La philosophie de
Louis Lavelle est une métaphysique de l’être et de la participation. Influencée
par la tradition réflexive française, de Biran à Lachelier, elle porte aussi
les marques du bergsonisme et surtout de l’idéalisme synthétique d’Hamelin
auquel elle s’oppose pour se construire. Il serait cependant insuffisant de
faire jouer cette opposition pour justifier l’entreprise philosophique de
Lavelle. Dans son Introduction à la philosophie, René Le Senne écrit: « Une
conviction philosophique exprime une expérience vitale ». Lavelle soutient avec
conviction que l’être nous est présent, et que nous sommes présents à lui dès
que notre conscience s’éveille pour se saisir dans son opération réflexive. Le
cogito lavellien est donc double : l’acte de la conscience est aussi celui qui
nous dévoile la plénitude de l’être en tous points de l’univers. Il est donc
légitime de se demander d’où provient cette grande évidence que désigne le
philosophe. Cette primauté de l’être résulte d’une « expérience vitale », issue
de la guerre et de l’atrocité des combats de la première guerre mondiale,
durant laquelle Lavelle, plongé dans la solitude, aura l’intuition de cette
présence de l’être avec davantage d’acuité. Prônant la présence plénière de
l’être, Lavelle ne laisse aucune place au néant, qui n’est qu’un « être raturé ». En ce sens, la
métaphysique lavellienne est optimiste. En effet, au début de La Présence
Totale le philosophe s’exprime en ces termes : « Le petit livre qu’on va lire
exprime un acte de confiance dans la pensée et dans la vie ».
Cependant, si Lavelle est un philosophe de la joie, il n’a
jamais feint l’existence du mal ; il sait que notre acte de participation est
toujours " sur le tranchant d’une lame entre le néant et l’être ".
Ses Carnets de guerre 1915-1918, nous montrent que le philosophe saisit avec
horreur l’atrocité de la situation. Or si la guerre a rendu possible
l’innommable, en éclatant l’ordre de la raison constituante dont rêvait Lalande
ou universelle qu’espérait Brunschvicg, Lavelle refuse le pessimisme. Le
problème des valeurs négatives n’est donc pas étranger à Lavelle, et notamment
la question du mal. Le philosophe consacrera à cette notion un de ses plus
beaux ouvrages moraux "Le Mal et la Souffrance", publié en 1940 et
accompagné d’un autre essai "Tous les êtres séparés et unis". La date
de publication ne doit pas faire penser qu’il s’agit là d’un ouvrage de
circonstance, car Lavelle avait ce sujet à cœur depuis déjà fort longtemps : «
On trouvera réunis ici dans le même volume deux essais différents, Le Mal et la
Souffrance, Tous les êtres séparés et unis, qui ont été écrits dans le temps de
paix et dont on a pensé qu’ils pourraient fournir une lecture utile en temps de
guerre. » (Louis Lavelle)
Il s’agira donc de se demander, à partir de l’analyse de
l’injustice et la méchanceté, comment l’existence du mal est intime à la vie de
l’esprit. Deux caractéristiques du mal : l’injustice et la méchanceté. Avec le
sens commun, Lavelle constate que le mal n’arrive jamais à créer entre les
hommes une réciprocité : "Quand l’un fait le
mal, c’est un autre qui l’éprouve".
Le
philosophe montre que le grand tourment du sujet est de ne pouvoir établir une
juste correspondance entre le mal sensible et le mal moral, c’est-à-dire entre
la douleur et le péché; Lavelle appelle la réalité du monde comme témoin.
