feinte : « Ainsi, on comprend que chaque conscience se heurte à tout instant à sa propre limitation, mais qu’en tout instant elle doit faire effort pour la surmonter ; elle trouve en elle un abîme de misère dès qu’elle se sent réduite à ses seules forces, et la joie d’une délivrance dès qu’elle reconnaît dans son œuvre la plus menue une juste participation à la fécondité de l’action créatrice ; et il n’y a pas de joie en elle qui ne soit gonflée de toutes les souffrances qu’elle a acceptées et qu’elle a vaincues pour y parvenir ».
L’optimisme de Lavelle a donc traversé et vaincu les tentations de pessimisme. L’édition des Carnets de guerre 1915-1918 a apporté de précieuses indications sur ces « souffrances acceptées » et sur l’ascèse de vie et de pensée qui a permis l’éclosion de la métaphysique lavellienne. L’Introduction de l’édition de ces Carnets dessine d’ailleurs, sous la plume de Madame Lavelle, les grandes étapes d’une personnalité qui fut très courageuse. Nous aurions besoin peut-être de recherches biographiques précises pour connaître les occasions qui ont donné naissance aux œuvres dites morales et, en particulier, aux deux essais qui, précédés d’un Avant-Propos et suivis d’un Epilogue, ont constitué le contenu du livre édité en 1940 sous le titre" Le Mal et la Souffrance". Nous savons certes, grâce à cet Avant-Propos, que les deux essais « avaient paru pour la première fois dans Le Bulletin de l’Association Fénelon en deux fascicules à tirage restreint et hors commerce ». Nous apprenons ainsi que ces essais avaient probablement fourni la substance de plusieurs cours donnés par Lavelle à l’Institution Fénelon. Le premier de ces essais est intitulé justement Le mal et la souffrance, tandis que le second a pour titre Tous les êtres séparés et unis. C’est surtout dans l’Épilogue du livre édité en 1940, dans la collection Présences, que le lien entre les deux essais se trouve manifesté et développé. Nous avons donc affaire, dans ce livre publié au début de la Seconde Guerre Mondiale, non à une simple œuvre de circonstance mais à une reprise de vues déjà presque anciennes, et où l’auteur s’était déjà suffisamment reconnu pour en avoir livré l’essentiel à l’impression. Nous pouvons ainsi être sûrs de nous trouver grâce à ce volume en présence d’une philosophie du mal et de la souffrance, qui a accompagné la carrière du philosophe, et à laquelle il n’a cessé d’apporter des compléments, sans en remettre en cause les lignes essentielles. Cette situation ne doit pas nous interdire, sans doute, si nous nous proposons d’exposer cette philosophie, ce qui est l’objet de cette étude , de faire référence à des œuvres postérieures. Mais elle nous autorise, en tout cas, à centrer cet exposé sur les trois thèmes qui sont envisagés dans les trois essais mentionnés, en appelant troisième essai l’Avant-Propos et l’Epilogue de l’ouvrage de 1940. Si bien que l’exposé qui va suivre consistera en un triple parcours, qui envisagera tour à tour les sujets suivants :

1. une doctrine du mal et de la souffrance
2. la solitude et la communion
3. la guerre ou le malheur comme invitation à la vie spirituelle
Nous examinerons enfin, à titre de conclusion, les rapports de cette philosophie de Lavelle avec la religion, et, en particulier, avec le christianisme.
1 - Une doctrine du mal et de la souffrance
Le premier essai se présente effectivement comme la rédaction d’un cours fort armé et équilibré, tant il est riche de définitions et de distinctions. La première de ces distinctions consiste évidemment à distinguer à l’intérieur du mal qui « ne se limite pas à la faute qui dépend de nous seul », cette faute elle-même, qui est le mal moral, et la douleur qui est « un mal ressenti, que nous sommes obligés de subir ». L’un et l’autre, qui se répondent comme la part active et la part passive de ce qui contrevient au bien et à la vie, constituent « le scandale du monde ». De ce scandale, Lavelle ne cherche pas à minimiser l’importance : "Il est pour nous le problème majeur ; c’est lui qui fait du monde un problème. Il nous impose sa présence sans que nous puissions la récuser. Il n’y a pas d’homme à qui elle soit épargnée. Elle exige que nous cherchions tout à la fois à l’expliquer et à l’abolir" (Le Mal et la Souffrance, p. 31).
a) Examinons d’abord la part active du mal. Sur ce point, Lavelle ne mentionne même pas, et je pense que c’est un point au moins où il est original, ce que les théologiens appellent le mal métaphysique, qui serait la limitation de toute créature en tant que telle, une limitation dont on a déja vu qu’elle peut constituer une tentation de découragement ou de révolte, mais qui n’est pas un mal à proprement parler, puisqu’une créature est nécessairement imparfaite. Seul le Créateur peut être dit parfait. De toute façon, le mal n’est pas dans l’imperfection ; il ne peut survenir que dans la volonté qui s’insurge contre la perfection. Mais comment la volonté, qui veut en principe le bien, en arrive-t-elle à faire le mal ? Sur ce point Lavelle évite de recourir d’abord à l’explication théologique, qui fait appel à l’amour propre des créatures, se manifestant par l’égoïsme et l’orgueil, et prêt à sacrifier « le Tout à la partie », comme le dira Lavelle plus loin. Prenant le monde tel qu’il est, le philosophe se borne à dire :

