mercredi 25 juin 2014

Louis Lavelle: Le mal et la souffrance


La philosophie de louis Lavelle est donc une philosophie optimiste, disons mieux la plus optimiste de toutes celles qui sont nées au xxe siècle. Mais ce n’est pas, pour autant, une philosophie qui ignore le mal et la souffrance. Bien au contraire, Louis Lavelle est un des rares philosophes qui n’aient pas laissé aux théologiens, ou, comme il arrive plus souvent aujourd’hui, aux historiens, aux sociologues et aux psychologues, le soin d’en traiter. Pour lui, le côté lumineux de l’existence ne peut ignorer le côté ténébreux et pénible. On s’en aperçoit bien quand, après un avertissement où il livre, dans La Présence Totale, le plan de la Dialectique de l’Éternel Présent à laquelle il consacrera par la suite toute sa pensée spéculative, Lavelle ouvre l’Introduction de ce livre, où l’on peut voir le prologue de toute cette Dialectique, par cette phrase qui sonne comme un défi lancé à la morosité qui caractérisait la pensée philosophique de son époque: « le petit livre qu’on va lire exprime un acte de confiance dans la pensée et dans la vie ». Or cet acte de confiance n’est pas l’expression d’un optimisme béat ou satisfait. Il sait qu’il n’est possible que par une victoire sur le découragement, puisqu'il dit plus loin, chaque être sorti du néant, semble « prêt à y retomber ». D’où ces remarques qui ressemblent à un aveu dont l’émotion ne peut être soupçonnée d’être feinte : « Ainsi, on comprend que chaque conscience se heurte à tout instant à sa propre limitation, mais qu’en tout instant elle doit faire effort pour la surmonter ; elle trouve en elle un abîme de misère dès qu’elle se sent réduite à ses seules forces, et la joie d’une délivrance dès qu’elle reconnaît dans son œuvre la plus menue une juste participation à la fécondité de l’action créatrice ; et il n’y a pas de joie en elle qui ne soit gonflée de toutes les souffrances qu’elle a acceptées et qu’elle a vaincues pour y parvenir ».
L’optimisme de Lavelle a donc traversé et vaincu les tentations de pessimisme. L’édition des Carnets de guerre 1915-1918 a apporté de précieuses indications sur ces « souffrances acceptées » et sur l’ascèse de vie et de pensée qui a permis l’éclosion de la métaphysique lavellienne. L’Introduction de l’édition de ces Carnets dessine d’ailleurs, sous la plume de Madame Lavelle, les grandes étapes d’une personnalité qui fut très courageuse. Nous aurions besoin peut-être de recherches biographiques précises pour connaître les occasions qui ont donné naissance aux œuvres dites morales et, en particulier, aux deux essais qui, précédés d’un Avant-Propos et suivis d’un Epilogue, ont constitué le contenu du livre édité en 1940 sous le titre" Le Mal et la Souffrance". Nous savons certes, grâce à cet Avant-Propos, que les deux essais « avaient paru pour la première fois dans Le Bulletin de l’Association Fénelon en deux fascicules à tirage restreint et hors commerce ». Nous apprenons ainsi que ces essais avaient probablement fourni la substance de plusieurs cours donnés par Lavelle à l’Institution Fénelon. Le premier de ces essais est intitulé justement Le mal et la souffrance, tandis que le second a pour titre Tous les êtres séparés et unis. C’est surtout dans l’Épilogue du livre édité en 1940, dans la collection Présences, que le lien entre les deux essais se trouve manifesté et développé. Nous avons donc affaire, dans ce livre publié au début de la Seconde Guerre Mondiale, non à une simple œuvre de circonstance mais à une reprise de vues déjà presque anciennes, et où l’auteur s’était déjà suffisamment reconnu pour en avoir livré l’essentiel à l’impression. Nous pouvons ainsi être sûrs de nous trouver grâce à ce volume en présence d’une philosophie du mal et de la souffrance, qui a accompagné la carrière du philosophe, et à laquelle il n’a cessé d’apporter des compléments, sans en remettre en cause les lignes essentielles. Cette situation ne doit pas nous interdire, sans doute, si nous nous proposons d’exposer cette philosophie, ce qui est l’objet de cette étude , de faire référence à des œuvres postérieures. Mais elle nous autorise, en tout cas, à centrer cet exposé sur les trois thèmes qui sont envisagés dans les trois essais mentionnés, en appelant troisième essai l’Avant-Propos et l’Epilogue de l’ouvrage de 1940. Si bien que l’exposé qui va suivre consistera en un triple parcours, qui envisagera tour à tour les sujets suivants :