Cette séparation qui tend davantage vers l’absolu que vers le relatif, n’est
pourtant pas la loi du monde, mais suffit à penser cette injustice comme le
cœur même du mal. On peut être vertueux et souffrir, on peut être pervers et ne
pas connaître la douleur. Selon Lavelle, cette disparité a reçu deux
explications: la souffrance vient d’une faute commise antérieurement, souvent
inconnue, dont les effets persistent ; il y a dans la souffrance une épreuve
qu’il faut surmonter pour convertir la sensibilité à la volonté. C’est la foi, explique Lavelle, qui doit unir
la chute et la rédemption et dépasser ce dualisme. Cependant, voir le méchant
heureux et l’homme de bien malheureux, c’est ce que Lavelle appelle « la conscience
du mal véritable ». Nous retrouvons ainsi le scandale contre lequel la raison
s’élève: " Contre de telles suites, c’est notre logique qui s’irrite
autant que notre vertu. Le bonheur, même apparent, du méchant, le malheur, même
accepté, de l’homme de bien sont des atteintes portées à la fois à
l’intelligibilité et à la justice : nous ne pouvons pas comprendre que la
conscience puisse sentir un accroissement, un épanouissement, là où elle
poursuit un effet négatif et destructif, ni qu’elle se sente limitée et
contrainte là où son action est elle-même bienfaisante et généreuse". (
Louis Lavelle)
René Le Senne, dont
la proximité doctrinale peut nous aider à éclairer la pensée de Lavelle,
prolonge le raisonnement de Lavelle sur un plan métaphysique: Ainsi l’on pourrait montrer que les divers «
malheurs de la conscience », sont comme l’absurdité, le désordre, la laideur,
le vertige devant la multiplicité incoordonnée, des échecs de notre visée de
participation à l’Un ... Si nous sommes désemparés parce que nous ne pouvons
obtenir l’unité, c’est parce que nous en éprouvons l’exigence … Par cette
exigence démentie, par ce besoin contrarié, nous nous trouvons nous-mêmes dans
une tension, une aspiration qui est, en plein cœur du mal, comme une
revendication de notre esprit même.
On reconnaît chez Le Senne, comme chez Lavelle, une morale
fondée sur l’aspiration à l’unité, à
l’image de l’être qui appelle ses parties à participer librement de lui.
Cependant, si Lavelle reconnaît que la douleur est souvent convoquée pour
atteindre un bien quelconque, il faut qu’elle soit voulue et aimée, qu’elle
provoque la joie, celle de l’attente d’un bien. De même puisque rien ne peut
être créé que par un acte d’amour et ne peut se maintenir dans l’être que par
un amour qu’il se porte à lui-même et dont il est lui-même l’objet, on peut
considérer l’amour comme étant la source de ce qui est. Ainsi le spiritualisme
de Lavelle plonge ses racines dans la pensée chrétienne en faisant de l’amour
la source première et unificatrice. L’amour comme raison d’être de l’acte
créateur oriente toute la morale lavellienne vers la poursuite d’un bien que le
mal menace à tous moments de corrompre. La méchanceté est une deuxième caractéristique
du mal, qui unit ce mal avec la douleur : la douleur est un mal parce que la
volonté du méchant participe à la douleur infligée. La méchanceté convertit la
douleur en mal car cette douleur a pour but l’avilissement, la dégradation : Ce
qui suffit en effet à montrer que la douleur n’est un mal que quand elle est
seulement le témoignage d’une diminution d’être qui a été voulue ; c’est cette
diminution que la perversité aussi se propose d’atteindre.
Ainsi le mal ne peut
être simplement défini par la douleur ; à cette douleur il faut ajouter une
visée née d’une volonté mauvaise. Le méchant est toujours celui qui donne au
mal sa figure réelle, physique. Lavelle montre que le méchant veut la douleur
de l’autre parce que celle-ci le satisfait. En outre, ce qui ravit le méchant,
c’est davantage la misère dans laquelle la douleur plonge la victime que la
douleur infligée elle-même. Le philosophe reconnaît que cette méchanceté est rare: mais la méfiance de Lavelle va
jusqu’à supposer la virtualité d’une telle conduite dans « les consciences les plus
bienveillantes et les plus pures ». Un élève et disciple de Lavelle, Michel
Adam, explique la présence de cette méchanceté par le lien intime qu’elle tisse
avec la bêtise, présente aussi bien chez les plus débiles que chez les plus
intelligents. Cependant Lavelle ne fait pas de différenciation et ne détermine
pas de prédisposition à la méchanceté, mais se contente simplement de
constater.