 « Il est impossible d’imaginer un monde où ne régnerait que le bien et d’où le mal serait banni. Car, pour une conscience qui n’aurait pas l’expérience du mal, il n’y aurait rien non plus qui méritât le nom de bien. Dans une parfaite égalité de valeur entre toutes les formes de l’être, toute valeur disparaîtrait, comme l’ombre nous permet de percevoir la lumière et lui donne son prix. L’amour même que j’ai pour le bien n’est possible que par la présence du mal dont je cherche à m’affranchir et qui ne cesse de me menacer. Le bien ne donne un sens au monde que par le scandale même du mal qui me fait désirer le bien, m’oblige à me le représenter et impose à ma volonté le devoir d’agir pour le réaliser ».

Ainsi, si l’innocence a son prix, l’alternative du mal et du bien est également justifiable, puisqu’elle est, du moins pour nous, « la source même de notre vie spirituelle ». On ne peut penser que le bien puisse exister « en vertu d’une inéluctable nécessité » sans détruire même sa notion, du moins dans les créatures. Il faut donc admettre que l’avènement du bien ait pour condition la possibilité du mal. Cependant, il faut bien admettre que l’alternative réelle entre le bien et le mal offre à la conscience une responsabilité supérieure par rapport à la situation où une telle alternative n’aurait pas d’existence. Quoi qu’il en soit de ce débat métaphysique dont Lavelle ne traite pas explicitement dans cet essai, l’insistance qu’il met à suspendre les conditions du bien et du mal à l’existence de libertés  multiples et faillibles, va jusqu’à concevoir un monde qui serait douloureux, mais qui ne serait pas mauvais. Dans un tel monde, les êtres pourraient se heurter, et donc se faire souffrir, sans se vouloir du mal. C’est pourquoi il importe de ne pas confondre la douleur et le mal :
" Si le mal réside uniquement dans la volonté, alors le monde n’est mauvais que s’il est le produit d’une volonté mauvaise, si la douleur qui y règne est une douleur voulue, la fin même vers laquelle elle tend et non point le moyen dont elle a besoin pour produire ses œuvres les plus belles. Il n’y a peut être pas de mal dans le monde qui soit sans rapport avec la douleur, mais le mal ne réside point en elle, il est dans l’attitude de la volonté à son égard, qui peut tantôt se laisser accabler par la douleur subie, ou la faire subir à d’autres, et tantôt l’accepter, la soulager, la pénétrer et la dépasser ; mais alors elle la convertit en bien".

On voit que la réflexion chez Lavelle anticipe, ici comme d’ailleurs souvent dans son œuvre, une solution d’un problème qui sera traité ultérieurement. Ici il s’agit du problème de la souffrance ou de notre comportement à l’égard de la douleur. Avant d’en venir là, il convient de s’arrêter sur un autre problème, que Lavelle a traité à propos du mal, celui de l’injustice qu’on ressent à voir le juste malheureux et le méchant heureux. Sur ce point, on va voir que Lavelle n’hésite pas à reprendre la solution qu’y apporte la théologie chrétienne traditionnelle, bien qu’il montre que cette réconciliation attendue entre la vertu et le bonheur ne doit pas manquer de se manifester dès cette vie. Soit d’abord la solution traditionnelle, à laquelle Lavelle ne refuse pas son adhésion :

