jeudi 26 juin 2014

Louis Lavelle: Le mal et la souffrance (Suite)



Lavelle n’est pourtant pas entièrement satisfait par une telle explication qui justifierait « qu’à l’intérieur même de cette vie il y ait un conflit irrémissible entre le bonheur et le bien ». Il note qu’on donne au mot « misérable » en français une double acception, qui parfois coïncide chez un même être : le dernier degré de la douleur, et le dernier degré de l’abjection (morale). Et il ajoute deux observations.: la première, c’est que « l’homme qui a fait le mal » ne se sépare jamais de son passé, si heureux qu’il paraisse être, et que le remords le guette, à moins que déjà il ne le ronge. La seconde, c’est que « l’homme de bien » n’est tel que « parce qu’il poursuit le bien d’autrui et non pas le sien propre », et qu’ainsi « c’est le bien d’autrui auquel il a contribué qui est pour lui le véritable bonheur », situation étrange mais non paradoxale, puisque c’est « ce qui nous empêche, au milieu des pires tribulations, de rompre toute relation entre le bien et le bonheur, du moins en tant que ce bonheur est un effet du bien même que nous avons accompli ». On appréciera ici la touche délicate du moraliste, qui sait consoler le juste malheureux par la seule considération que ce dernier puisse facilement accepter, à savoir celle d’avoir procuré du bonheur par le bien qu’il a fait, et donc de pouvoir s’approprier, sans fausse gloire, ce bonheur. Lavelle se révèle ici d’ailleurs non seulement un moraliste délicat, mais sans doute un profond métaphysicien, puisque la solidarité des êtres est telle qu’un vrai bonheur ne peut être l’apanage d’un seul individu et que la crispation sur soi-même est sans doute l’obstacle principal qui s’oppose non seulement à la joie, mais aussi au bonheur intime, s’il est vrai que ce dernier n’est jamais que la résonance au cours du temps des joies les plus pures éprouvées.
Et les méchants, de quoi peuvent-ils se réjouir ? Lavelle ne craint pas de traiter cette question, qui réapparaît d’ailleurs dans Conduite à l’égard d’autrui à propos de la haine. Lavelle sait percer l’horrible plaisir des méchants qui font souffrir et se délectent du spectacle de l’abaissement d’autrui. Mais là encore, il se garde de n’être qu’un moraliste, comme s’il savait, comme il le dira dans le Traité des Valeurs (t. II, p. 19, note 1), que le moralisme conduit au pharisaïsme et que celui qui s’hypnotise sur les défauts d’autrui manque de percevoir qu’ils pourraient être les siens, et que la condition humaine doit nous garder de croire que nous en sommes définitivement exempts :
 « Qu’il y ait un lien impossible à briser entre la douleur et le mal, c’est ce que prouve sans doute l’analyse de la méchanceté. Car le méchant a d’abord comme but la souffrance des autres ; et sans doute cette souffrance est-elle pour lui une diminution d’être dont il est la cause, et qui relève en lui le sentiment de la puissance même dont il dispose ; mais il s’y joint aussi une sorte de satisfaction de voir souffrir un être dont la conscience doit témoigner encore de la misère même où elle se sent réduite. Et l’on dira peut-être qu’une telle méchanceté est rare, mais il n’est pas sûr qu’elle ne traverse jamais comme un éclair les consciences les plus bienveillantes et les plus pures : tant il est vrai que la condition humaine obéit à des lois communes dont aucun individu dans le monde ne peut se regarder comme délivré ».
b) Examinons maintenant la part passive du mal, ou du moins le problème que pose à l’être humain cette passivité à l’égard de laquelle il doit prendre (activement) position. Sa passivité à cet égard s’exprime dans la douleur. Cette douleur nous rappelle à nous-même car « le bonheur crée entre le monde et nous une harmonie où la conscience tend à se dissoudre. Mais la douleur nous met à part. Nous sommes seuls à souffrir ». Cela est vrai de la douleur physique, mais c’est plus vrai encore de la douleur morale, dont Lavelle écrit « qu’elle remplit vraiment toute la capacité de notre âme, qu’elle oblige toutes nos puissances à s’exercer et qu’elle leur donne même un extraordinaire développement ". C’est pourquoi il vaut mieux employer dans ce cas le terme de souffrance. Lavelle introduit la distinction entre la douleur et la souffrance, ce qui va traiter toute cette partie de son essai, de la manière suivante :
« La douleur, je la subis, mais la souffrance, j’en prends possession, je ne cherche pas tant à la rejeter qu’à la pénétrer. Je la sais et je la fais mienne. Quand je dis « je souffre » c’est toujours un acte que j’accomplis ».