En isolant ainsi volonté et sensibilité, Lavelle peut faire
valoir leur relation selon deux modalités. La première est quand le mal nous
est imposé par la nature: dans ce cas, la douleur infligée est un mal parce que
notre propre être est altéré. La seconde est quand la douleur « est l’effet de
la volonté d’un autre »: dans cette mesure il y a ce que le philosophe appelle
une défaite de l’Esprit. Les deux visages de cette relation de la volonté à la
douleur place la méchanceté au centre de la volonté; cependant chez Lavelle le
mal prend sa source dans la virtualité. En exposant ce qu’est la méchanceté, le
philosophe peut conclure que bien souvent nous nous trompons de cible : le mal
n’est pas dans la douleur mais dans l’origine de celle-ci, qui est une origine
spirituelle. Ce que vise la méchanceté ,
c’est la diminution d’être elle-même, une sorte d’inversion du développement de
la conscience, de corruption et de déchéance. En retenant l’injustice et la
méchanceté comme deux caractéristiques particulières du mal, Lavelle donne à ce
dernier un visage inquiétant : le mal porte alors cette double caractéristique
qui est d’être à la fois un motif de révolte et de dégoût. Ce qui scandalise
dans l’avènement du mal, c’est sa capacité à séparer le sensible et le
spirituel et de faire se réduire l’esprit. Dans la volonté d’anéantir, le
méchant est celui qui souhaite retrancher la conscience d’autrui dans la misère
:
"De tous mes états intérieurs, il n’y en a point qui
s’impose à moi d’une manière aussi irréfutable
que la douleur. Dès qu’elle apparaît, elle capte toute mon attention, elle
occupe toute ma conscience, elle détourne mon regard de tous les objets et de
tous les êtres qui l’entourent". (Louis Lavelle)
En plus de concentrer
la conscience sur sa propre déchéance, Lavelle montre à quel point la douleur
comme mal peut détourner le sujet de la solidarité des êtres et de la tout ce
qui est. On comprend alors pourquoi son ontologie se prolonge ainsi en morale,
qui maintient entre l’être et le bien une profonde intimité.
Le mal et la vie spirituelle
L’expérience de
l’être fait s’ouvrir, pour le sujet, l’urgence de sa vocation spirituelle; de ce fait, la manifestation du mal n’a de
sens qu’en rapport à cette vie spirituelle orientée par la liberté. Nous avons
bien montré que la volonté était le lieu de l’option entre le bien et le mal.
La volonté qui est le cœur de la destinée, est le lieu même de la liberté :
"Cette destinée n’est rien si elle n’est pas notre ouvrage, si elle ne
dépend pas des démarches successives de notre liberté … Opter, c’est établir
entre nos actions un ordre hiérarchique, c’est-à-dire un ordre vertical qui est
tel que chacune d’elles puisse être définie comme une ascension ou comme une
chute". (Louis Lavelle)
Lavelle introduit ici une notion qui lui est chère, celle de
valeur. On comprend alors mieux pourquoi le philosophe écrit que « l’expérience
de la liberté ne fait qu’un avec celle du bien et du mal. » L’alternative
possible entre le bien et le mal (et leurs différents degrés respectifs)
introduit dans le monde la différence sur un plan vertical : c’est cela qui
donne au monde un relief. Le philosophe montre que si la liberté d’option doit
reconnaître la valeur du bien, elle doit pouvoir aussi préférer le mal. Car en
effet, c’est en ayant la possibilité de choisir le mal que la liberté se
reconnaît indépendante et supérieure, par exemple lorsqu’il lui arrive de
considérer un mal comme un bien. Cela veut dire que la caractéristique
fondamentale de la liberté n’est pas d’adhérer invariablement à la valeur du
bien, mais de choisir. On voit donc comment, par la négative, l’existence du
mal force la conscience à aiguiser sa clairvoyance :
Il n’y a de bien et de mal que pour une volonté qui
considère le réel par rapport à un choix qu’elle fait et que le réel tantôt
confirme et tantôt dément. La
possibilité du mal comme du bien est donc virtuelle et en ce sens, Lavelle
introduit la question de la responsabilité ; un mauvais choix engage très vite
le sujet sur la pente glissante du mal : "Le bien et le mal sont donc tous
deux liés à l’essence de la volonté qui ne peut se déterminer si l’idée du bien
ne l’ébranle ; et si elle le manque, faute de connaissance ou de courage, ou
par une perversion de l’élan que le bien lui donne, c’est dans le mal qu’elle
tombe".