« L’impossibilité où nous sommes d’établir une correspondance régulière entre le mal sensible, qui est la douleur, et le mal moral, qui est le péché, crée dans la conscience humaine un trouble extrêmement profond. Si cette correspondance existait toujours, le mal cesserait de nous surprendre. Il serait une sorte de désordre compensé. Mais les exemples que nous avons sous les yeux nous montrent au contraire une étrange disparité entre le bonheur et la vertu. Disparité qui, si elle était absolue et définitive, apparaîtrait à la plupart des hommes comme l’essence même du mal, mais que l’on a toujours essayé d’expliquer de deux manières et toujours en regardant soit en arrière, soit en avant : en arrière, pour montrer comment toute souffrance est l’effet d’une faute inconnue ou lointaine dont l’effet persiste encore ; en avant, pour montrer qu’il y a dans cette souffrance une épreuve qui, si elle est surmontée, produira à la fin une convergence entre la sensibilité et le vouloir. On peut dire que le propre de la foi, c’est d’unir ces deux explications et de se porter de l’une à l’autre en ne séparant jamais la chute de la rédemption ».

A suivre...

mardi 24 juin 2014

Quelques caractéristiques du mal dans la philosophie de Louis Lavelle



La philosophie de Louis Lavelle est une métaphysique de l’être et de la participation. Influencée par la tradition réflexive française, de Biran à Lachelier, elle porte aussi les marques du bergsonisme et surtout de l’idéalisme synthétique d’Hamelin auquel elle s’oppose pour se construire. Il serait cependant insuffisant de faire jouer cette opposition pour justifier l’entreprise philosophique de Lavelle. Dans son Introduction à la philosophie, René Le Senne écrit: « Une conviction philosophique exprime une expérience vitale ». Lavelle soutient avec conviction que l’être nous est présent, et que nous sommes présents à lui dès que notre conscience s’éveille pour se saisir dans son opération réflexive. Le cogito lavellien est donc double : l’acte de la conscience est aussi celui qui nous dévoile la plénitude de l’être en tous points de l’univers. Il est donc légitime de se demander d’où provient cette grande évidence que désigne le philosophe. Cette primauté de l’être résulte d’une « expérience vitale », issue de la guerre et de l’atrocité des combats de la première guerre mondiale, durant laquelle Lavelle, plongé dans la solitude, aura l’intuition de cette présence de l’être avec davantage d’acuité. Prônant la présence plénière de l’être, Lavelle ne laisse aucune place au néant, qui n’est  qu’un « être raturé ». En ce sens, la métaphysique lavellienne est optimiste. En effet, au début de La Présence Totale le philosophe s’exprime en ces termes : « Le petit livre qu’on va lire exprime un acte de confiance dans la pensée et dans la vie ».
Cependant, si Lavelle est un philosophe de la joie, il n’a jamais feint l’existence du mal ; il sait que notre acte de participation est toujours " sur le tranchant d’une lame entre le néant et l’être ". Ses Carnets de guerre 1915-1918, nous montrent que le philosophe saisit avec horreur l’atrocité de la situation. Or si la guerre a rendu possible l’innommable, en éclatant l’ordre de la raison constituante dont rêvait Lalande ou universelle qu’espérait Brunschvicg, Lavelle refuse le pessimisme. Le problème des valeurs négatives n’est donc pas étranger à Lavelle, et notamment la question du mal. Le philosophe consacrera à cette notion un de ses plus beaux ouvrages moraux "Le Mal et la Souffrance", publié en 1940 et accompagné d’un autre essai "Tous les êtres séparés et unis". La date de publication ne doit pas faire penser qu’il s’agit là d’un ouvrage de circonstance, car Lavelle avait ce sujet à cœur depuis déjà fort longtemps : « On trouvera réunis ici dans le même volume deux essais différents, Le Mal et la Souffrance, Tous les êtres séparés et unis, qui ont été écrits dans le temps de paix et dont on a pensé qu’ils pourraient fournir une lecture utile en temps de guerre. » (Louis Lavelle)
Il s’agira donc de se demander, à partir de l’analyse de l’injustice et la méchanceté, comment l’existence du mal est intime à la vie de l’esprit. Deux caractéristiques du mal : l’injustice et la méchanceté. Avec le sens commun, Lavelle constate que le mal n’arrive jamais à créer entre les hommes une réciprocité : "Quand l’un fait le mal, c’est un autre qui l’éprouve".
 Le philosophe montre que le grand tourment du sujet est de ne pouvoir établir une juste correspondance entre le mal sensible et le mal moral, c’est-à-dire entre la douleur et le péché; Lavelle appelle la réalité du monde comme témoin. Cette séparation qui tend davantage vers l’absolu que vers le relatif, n’est pourtant pas la loi du monde, mais suffit à penser cette injustice comme le cœur même du mal. On peut être vertueux et souffrir, on peut être pervers et ne pas connaître la douleur. Selon Lavelle, cette disparité a reçu deux explications: la souffrance vient d’une faute commise antérieurement, souvent inconnue, dont les effets persistent ; il y a dans la souffrance une épreuve qu’il faut surmonter pour convertir la sensibilité à la volonté.  C’est la foi, explique Lavelle, qui doit unir la chute et la rédemption et dépasser ce dualisme. Cependant, voir le méchant heureux et l’homme de bien malheureux, c’est ce que Lavelle appelle « la conscience du mal véritable ». Nous retrouvons ainsi le scandale contre lequel la raison s’élève: " Contre de telles suites, c’est notre logique qui s’irrite autant que notre vertu. Le bonheur, même apparent, du méchant, le malheur, même accepté, de l’homme de bien sont des atteintes portées à la fois à l’intelligibilité et à la justice : nous ne pouvons pas comprendre que la conscience puisse sentir un accroissement, un épanouissement, là où elle poursuit un effet négatif et destructif, ni qu’elle se sente limitée et contrainte là où son action est elle-même bienfaisante et généreuse". ( Louis Lavelle)
