vendredi 27 juin 2014

Quelques difficultés posées par la philosophie lavelienne


D’après le témoignage de Paul Ricoeur, la philosophie existentielle de Louis Lavelle est comme une mine d’or, que le monde finira par découvrir un jour. Au delà de toute appréciation positive que nous pouvons apporter à l’égard de cette pensée, il apparaît cependant que certaines difficultés y sont perceptibles. Ces difficultés sont liées, soit à l’importance accordée à certains thèmes par rapport à d’autres, soit à l’usage abusif de certains concepts dans le but de combattre les doctrines philosophiques adverses. C’est le cas du concept d’univocité dont il s’est servi pour combattre le phénoménisme existentiel. En lisant Louis Lavelle, on a du mal à savoir si c’est une pensée existentiellement fondée sur une prise en compte de la dimension du sujet dans la recherche de la vérité, ou si c’est un idéalisme voilée, comme ont tenté de faire savoir certains critiques. Evidemment, aucune expérience humaine ne peut prétendre à la perfection. Par contre, la philosophie lavellienne en contact permanent avec les problèmes de l’homme moderne, qu’elle se propose de résoudre à la lumière du réalisme spiritualiste, n’échappe pas à cette règle. Pour comprendre pourquoi Louis Lavelle s’est intéressé à la pensée existentielle, il faut se référer à Tarsicio Meirlles Padilha qui s’est particulièrement intéressé à l’existentialisme du philosophe spiritualiste. Selon ce professeur brésilien, « aucun autre système ne traduirait de manière aussi expressive, l’état de crise du monde actuel. » Pourtant, cette valorisation de la philosophie existentielle ne l’empêchait pas d’en dégager les imperfections. Ainsi il accusera cette philosophie de mettre l’accent sur les traits amères de la misère humaine à laquelle le monde est confronté.

Accusant la philosophie existentielle de soulever des problèmes sans suggérer des réponses, le professeur brésilien formule la critique suivante: « témoin cruel de notre époque, l’existentialisme accentue les traits amères de la misère humaine, dépeint l’homme comme un être prisonnier d’une vie dépourvue de sens, la mort étant un point final dans la chaîne d’absurdité d’une existence écœurante. " Cette critique se poursuit par une remise en cause de ce courant philosophique qui ne peut apporter de réponses aux interrogations actuelles de l’homme, en s’appuyant sur une phénoménologie qui se limite à la simple analyse de l’angoisse humaine. C’est, pense-t-il, ce qui justifie l’absence d’engouement des hommes qui, chaque jour, font face au désespoir et voudraient avoir des propositions concrètes pour sortir du marasme existentiel qui les accable :
« L’existentialisme ne se présente donc pas comme une thérapeutique capable de réintégrer l’homme dans les coordonnées d’une destinée transcendante, mais il se limite à une analyse phénoménologique de l’homme déchu sans que soit indiqués les antidotes contre le désespoir. Voilà pourquoi cette philosophie n’obtient pas de succès sinon auprès des âmes désespérées ou qui veulent l’être". ( Louis Lavelle)

 Cette prise de position ne change pas la quintessence de la critique, qui semble n’être qu’une suite logique de l’enthousiasme suscité par cette pensée. Nous pouvons donc penser que Louis Lavelle a raison de soutenir que la pensée existentielle s’est contenté de se limiter à une physique de l’existence, « substituant l’empirisme de l’objet à l’empirisme du sujet. » Louis Lavelle pointe du doigt le mal de l’existentialisme qui s’est rapproché plus de la méthode phénoménologique que de la méthode métaphysique. Ainsi affirmait-il que « le mal de l’existentialisme a été de se structurer comme phénoménologie et non comme métaphysique. Il a produit un humanisme entièrement centré sur l’homme, mais un homme dont les amarres ont été rompues, et qui, par conséquent, navigue sans boussole dans les eaux profondes de son monde intérieur. » Pour Louis Lavelle en effet, il faudrait comprendre que l’homme ainsi conçu, « est en rupture totale des liens avec l’être. Le cas échéant, il  trouve sa propre raison d’être, la lumière qui l’illumine, l’éternité qui le soutient et la clé de sa propre vocation temporelle. » En faisant une critique de la philosophie existentielle, Louis Lavelle n’a pas proposé mieux non plus. Il est vrai que son approche de la problématique existentielle est plus apaisée et moins polémique que celle de la plupart de ses contemporains. Nous pensons ici à Jacques Maritain qui, par sa plume, n’hésite pas à trouver des boucs émissaires pour chaque faute historique et ne se prive pas d’accuser ceux qui rejettent la doctrine thomiste. Pourtant, en voulant jouer les équilibristes, et en se lançant à fond dans la défense du cartésianisme, Louis Lavelle s’est mis à donner plus d’importance au concept de l’univocité. Le plus d’accent accordé au sujet, l’a conduit à la défense d’un monisme subjectiviste à peine voilé. 

