D’après le témoignage de Paul Ricoeur, la philosophie existentielle de Louis Lavelle est comme une mine d’or, que le monde finira par découvrir un jour. Au delà de toute appréciation positive que nous pouvons apporter à l’égard de cette pensée, il apparaît cependant que certaines difficultés y sont perceptibles. Ces difficultés sont liées, soit à l’importance accordée à certains thèmes par rapport à d’autres, soit à l’usage abusif de certains concepts dans le but de combattre les doctrines philosophiques adverses. C’est le cas du concept d’univocité dont il s’est servi pour combattre le phénoménisme existentiel. En lisant Louis Lavelle, on a du mal à savoir si c’est une pensée existentiellement fondée sur une prise en compte de la dimension du sujet dans la recherche de la vérité, ou si c’est un idéalisme voilée, comme ont tenté de faire savoir certains critiques. Evidemment, aucune expérience humaine ne peut prétendre à la perfection. Par contre, la philosophie lavellienne en contact permanent avec les problèmes de l’homme moderne, qu’elle se propose de résoudre à la lumière du réalisme spiritualiste, n’échappe pas à cette règle. Pour comprendre pourquoi Louis Lavelle s’est intéressé à la pensée existentielle, il faut se référer à Tarsicio Meirlles Padilha qui s’est particulièrement intéressé à l’existentialisme du philosophe spiritualiste. Selon ce professeur brésilien, « aucun autre système ne traduirait de manière aussi expressive, l’état de crise du monde actuel. » Pourtant, cette valorisation de la philosophie existentielle ne l’empêchait pas d’en dégager les imperfections. Ainsi il accusera cette philosophie de mettre l’accent sur les traits amères de la misère humaine à laquelle le monde est confronté.
Accusant la philosophie existentielle de soulever des
problèmes sans suggérer des réponses, le professeur brésilien formule la
critique suivante: « témoin cruel de notre époque, l’existentialisme accentue
les traits amères de la misère humaine, dépeint l’homme comme un être
prisonnier d’une vie dépourvue de sens, la mort étant un point final dans la
chaîne d’absurdité d’une existence écœurante. " Cette critique se poursuit
par une remise en cause de ce courant philosophique qui ne peut apporter de
réponses aux interrogations actuelles de l’homme, en s’appuyant sur une
phénoménologie qui se limite à la simple analyse de l’angoisse humaine. C’est,
pense-t-il, ce qui justifie l’absence d’engouement des hommes qui, chaque jour,
font face au désespoir et voudraient avoir des propositions concrètes pour
sortir du marasme existentiel qui les accable :
« L’existentialisme ne se présente donc pas comme une
thérapeutique capable de réintégrer l’homme dans les coordonnées d’une destinée
transcendante, mais il se limite à une analyse phénoménologique de l’homme
déchu sans que soit indiqués les antidotes contre le désespoir. Voilà pourquoi
cette philosophie n’obtient pas de succès sinon auprès des âmes désespérées ou
qui veulent l’être". ( Louis Lavelle)
Cette prise de
position ne change pas la quintessence de la critique, qui semble n’être qu’une
suite logique de l’enthousiasme suscité par cette pensée. Nous pouvons donc
penser que Louis Lavelle a raison de soutenir que la pensée existentielle s’est
contenté de se limiter à une physique de l’existence, « substituant l’empirisme
de l’objet à l’empirisme du sujet. » Louis Lavelle pointe du doigt le mal de
l’existentialisme qui s’est rapproché plus de la méthode phénoménologique que
de la méthode métaphysique. Ainsi affirmait-il que « le mal de
l’existentialisme a été de se structurer comme phénoménologie et non comme
métaphysique. Il a produit un humanisme entièrement centré sur l’homme, mais un
homme dont les amarres ont été rompues, et qui, par conséquent, navigue sans
boussole dans les eaux profondes de son monde intérieur. » Pour Louis Lavelle
en effet, il faudrait comprendre que l’homme ainsi conçu, « est en rupture
totale des liens avec l’être. Le cas échéant, il trouve sa propre raison d’être, la lumière qui
l’illumine, l’éternité qui le soutient et la clé de sa propre vocation
temporelle. » En faisant une critique de la philosophie existentielle, Louis
Lavelle n’a pas proposé mieux non plus. Il est vrai que son approche de la
problématique existentielle est plus apaisée et moins polémique que celle de la
plupart de ses contemporains. Nous pensons ici à Jacques Maritain qui, par sa
plume, n’hésite pas à trouver des boucs émissaires pour chaque faute historique
et ne se prive pas d’accuser ceux qui rejettent la doctrine thomiste. Pourtant,
en voulant jouer les équilibristes, et en se lançant à fond dans la défense du
cartésianisme, Louis Lavelle s’est mis à donner plus d’importance au concept de
l’univocité. Le plus d’accent accordé au sujet, l’a conduit à la défense d’un
monisme subjectiviste à peine voilé.