La hauteur dont jouit la liberté humaine, surplombant
toujours la possibilité du mal, constitue aussi bien notre grandeur que notre
malheur : notre grandeur parce que ce n’est que par la liberté qu’une destinée
originale est possible ; notre malheur parce que cette liberté, en choisissant
mal, peut aussi condamner notre destinée. Lavelle montre ainsi, comme Le Senne,
Berdiaev et Sartre, qu’une invariable responsabilité pèse sur le sujet. La
notion de responsabilité permet d’ailleurs à Lavelle d’anticiper sur ce qu’un
Sartre appellera plus tard la mauvaise foi : Ainsi nous aimons mieux chercher dans
le monde un mal radical inséparable de son essence même que de considérer notre
volonté qui, par son option, le fait être. Or cela doit nous permettre de
réaliser qu’il est important de reconnaître l’existence du mal pour pouvoir
s’en séparer : le risque du mal est ce qui donne à la vie spirituelle sa
dynamique et son ardeur. Finalement, la question du mal permet à Lavelle de
réitérer ce que l’on peut appeler un manifeste spiritualiste, parce qu’elle
révèle l’exigence de l’esprit qui est la spiritualisation du monde. En effet,
spiritualiser le monde c’est y introduire la valeur, c’est-à-dire lui donner
une signification et un sens où le sujet pourra se réaliser : "L’esprit
n’est pas une chose que l’on montre mais une activité que l’on exerce, en
faveur de laquelle on opte et pour laquelle on parie. Il n’est que pour celui
qui le veut et, en le voulant, le fait être. Il se dérobe devant celui qui le
nie. Il témoigne encore de ce qu’il est en refusant qu’on le trouve où il n’est
pas. Dira-t-on que le mal est présent partout où l’esprit n’est pas et où il
devrait être ? Mais le jugement que nous portons sur lui est encore un témoin
de l’esprit qui trouve en lui sa limite et sa défaite. (Louis Lavelle)
La manifestation du mal rappelle sans cesse que l’exigence
du moi n’est pas de réduire l’intervalle qui sépare le monde de l’esprit, mais
bien plutôt d’accepter ce monde comme un contraire qu’il doit assimiler, qu’il
doit faire sien. Ainsi la réflexion qui est l’activité du moi, qui nous sépare
du monde pour faire de ce monde un problème, est le point de départ de cette
destinée spirituelle : "Elle m’oblige à assumer la responsabilité de
moi-même ; elle donne à ma vie une incomparable acuité. Je n’existe que par
elle comme foyer d’initiative, comme auteur de ce que je suis, c’est-à-dire
comme conscience, comme liberté et comme personne". (Louis Lavelle)
Au fond, le mal commence, se prolonge ou finit, avec la
réflexion. Avec elle nait la vie de l’esprit faisant du monde un monde pour le
moi. Par sa définition de la réflexion, Lavelle maintient la possibilité du mal:
"La réflexion est toujours là qui
cherche une sorte de moindre effort et qui voudrait jouir en cessant d’agir, une
ambition qui lui est interdite. Dès qu’elle entre en jeu, elle nous impose des
devoirs auxquels elle ne peut pas renoncer. Elle ne nous donne la représentation du monde
que parce qu’elle nous oblige à le transformer et à le rendre meilleur".
(Louis Lavelle")
Dans ce passage, le philosophe réaffirme que le monde non
spiritualisé est un des visages du mal et que la réflexion, dont l’être se
confond avec le devoir être, porte en elle l’exigence du bien, c’est-à-dire de
la spiritualisation. En donnant ainsi au monde un ensemble de valeurs, nous
faisons de ce monde un lieu au cœur duquel la volonté pourra opter : cela veut
dire que le monde devient un problème. Ainsi, ce qui nous apparaît de ce monde
est bon ou mauvais selon que notre action porte la bonté ou l’égoïsme,
l’accueil ou le refus. Nous comprenons alors que la source du bien et du mal est
en nous : la présence du mal, qui est un scandale, ne cesse de faire de la
conscience le lieu d’une exigence : celle du bien. Ce bien consiste avant tout
à la bonne conduite de la volonté, car c’est la virtualité qui peut être la
cause de tous les malheurs. Cette bonne
conduite repose sur la vigilance toujours accrue de la conscience et de la
poursuite de sa mission, qui est de ramener le monde à l’esprit, pour qu’en ce
monde soit inscrit une destinée spirituelle fondée sur l’introduction de la
valeur comme une sorte de paradoxe, la
possibilité du mal est aussi ce qui motive la dynamique spirituelle à l’abolir.
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