En réalité, Louis Lavelle a compris qu’il était nécessaire de réhabiliter l’unité du sujet malmenée par le morcelage que la phénoménologie opérait sur lui. Dans cette lutte pour la réhabilitation du cartésianisme, Louis Lavelle a été amené à forcer quelque peu les choses. Malgré la reconnaissance de l’analogie face à laquelle il tempère son affirmation de l’univocité, principe qu’il compare à un autre nom de la présence totale, il demeure cependant, que le concept d’univocité joue chez lui un rôle très important. Comme nous l’avons montré plus haut, la critique de Louis Lavelle contre la pensée existentielle, se focalise essentiellement sur la trop grande place accordée à la méthode phénoménologique. Effectivement, c’est pour s’attaquer à ce phénoménisme exagéré de la connaissance existentielle qu’il a été amené à mettre un accent démesuré sur le concept d’analogie. Dans une de ses correspondances à son ami Balthasar, il l’affirme clairement : « J’avais besoin de l’univocité pour combattre le phénoménisme. » Une affirmation qui pose un problème. Est-ce que pour lutter contre un concept qu’il considérait comme adverse, il lui fallait choisir nécessairement une position lui permettant d’affirmer l’unité de l’être avec plus de vigueur, n'est-ce pas  le cas de l’univocité ? La question qui nous brûle la pensée serait de savoir si Louis Lavelle ne s’est pas montré zélé jusqu’à dépasser les limites. L’accent placé dans ce champ de recherche a crée le risque de voir la démarche lavellienne glisser vers un monisme subjectif dont Spinoza, Hegel ou encore Schelling sont les maîtres. Et l’importance accordée au sujet n’a pas non plus conduit Louis Lavelle à être plus conséquent par rapport à un sujet réellement existant, comme c’est le cas pour Gabriel Marcel. Il s’est acharné à offrir l’image d’un sujet dont on se demande s’il peut vraiment être concret. On parlerait d’un subjectivisme idéaliste qui met l’accent sur un sujet qu’il serait difficile de rencontrer sur sa route. Ne serait-il pas plus commode de penser à un « toi » ou à un « je » qui se reconnaît tel, mais qui s’ouvre à l’autre ? Cette tendance vers le subjectivisme mérite d’être analysée...

C’est ce que reconnaissait Paul Ricoeur dans l’allocution où il évoquait la mémoire de Louis Lavelle, l’avenir de sa pensée et les raisons du silence universitaire autour de sa pensée. D’où cette déclaration, désormais historique au sujet du philosophe de la subjectivité et de sa pensée : « Autour de Louis Lavelle, une sorte de silence respectueux et gêné s’est fait en France. Les jeunes gens ne le lisent guère et leurs aînés discutent des œuvres moins parfaites mais plus incisives à leur gré qui les ont rendus souvent inattentifs à l’entreprise immense du philosophe de l’être. Cela était naturel. Cela ne sera sans doute pas durable. Lorsque le temps aura laminé les réputations, les vrais grandeurs se reclasseront. Je suis convaincu que Louis Lavelle, au terme de cette épreuve, sera pleinement reconnu. » (PAUL RICOEUR, cité par T. MEIRLLES PADILHA, « Existence et participation » dans" Actes du colloque d’Agen").

1 commentaire:

  1. Cher Maurice, je viens de lire vôtres considérations sur la philosophie lavelienne dans ce blog et voudrais vous féliciter de l'intérêt pour ce immense philosophe, injustement oublié aujourd'hui.

    Moi, je suis un ingénieur brésilien qu'a pris contact avec ce penseur autour 2010 et tombé passioné de sa pensée, mais il n'y avait que quelques de ses oeuvres morales traduits en portugais. Il fallait étudier et apprendre le français, et voilà. Je lis l'erreur de Narcisse, les puissances du moi, la présence totale, de l'être, de l'acte et du temps et de l'éternité désormais. Bien une mine d'or.

    Mes amitiés,

    Éder.

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