 René Le Senne, dont la proximité doctrinale peut nous aider à éclairer la pensée de Lavelle, prolonge le raisonnement de Lavelle sur un plan métaphysique:  Ainsi l’on pourrait montrer que les divers « malheurs de la conscience », sont comme l’absurdité, le désordre, la laideur, le vertige devant la multiplicité incoordonnée, des échecs de notre visée de participation à l’Un ... Si nous sommes désemparés parce que nous ne pouvons obtenir l’unité, c’est parce que nous en éprouvons l’exigence … Par cette exigence démentie, par ce besoin contrarié, nous nous trouvons nous-mêmes dans une tension, une aspiration qui est, en plein cœur du mal, comme une revendication de notre esprit même.
On reconnaît chez Le Senne, comme chez Lavelle, une morale fondée sur l’aspiration  à l’unité, à l’image de l’être qui appelle ses parties à participer librement de lui. Cependant, si Lavelle reconnaît que la douleur est souvent convoquée pour atteindre un bien quelconque, il faut qu’elle soit voulue et aimée, qu’elle provoque la joie, celle de l’attente d’un bien. De même puisque rien ne peut être créé que par un acte d’amour et ne peut se maintenir dans l’être que par un amour qu’il se porte à lui-même et dont il est lui-même l’objet, on peut considérer l’amour comme étant la source de ce qui est. Ainsi le spiritualisme de Lavelle plonge ses racines dans la pensée chrétienne en faisant de l’amour la source première et unificatrice. L’amour comme raison d’être de l’acte créateur oriente toute la morale lavellienne vers la poursuite d’un bien que le mal menace à tous moments de corrompre.  La méchanceté est une deuxième caractéristique du mal, qui unit ce mal avec la douleur : la douleur est un mal parce que la volonté du méchant participe à la douleur infligée. La méchanceté convertit la douleur en mal car cette douleur a pour but l’avilissement, la dégradation : Ce qui suffit en effet à montrer que la douleur n’est un mal que quand elle est seulement le témoignage d’une diminution d’être qui a été voulue ; c’est cette diminution que la perversité aussi se propose d’atteindre.
 Ainsi le mal ne peut être simplement défini par la douleur ; à cette douleur il faut ajouter une visée née d’une volonté mauvaise. Le méchant est toujours celui qui donne au mal sa figure réelle, physique. Lavelle montre que le méchant veut la douleur de l’autre parce que celle-ci le satisfait. En outre, ce qui ravit le méchant, c’est davantage la misère dans laquelle la douleur plonge la victime que la douleur infligée elle-même. Le philosophe reconnaît que cette méchanceté  est rare: mais la méfiance de Lavelle va jusqu’à supposer la virtualité d’une telle conduite dans « les consciences les plus bienveillantes et les plus pures ». Un élève et disciple de Lavelle, Michel Adam, explique la présence de cette méchanceté par le lien intime qu’elle tisse avec la bêtise, présente aussi bien chez les plus débiles que chez les plus intelligents. Cependant Lavelle ne fait pas de différenciation et ne détermine pas de prédisposition à la méchanceté, mais se contente simplement de constater.
En isolant ainsi volonté et sensibilité, Lavelle peut faire valoir leur relation selon deux modalités. La première est quand le mal nous est imposé par la nature: dans ce cas, la douleur infligée est un mal parce que notre propre être est altéré. La seconde est quand la douleur « est l’effet de la volonté d’un autre »: dans cette mesure il y a ce que le philosophe appelle une défaite de l’Esprit. Les deux visages de cette relation de la volonté à la douleur place la méchanceté au centre de la volonté; cependant chez Lavelle le mal prend sa source dans la virtualité. En exposant ce qu’est la méchanceté, le philosophe peut conclure que bien souvent nous nous trompons de cible : le mal n’est pas dans la douleur mais dans l’origine de celle-ci, qui est une origine spirituelle.  Ce que vise la méchanceté , c’est la diminution d’être elle-même, une sorte d’inversion du développement de la conscience, de corruption et de déchéance. En retenant l’injustice et la méchanceté comme deux caractéristiques particulières du mal, Lavelle donne à ce dernier un visage inquiétant : le mal porte alors cette double caractéristique qui est d’être à la fois un motif de révolte et de dégoût. Ce qui scandalise dans l’avènement du mal, c’est sa capacité à séparer le sensible et le spirituel et de faire se réduire l’esprit. Dans la volonté d’anéantir, le méchant est celui qui souhaite retrancher la conscience d’autrui dans la misère :
"De tous mes états intérieurs, il n’y en a point qui s’impose à moi d’une manière aussi  irréfutable que la douleur. Dès qu’elle apparaît, elle capte toute mon attention, elle occupe toute ma conscience, elle détourne mon regard de tous les objets et de tous les êtres qui l’entourent".  (Louis Lavelle)
 En plus de concentrer la conscience sur sa propre déchéance, Lavelle montre à quel point la douleur comme mal peut détourner le sujet de la solidarité des êtres et de la tout ce qui est. On comprend alors pourquoi son ontologie se prolonge ainsi en morale, qui maintient entre l’être et le bien une profonde intimité.

