La philosophie de louis Lavelle est donc une philosophie optimiste, disons mieux la plus optimiste de toutes celles qui sont nées au xxe siècle. Mais ce n’est pas, pour autant, une philosophie qui ignore le mal et la souffrance. Bien au contraire, Louis Lavelle est un des rares philosophes qui n’aient pas laissé aux théologiens, ou, comme il arrive plus souvent aujourd’hui, aux historiens, aux sociologues et aux psychologues, le soin d’en traiter. Pour lui, le côté lumineux de l’existence ne peut ignorer le côté ténébreux et pénible. On s’en aperçoit bien quand, après un avertissement où il livre, dans La Présence Totale, le plan de la Dialectique de l’Éternel Présent à laquelle il consacrera par la suite toute sa pensée spéculative, Lavelle ouvre l’Introduction de ce livre, où l’on peut voir le prologue de toute cette Dialectique, par cette phrase qui sonne comme un défi lancé à la morosité qui caractérisait la pensée philosophique de son époque: « le petit livre qu’on va lire exprime un acte de confiance dans la pensée et dans la vie ». Or cet acte de confiance n’est pas l’expression d’un optimisme béat ou satisfait. Il sait qu’il n’est possible que par une victoire sur le découragement, puisqu'il dit plus loin, chaque être sorti du néant, semble « prêt à y retomber ». D’où ces remarques qui ressemblent à un aveu dont l’émotion ne peut être soupçonnée d’être feinte : « Ainsi, on comprend que chaque conscience se heurte à tout instant à sa propre limitation, mais qu’en tout instant elle doit faire effort pour la surmonter ; elle trouve en elle un abîme de misère dès qu’elle se sent réduite à ses seules forces, et la joie d’une délivrance dès qu’elle reconnaît dans son œuvre la plus menue une juste participation à la fécondité de l’action créatrice ; et il n’y a pas de joie en elle qui ne soit gonflée de toutes les souffrances qu’elle a acceptées et qu’elle a vaincues pour y parvenir ».
L’optimisme de Lavelle a donc traversé et vaincu les
tentations de pessimisme. L’édition des Carnets de guerre 1915-1918 a apporté
de précieuses indications sur ces « souffrances acceptées » et sur l’ascèse de
vie et de pensée qui a permis l’éclosion de la métaphysique lavellienne.
L’Introduction de l’édition de ces Carnets dessine d’ailleurs, sous la plume de
Madame Lavelle, les grandes étapes d’une personnalité qui fut très courageuse.
Nous aurions besoin peut-être de recherches biographiques précises pour
connaître les occasions qui ont donné naissance aux œuvres dites morales et, en
particulier, aux deux essais qui, précédés d’un Avant-Propos et suivis d’un
Epilogue, ont constitué le contenu du livre édité en 1940 sous le titre"
Le Mal et la Souffrance". Nous savons certes, grâce à cet Avant-Propos,
que les deux essais « avaient paru pour la première fois dans Le Bulletin de
l’Association Fénelon en deux fascicules à tirage restreint et hors commerce ».
Nous apprenons ainsi que ces essais avaient probablement fourni la substance de
plusieurs cours donnés par Lavelle à l’Institution Fénelon. Le premier de ces
essais est intitulé justement Le mal et la souffrance, tandis que le second a
pour titre Tous les êtres séparés et unis. C’est surtout dans l’Épilogue du
livre édité en 1940, dans la collection Présences, que le lien entre les deux
essais se trouve manifesté et développé. Nous avons donc affaire, dans ce livre
publié au début de la Seconde Guerre Mondiale, non à une simple œuvre de
circonstance mais à une reprise de vues déjà presque anciennes, et où l’auteur
s’était déjà suffisamment reconnu pour en avoir livré l’essentiel à
l’impression. Nous pouvons ainsi être sûrs de nous trouver grâce à ce volume en
présence d’une philosophie du mal et de la souffrance, qui a accompagné la
carrière du philosophe, et à laquelle il n’a cessé d’apporter des compléments,
sans en remettre en cause les lignes essentielles. Cette situation ne doit pas
nous interdire, sans doute, si nous nous proposons d’exposer cette philosophie,
ce qui est l’objet de cette étude , de faire référence à des œuvres
postérieures. Mais elle nous autorise, en tout cas, à centrer cet exposé sur
les trois thèmes qui sont envisagés dans les trois essais mentionnés, en
appelant troisième essai l’Avant-Propos et l’Epilogue de l’ouvrage de 1940. Si
bien que l’exposé qui va suivre consistera en un triple parcours, qui
envisagera tour à tour les sujets suivants :
1. une doctrine du mal et de la souffrance
2. la solitude et la communion
3. la guerre ou le malheur comme invitation à la vie
spirituelle
Nous examinerons enfin, à titre de conclusion, les rapports
de cette philosophie de Lavelle avec la religion, et, en particulier, avec le
christianisme.
1 - Une doctrine du mal et de la souffrance
Le premier essai se présente effectivement comme la
rédaction d’un cours fort armé et équilibré, tant il est riche de définitions
et de distinctions. La première de ces distinctions consiste évidemment à
distinguer à l’intérieur du mal qui « ne se limite pas à la faute qui dépend de
nous seul », cette faute elle-même, qui est le mal moral, et la douleur qui est
« un mal ressenti, que nous sommes obligés de subir ». L’un et l’autre, qui se
répondent comme la part active et la part passive de ce qui contrevient au bien
et à la vie, constituent « le scandale du monde ». De ce scandale, Lavelle ne
cherche pas à minimiser l’importance : "Il est pour nous le problème
majeur ; c’est lui qui fait du monde un problème. Il nous impose sa présence
sans que nous puissions la récuser. Il n’y a pas d’homme à qui elle soit
épargnée. Elle exige que nous cherchions tout à la fois à l’expliquer et à
l’abolir" (Le Mal et la Souffrance, p. 31).