En réalité, Louis Lavelle a compris qu’il était nécessaire
de réhabiliter l’unité du sujet malmenée par le morcelage que la phénoménologie
opérait sur lui. Dans cette lutte pour la réhabilitation du cartésianisme,
Louis Lavelle a été amené à forcer quelque peu les choses. Malgré la
reconnaissance de l’analogie face à laquelle il tempère son affirmation de
l’univocité, principe qu’il compare à un autre nom de la présence totale, il
demeure cependant, que le concept d’univocité joue chez lui un rôle très
important. Comme nous l’avons montré plus haut, la critique de Louis Lavelle
contre la pensée existentielle, se focalise essentiellement sur la trop grande
place accordée à la méthode phénoménologique. Effectivement, c’est pour s’attaquer
à ce phénoménisme exagéré de la connaissance existentielle qu’il a été amené à
mettre un accent démesuré sur le concept d’analogie. Dans une de ses
correspondances à son ami Balthasar, il l’affirme clairement : « J’avais besoin
de l’univocité pour combattre le phénoménisme. » Une affirmation qui pose un
problème. Est-ce que pour lutter contre un concept qu’il considérait comme
adverse, il lui fallait choisir nécessairement une position lui permettant
d’affirmer l’unité de l’être avec plus de vigueur, n'est-ce pas le cas de l’univocité ? La question qui nous
brûle la pensée serait de savoir si Louis Lavelle ne s’est pas montré zélé
jusqu’à dépasser les limites. L’accent placé dans ce champ de recherche a crée
le risque de voir la démarche lavellienne glisser vers un monisme subjectif
dont Spinoza, Hegel ou encore Schelling sont les maîtres. Et l’importance
accordée au sujet n’a pas non plus conduit Louis Lavelle à être plus conséquent
par rapport à un sujet réellement existant, comme c’est le cas pour Gabriel
Marcel. Il s’est acharné à offrir l’image d’un sujet dont on se demande s’il
peut vraiment être concret. On parlerait d’un subjectivisme idéaliste qui met
l’accent sur un sujet qu’il serait difficile de rencontrer sur sa route. Ne
serait-il pas plus commode de penser à un « toi » ou à un « je » qui se
reconnaît tel, mais qui s’ouvre à l’autre ? Cette tendance vers le
subjectivisme mérite d’être analysée...
C’est ce que reconnaissait Paul Ricoeur dans l’allocution où
il évoquait la mémoire de Louis Lavelle, l’avenir de sa pensée et les raisons
du silence universitaire autour de sa pensée. D’où cette déclaration, désormais
historique au sujet du philosophe de la subjectivité et de sa pensée : « Autour
de Louis Lavelle, une sorte de silence respectueux et gêné s’est fait en
France. Les jeunes gens ne le lisent guère et leurs aînés discutent des œuvres
moins parfaites mais plus incisives à leur gré qui les ont rendus souvent
inattentifs à l’entreprise immense du philosophe de l’être. Cela était naturel.
Cela ne sera sans doute pas durable. Lorsque le temps aura laminé les
réputations, les vrais grandeurs se reclasseront. Je suis convaincu que Louis
Lavelle, au terme de cette épreuve, sera pleinement reconnu. » (PAUL RICOEUR,
cité par T. MEIRLLES PADILHA, « Existence et participation » dans" Actes
du colloque d’Agen").
Cher Maurice, je viens de lire vôtres considérations sur la philosophie lavelienne dans ce blog et voudrais vous féliciter de l'intérêt pour ce immense philosophe, injustement oublié aujourd'hui.
RépondreSupprimerMoi, je suis un ingénieur brésilien qu'a pris contact avec ce penseur autour 2010 et tombé passioné de sa pensée, mais il n'y avait que quelques de ses oeuvres morales traduits en portugais. Il fallait étudier et apprendre le français, et voilà. Je lis l'erreur de Narcisse, les puissances du moi, la présence totale, de l'être, de l'acte et du temps et de l'éternité désormais. Bien une mine d'or.
Mes amitiés,
Éder.