Deux autres oppositions peuvent également servir à manifester la distinction de la douleur et de la souffrance. La première est celle de l’instant et de la durée. Car une vive douleur, dès qu’elle nous quitte, n’existe plus et nous avons même parfois du mal à nous en souvenir, tandis que la souffrance « trouve en nous-même un aliment, elle se nourrit de représentations. Elle se tourne toujours vers ce qui n’est plus ou vers ce qui n’est pas encore, vers des souvenirs qu’elle ranime sans cesse afin de se justifier et de se maintenir, vers un avenir incertain, mais où elle trouve, dans les possibles qu’elle imagine, un moyen d’accroître son tourment » . La deuxième opposition est celle des choses et des personnes. Car les choses nous atteignent physiquement, tandis que les personnes nous atteignent moralement. En fait, écrit Lavelle, « nous ne souffrons que dans nos relations avec les autres êtres. La possibilité de souffrir mesure l’intimité et l’intensité des liens qui nous unissent à une autre conscience ». Il est vrai aussi que ces deux dernières oppositions sont liées entre elles, car « nous savons bien que nos relations avec les choses n’ont d’intérêt que dans l’instant, au lieu que nos relations avec les personnes intéressent notre vie tout entière à la fois dans sa durée et dans son éternité ». De telle sorte qu’en revenant sur « l’acte » qu’est la souffrance, il faut nous demander si la manière dont nous souffrons nous rabaisse, comme le prétend Spinoza, ou, au contraire, nous enrichit et nous élève, comme en témoignent les êtres admirables qui ont acquis, grâce à leur souffrance, une délicatesse à l’égard des autres, qui les rend à la fois lucides et compatissants. Il faut reconnaître ce double constat : il y a des attitudes négatives et des attitudes positives face à la douleur, quelle que soit l’espèce de celle-ci. Lavelle passe en revue les unes et les autres, pour rejeter, d’un point de vue moral, les premières et montrer la valeur des secondes.
Il n'existe pas dans l’œuvre de Lavelle une classification plus précise  et d’ailleurs plus originale que celle des quatre formes d’attitudes négatives à l’égard de la douleur, et des quatre formes positives. Les quatre formes négatives sont : l’abattement, la révolte, la séparation et la complaisance. Pourquoi sont-elles négatives ? Parce qu’elles visent à la repousser, à la nier, sans y reconnaître quelque chose de désagréable certes, mais dont il est possible de s’accommoder. L’abattement est naturel quand la douleur est très intense; il est à la limite involontaire et inévitable ; cependant cette limite est difficile à tracer car, comme l’écrit Lavelle, « il n’est rien demandé à un être qui passe les forces qu’il a ; mais nul ne peut jamais dire avec certitude qu’il les a épuisées ». Bien souvent d’ailleurs l’impact de la douleur se répartit au long du temps, si bien qu’il faudrait avoir de la patience pour la supporter. Or c’est ce que refuse la révolte, qui est une protestation contre la douleur, mais aussi une attitude négative, car la conscience s’épuise dans cette protestation impuissante. A cet égard, note Lavelle, « il importe de ne pas confondre la révolte contre la douleur avec le désir si naturel qu’elle cesse, ni avec l’effort que nous pouvons faire pour l’abolir ». La séparation poursuit l’œuvre de la révolte ; elle consiste dans le repliement sur lui-même de l’homme qui souffre : « Non seulement l’homme qui souffre commence toujours par se retirer en lui-même et perdre pour ainsi dire le contact avec autrui, mais encore il lui semble toujours qu’il y a à la fois dans l’intensité et dans la qualité de la douleur qu’il éprouve certains caractères dont il est seul à avoir l’expérience : « Vous ne pouvez imaginer à quel point je souffre, ou la nature de ma souffrance ». Cette attitude volontaire aggrave donc la séparation que produit, de toute façon, la douleur, et installe l’être souffrant dans un « égoïsme douloureux ». Mais c’est dans la complaisance à l’égard de la souffrance que cet égoïsme douloureux se marque le plus, car « cette complaisance dans la souffrance est aussi une complaisance en nous-même : puisque la souffrance appartient à notre être le plus personnel, puisqu’elle est dans une certaine mesure la marque de la délicatesse de notre conscience, il semble qu’elle nous relève. Elle nous sépare, mais aussi nous distingue ».