a) Examinons d’abord la part active du mal. Sur ce point,
Lavelle ne mentionne même pas, et je pense que c’est un point au moins où il
est original, ce que les théologiens appellent le mal métaphysique, qui serait
la limitation de toute créature en tant que telle, une limitation dont on a
déja vu qu’elle peut constituer une tentation de découragement ou de révolte,
mais qui n’est pas un mal à proprement parler, puisqu’une créature est
nécessairement imparfaite. Seul le Créateur peut être dit parfait. De toute
façon, le mal n’est pas dans l’imperfection ; il ne peut survenir que dans la
volonté qui s’insurge contre la perfection. Mais comment la volonté, qui veut
en principe le bien, en arrive-t-elle à faire le mal ? Sur ce point Lavelle
évite de recourir d’abord à l’explication théologique, qui fait appel à l’amour
propre des créatures, se manifestant par l’égoïsme et l’orgueil, et prêt à
sacrifier « le Tout à la partie », comme le dira Lavelle plus loin. Prenant le
monde tel qu’il est, le philosophe se borne à dire :
« Il est impossible
d’imaginer un monde où ne régnerait que le bien et d’où le mal serait banni.
Car, pour une conscience qui n’aurait pas l’expérience du mal, il n’y aurait
rien non plus qui méritât le nom de bien. Dans une parfaite égalité de valeur
entre toutes les formes de l’être, toute valeur disparaîtrait, comme l’ombre
nous permet de percevoir la lumière et lui donne son prix. L’amour même que
j’ai pour le bien n’est possible que par la présence du mal dont je cherche à
m’affranchir et qui ne cesse de me menacer. Le bien ne donne un sens au monde
que par le scandale même du mal qui me fait désirer le bien, m’oblige à me le
représenter et impose à ma volonté le devoir d’agir pour le réaliser ».
Ainsi, si l’innocence a son prix, l’alternative du mal et du
bien est également justifiable, puisqu’elle est, du moins pour nous, « la
source même de notre vie spirituelle ». On ne peut penser que le bien puisse
exister « en vertu d’une inéluctable nécessité » sans détruire même sa notion,
du moins dans les créatures. Il faut donc admettre que l’avènement du bien ait
pour condition la possibilité du mal. Cependant, il faut bien admettre que
l’alternative réelle entre le bien et le mal offre à la conscience une
responsabilité supérieure par rapport à la situation où une telle alternative
n’aurait pas d’existence. Quoi qu’il en soit de ce débat métaphysique dont
Lavelle ne traite pas explicitement dans cet essai, l’insistance qu’il met à
suspendre les conditions du bien et du mal à l’existence de libertés multiples et faillibles, va jusqu’à concevoir
un monde qui serait douloureux, mais qui ne serait pas mauvais. Dans un tel
monde, les êtres pourraient se heurter, et donc se faire souffrir, sans se
vouloir du mal. C’est pourquoi il importe de ne pas confondre la douleur et le
mal :
" Si le mal réside uniquement dans la volonté, alors le
monde n’est mauvais que s’il est le produit d’une volonté mauvaise, si la
douleur qui y règne est une douleur voulue, la fin même vers laquelle elle tend
et non point le moyen dont elle a besoin pour produire ses œuvres les plus
belles. Il n’y a peut être pas de mal dans le monde qui soit sans rapport avec
la douleur, mais le mal ne réside point en elle, il est dans l’attitude de la
volonté à son égard, qui peut tantôt se laisser accabler par la douleur subie,
ou la faire subir à d’autres, et tantôt l’accepter, la soulager, la pénétrer et
la dépasser ; mais alors elle la convertit en bien".
On voit que la réflexion chez Lavelle anticipe, ici comme
d’ailleurs souvent dans son œuvre, une solution d’un problème qui sera traité
ultérieurement. Ici il s’agit du problème de la souffrance ou de notre
comportement à l’égard de la douleur. Avant d’en venir là, il convient de
s’arrêter sur un autre problème, que Lavelle a traité à propos du mal, celui de
l’injustice qu’on ressent à voir le juste malheureux et le méchant heureux. Sur
ce point, on va voir que Lavelle n’hésite pas à reprendre la solution qu’y
apporte la théologie chrétienne traditionnelle, bien qu’il montre que cette
réconciliation attendue entre la vertu et le bonheur ne doit pas manquer de se
manifester dès cette vie. Soit d’abord la solution traditionnelle, à laquelle
Lavelle ne refuse pas son adhésion :
« L’impossibilité où nous sommes d’établir une
correspondance régulière entre le mal sensible, qui est la douleur, et le mal
moral, qui est le péché, crée dans la conscience humaine un trouble extrêmement
profond. Si cette correspondance existait toujours, le mal cesserait de nous
surprendre. Il serait une sorte de désordre compensé. Mais les exemples que
nous avons sous les yeux nous montrent au contraire une étrange disparité entre
le bonheur et la vertu. Disparité qui, si elle était absolue et définitive,
apparaîtrait à la plupart des hommes comme l’essence même du mal, mais que l’on
a toujours essayé d’expliquer de deux manières et toujours en regardant soit en
arrière, soit en avant : en arrière, pour montrer comment toute souffrance est
l’effet d’une faute inconnue ou lointaine dont l’effet persiste encore ; en
avant, pour montrer qu’il y a dans cette souffrance une épreuve qui, si elle
est surmontée, produira à la fin une convergence entre la sensibilité et le
vouloir. On peut dire que le propre de la foi, c’est d’unir ces deux
explications et de se porter de l’une à l’autre en ne séparant jamais la chute
de la rédemption ».
A suivre...
A suivre...
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