 Le mal et la vie spirituelle

 L’expérience de l’être fait s’ouvrir, pour le sujet, l’urgence de sa vocation spirituelle;  de ce fait, la manifestation du mal n’a de sens qu’en rapport à cette vie spirituelle orientée par la liberté. Nous avons bien montré que la volonté était le lieu de l’option entre le bien et le mal. La volonté qui est le cœur de la destinée, est le lieu même de la liberté : "Cette destinée n’est rien si elle n’est pas notre ouvrage, si elle ne dépend pas des démarches successives de notre liberté … Opter, c’est établir entre nos actions un ordre hiérarchique, c’est-à-dire un ordre vertical qui est tel que chacune d’elles puisse être définie comme une ascension ou comme une chute". (Louis Lavelle)
Lavelle introduit ici une notion qui lui est chère, celle de valeur. On comprend alors mieux pourquoi le philosophe écrit que « l’expérience de la liberté ne fait qu’un avec celle du bien et du mal. » L’alternative possible entre le bien et le mal (et leurs différents degrés respectifs) introduit dans le monde la différence sur un plan vertical : c’est cela qui donne au monde un relief. Le philosophe montre que si la liberté d’option doit reconnaître la valeur du bien, elle doit pouvoir aussi préférer le mal. Car en effet, c’est en ayant la possibilité de choisir le mal que la liberté se reconnaît indépendante et supérieure, par exemple lorsqu’il lui arrive de considérer un mal comme un bien. Cela veut dire que la caractéristique fondamentale de la liberté n’est pas d’adhérer invariablement à la valeur du bien, mais de choisir. On voit donc comment, par la négative, l’existence du mal force la conscience à aiguiser sa clairvoyance :
Il n’y a de bien et de mal que pour une volonté qui considère le réel par rapport à un choix qu’elle fait et que le réel tantôt confirme et tantôt dément.  La possibilité du mal comme du bien est donc virtuelle et en ce sens, Lavelle introduit la question de la responsabilité ; un mauvais choix engage très vite le sujet sur la pente glissante du mal : "Le bien et le mal sont donc tous deux liés à l’essence de la volonté qui ne peut se déterminer si l’idée du bien ne l’ébranle ; et si elle le manque, faute de connaissance ou de courage, ou par une perversion de l’élan que le bien lui donne, c’est dans le mal qu’elle tombe".
La hauteur dont jouit la liberté humaine, surplombant toujours la possibilité du mal, constitue aussi bien notre grandeur que notre malheur : notre grandeur parce que ce n’est que par la liberté qu’une destinée originale est possible ; notre malheur parce que cette liberté, en choisissant mal, peut aussi condamner notre destinée. Lavelle montre ainsi, comme Le Senne, Berdiaev et Sartre, qu’une invariable responsabilité pèse sur le sujet. La notion de responsabilité permet d’ailleurs à Lavelle d’anticiper sur ce qu’un Sartre appellera plus tard la mauvaise foi : Ainsi nous aimons mieux chercher dans le monde un mal radical inséparable de son essence même que de considérer notre volonté qui, par son option, le fait être. Or cela doit nous permettre de réaliser qu’il est important de reconnaître l’existence du mal pour pouvoir s’en séparer : le risque du mal est ce qui donne à la vie spirituelle sa dynamique et son ardeur. Finalement, la question du mal permet à Lavelle de réitérer