Lavelle n’est pas seulement un fin psychologue de la souffrance, mais c’est aussi un moraliste, car il s’applique à montrer que ces quatre attitudes négatives, dans lesquelles il nous est difficile de ne pas tomber, ne sont pas fatales. S’appuyant sur le fait irrécusable que les hommes attribuent à la douleur qu’ils ont éprouvée dans le passé « la partie la plus personnelle d’eux-mêmes », il remarque : « C’est une chose admirable que ce soit par la contrainte de la douleur, que nous refusons toujours, que notre vie puisse recevoir, grâce à la manière dont notre volonté en dispose, ses développements les plus beaux ». De ces développements il expose, à leur tour, les quatre formes typiques : l’avertissement, l’affinement et l’approfondissement, la communion, la purification.
L’idée que la douleur soit un avertissement a été développée par les psychologues de la sensation qui y ont vu un sens de la défense. Cela n’est vrai que dans certaines limites. Lavelle préfère donc dire que la douleur suscite notre attention : "La douleur invite les êtres les plus légers à réfléchir, non pas seulement pour trouver les moyens de la chasser, mais encore pour la comprendre, pour saisir les raisons de ce désaccord qui s’établit tout à coup entre le réel et nous, pour le surmonter, mais par un enrichissement qui doit remplir notre vie et donner sa signification à notre destinée ". Ainsi de l’avertissement on passe à l’affinement. La douleur, même physique, ravive la conscience de la vie et l’attachement violent que nous avons pour elle. Mais c’est plus vrai encore de la souffrance morale, qui nous fournit une autre connaissance que celle de l’objet. « Le pur savoir, écrit Lavelle, réside toujours à la surface de la conscience, au lieu que la douleur descend en nous jusqu’à l’essence qui ne fait qu’un avec la valeur. Elle dissipe tous ces états auxquels notre âme était livrée jusque là et qui sont de l’ordre de la frivolité ou du divertissement pur. La douleur est toujours grave et c’est elle qui donne à la vie sa gravité ». Et alors nous arrivons à ce que la douleur seule a le pouvoir de nous révéler de nous-même, de nos limites. « La douleur est toujours liée à l’idée d’un manque ou d’une insuffisance. Elle est la conscience que nous prenons de toutes les formes de notre misère : aussi la plus grande louange que l’on puisse en faire, c’est de dire que la pire misère serait pour nous de ne pas la sentir. Mais il s’agit moins pour nous de nous délivrer de la douleur que de réparer l’insuffisance dont elle est le signe, alors elle devient la condition de notre progrès intérieur car la conscience ne possède rien d’une manière stable ; elle n’est que transition et passage; elle ne peut jamais se contenter de rien ,mais tout ce qu’elle a, il faut qu’elle se le donne ». Cependant, peut-elle se donner la patience à elle-même ? Lavelle présuppose ici l’acte de participation, qui est le secret de l’ascension spirituelle. Avec un tel présupposé, notre aptitude à souffrir, loin d’être une imperfection, se révèle comme « l’envers de notre puissance ascensionnelle ». Et cela se marque, en particulier, dans nos relations avec les autres. Si nous évitons le repliement sur soi, nous pouvons nous ouvrir à une communion plus profonde, à la fois plus simple et plus vraie. Cependant « c’est par les êtres que nous aimons le plus que nous éprouvons le plus de douleur, comme c’est par eux que nous éprouvons le plus de joie ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cette ouverture à autrui à propos du deuxième essai. Le premier essai se termine sur la valeur purificatrice que peut revêtir la souffrance. D’un côté elle nous dépossède, et cela nous est spirituellement utile car « le sens du dépouillement, c’est toujours de détourner l’être de ce qu’il a pour le replier sur ce qu’il est »  et, d’un autre côté, la douleur nous libère des fautes du passé, car la souffrance d’avoir mal agi, si elle est sincère et profonde, « se confond avec l’acte qui me régénère » ; cette souffrance morale, « loin de produire le mal, nous en délivre », et « loin d’être imposée, elle est au contraire voulue », car le repentir, à la différence du remords où se complaît l’orgueil, veut que l’avenir soit autre que le passé, le rachète en quelque sorte, et fasse disparaître au cours de ce rachat cette souffrance insupportable d’avoir mal agi. Ici, conclut Lavelle, « il y a identité entre l’idée de la faute et cette souffrance elle-même : avoir conscience de la faute, c’est cela qui est souffrir ».

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