1. une doctrine du mal et de la souffrance
2. la solitude et la communion
3. la guerre ou le malheur comme invitation à la vie spirituelle
Nous examinerons enfin, à titre de conclusion, les rapports de cette philosophie de Lavelle avec la religion, et, en particulier, avec le christianisme.
1 - Une doctrine du mal et de la souffrance
Le premier essai se présente effectivement comme la rédaction d’un cours fort armé et équilibré, tant il est riche de définitions et de distinctions. La première de ces distinctions consiste évidemment à distinguer à l’intérieur du mal qui « ne se limite pas à la faute qui dépend de nous seul », cette faute elle-même, qui est le mal moral, et la douleur qui est « un mal ressenti, que nous sommes obligés de subir ». L’un et l’autre, qui se répondent comme la part active et la part passive de ce qui contrevient au bien et à la vie, constituent « le scandale du monde ». De ce scandale, Lavelle ne cherche pas à minimiser l’importance : "Il est pour nous le problème majeur ; c’est lui qui fait du monde un problème. Il nous impose sa présence sans que nous puissions la récuser. Il n’y a pas d’homme à qui elle soit épargnée. Elle exige que nous cherchions tout à la fois à l’expliquer et à l’abolir" (Le Mal et la Souffrance, p. 31).
a) Examinons d’abord la part active du mal. Sur ce point, Lavelle ne mentionne même pas, et je pense que c’est un point au moins où il est original, ce que les théologiens appellent le mal métaphysique, qui serait la limitation de toute créature en tant que telle, une limitation dont on a déja vu qu’elle peut constituer une tentation de découragement ou de révolte, mais qui n’est pas un mal à proprement parler, puisqu’une créature est nécessairement imparfaite. Seul le Créateur peut être dit parfait. De toute façon, le mal n’est pas dans l’imperfection ; il ne peut survenir que dans la volonté qui s’insurge contre la perfection. Mais comment la volonté, qui veut en principe le bien, en arrive-t-elle à faire le mal ? Sur ce point Lavelle évite de recourir d’abord à l’explication théologique, qui fait appel à l’amour propre des créatures, se manifestant par l’égoïsme et l’orgueil, et prêt à sacrifier « le Tout à la partie », comme le dira Lavelle plus loin. Prenant le monde tel qu’il est, le philosophe se borne à dire :

 « Il est impossible d’imaginer un monde où ne régnerait que le bien et d’où le mal serait banni. Car, pour une conscience qui n’aurait pas l’expérience du mal, il n’y aurait rien non plus qui méritât le nom de bien. Dans une parfaite égalité de valeur entre toutes les formes de l’être, toute valeur disparaîtrait, comme l’ombre nous permet de percevoir la lumière et lui donne son prix. L’amour même que j’ai pour le bien n’est possible que par la présence du mal dont je cherche à m’affranchir et qui ne cesse de me menacer. Le bien ne donne un sens au monde que par le scandale même du mal qui me fait désirer le bien, m’oblige à me le représenter et impose à ma volonté le devoir d’agir pour le réaliser ».

Ainsi, si l’innocence a son prix, l’alternative du mal et du bien est également justifiable, puisqu’elle est, du moins pour nous, « la source même de notre vie spirituelle ». On ne peut penser que le bien puisse exister « en vertu d’une inéluctable nécessité » sans détruire même sa notion, du moins dans les créatures. Il faut donc admettre que l’avènement du bien ait pour condition la possibilité du mal. Cependant, il faut bien admettre que l’alternative réelle entre le bien et le mal offre à la conscience une responsabilité supérieure par rapport à la situation où une telle alternative n’aurait pas d’existence. Quoi qu’il en soit de ce débat métaphysique dont Lavelle ne traite pas explicitement dans cet essai, l’insistance qu’il met à suspendre les conditions du bien et du mal à l’existence de libertés  multiples et faillibles, va jusqu’à concevoir un monde qui serait douloureux, mais qui ne serait pas mauvais. Dans un tel monde, les êtres pourraient se heurter, et donc se faire souffrir, sans se vouloir du mal. C’est pourquoi il importe de ne pas confondre la douleur et le mal :
" Si le mal réside uniquement dans la volonté, alors le monde n’est mauvais que s’il est le produit d’une volonté mauvaise, si la douleur qui y règne est une douleur voulue, la fin même vers laquelle elle tend et non point le moyen dont elle a besoin pour produire ses œuvres les plus belles. Il n’y a peut être pas de mal dans le monde qui soit sans rapport avec la douleur, mais le mal ne réside point en elle, il est dans l’attitude de la volonté à son égard, qui peut tantôt se laisser accabler par la douleur subie, ou la faire subir à d’autres, et tantôt l’accepter, la soulager, la pénétrer et la dépasser ; mais alors elle la convertit en bien".

On voit que la réflexion chez Lavelle anticipe, ici comme d’ailleurs souvent dans son œuvre, une solution d’un problème qui sera traité ultérieurement. Ici il s’agit du problème de la souffrance ou de notre comportement à l’égard de la douleur. Avant d’en venir là, il convient de s’arrêter sur un autre problème, que Lavelle a traité à propos du mal, celui de l’injustice qu’on ressent à voir le juste malheureux et le méchant heureux. Sur ce point, on va voir que Lavelle n’hésite pas à reprendre la solution qu’y apporte la théologie chrétienne traditionnelle, bien qu’il montre que cette réconciliation attendue entre la vertu et le bonheur ne doit pas manquer de se manifester dès cette vie. Soit d’abord la solution traditionnelle, à laquelle Lavelle ne refuse pas son adhésion :

« L’impossibilité où nous sommes d’établir une correspondance régulière entre le mal sensible, qui est la douleur, et le mal moral, qui est le péché, crée dans la conscience humaine un trouble extrêmement profond. Si cette correspondance existait toujours, le mal cesserait de nous surprendre. Il serait une sorte de désordre compensé. Mais les exemples que nous avons sous les yeux nous montrent au contraire une étrange disparité entre le bonheur et la vertu. Disparité qui, si elle était absolue et définitive, apparaîtrait à la plupart des hommes comme l’essence même du mal, mais que l’on a toujours essayé d’expliquer de deux manières et toujours en regardant soit en arrière, soit en avant : en arrière, pour montrer comment toute souffrance est l’effet d’une faute inconnue ou lointaine dont l’effet persiste encore ; en avant, pour montrer qu’il y a dans cette souffrance une épreuve qui, si elle est surmontée, produira à la fin une convergence entre la sensibilité et le vouloir. On peut dire que le propre de la foi, c’est d’unir ces deux explications et de se porter de l’une à l’autre en ne séparant jamais la chute de la rédemption ».

A suivre...

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