ce que l’on peut appeler un manifeste spiritualiste, parce qu’elle révèle l’exigence de l’esprit qui est la spiritualisation du monde. En effet, spiritualiser le monde c’est y introduire la valeur, c’est-à-dire lui donner une signification et un sens où le sujet pourra se réaliser : "L’esprit n’est pas une chose que l’on montre mais une activité que l’on exerce, en faveur de laquelle on opte et pour laquelle on parie. Il n’est que pour celui qui le veut et, en le voulant, le fait être. Il se dérobe devant celui qui le nie. Il témoigne encore de ce qu’il est en refusant qu’on le trouve où il n’est pas. Dira-t-on que le mal est présent partout où l’esprit n’est pas et où il devrait être ? Mais le jugement que nous portons sur lui est encore un témoin de l’esprit qui trouve en lui sa limite et sa défaite. (Louis Lavelle)
La manifestation du mal rappelle sans cesse que l’exigence du moi n’est pas de réduire l’intervalle qui sépare le monde de l’esprit, mais bien plutôt d’accepter ce monde comme un contraire qu’il doit assimiler, qu’il doit faire sien. Ainsi la réflexion qui est l’activité du moi, qui nous sépare du monde pour faire de ce monde un problème, est le point de départ de cette destinée spirituelle : "Elle m’oblige à assumer la responsabilité de moi-même ; elle donne à ma vie une incomparable acuité. Je n’existe que par elle comme foyer d’initiative, comme auteur de ce que je suis, c’est-à-dire comme conscience, comme liberté et comme personne". (Louis Lavelle)
Au fond, le mal commence, se prolonge ou finit, avec la réflexion. Avec elle nait la vie de l’esprit faisant du monde un monde pour le moi. Par sa définition de la réflexion, Lavelle maintient la possibilité du mal:  "La réflexion est toujours là qui cherche une sorte de moindre effort et qui voudrait jouir en cessant d’agir, une ambition qui lui est interdite. Dès qu’elle entre en jeu, elle nous impose des devoirs auxquels elle ne peut pas renoncer.  Elle ne nous donne la représentation du monde que parce qu’elle nous oblige à le transformer et à le rendre meilleur". (Louis Lavelle")
Dans ce passage, le philosophe réaffirme que le monde non spiritualisé est un des visages du mal et que la réflexion, dont l’être se confond avec le devoir être, porte en elle l’exigence du bien, c’est-à-dire de la spiritualisation. En donnant ainsi au monde un ensemble de valeurs, nous faisons de ce monde un lieu au cœur duquel la volonté pourra opter : cela veut dire que le monde devient un problème. Ainsi, ce qui nous apparaît de ce monde est bon ou mauvais selon que notre action porte la bonté ou l’égoïsme, l’accueil ou le refus. Nous comprenons alors que la source du bien et du mal est en nous : la présence du mal, qui est un scandale, ne cesse de faire de la conscience le lieu d’une exigence : celle du bien. Ce bien consiste avant tout à la bonne conduite de la volonté, car c’est la virtualité qui peut être la cause de tous les malheurs.  Cette bonne conduite repose sur la vigilance toujours accrue de la conscience et de la poursuite de sa mission, qui est de ramener le monde à l’esprit, pour qu’en ce monde soit inscrit une destinée spirituelle fondée sur l’introduction de la valeur  comme une sorte de paradoxe, la possibilité du mal est aussi ce qui motive la dynamique spirituelle à l’abolir.