Lavelle n’est pourtant pas entièrement satisfait par une
telle explication qui justifierait « qu’à l’intérieur même de cette vie il y
ait un conflit irrémissible entre le bonheur et le bien ». Il note qu’on donne
au mot « misérable » en français une double acception, qui parfois coïncide
chez un même être : le dernier degré de la douleur, et le dernier degré de
l’abjection (morale). Et il ajoute deux observations.: la première, c’est que «
l’homme qui a fait le mal » ne se sépare jamais de son passé, si heureux qu’il
paraisse être, et que le remords le guette, à moins que déjà il ne le ronge. La
seconde, c’est que « l’homme de bien » n’est tel que « parce qu’il poursuit le
bien d’autrui et non pas le sien propre », et qu’ainsi « c’est le bien d’autrui
auquel il a contribué qui est pour lui le véritable bonheur », situation étrange
mais non paradoxale, puisque c’est « ce qui nous empêche, au milieu des pires
tribulations, de rompre toute relation entre le bien et le bonheur, du moins en
tant que ce bonheur est un effet du bien même que nous avons accompli ». On
appréciera ici la touche délicate du moraliste, qui sait consoler le juste
malheureux par la seule considération que ce dernier puisse facilement
accepter, à savoir celle d’avoir procuré du bonheur par le bien qu’il a fait,
et donc de pouvoir s’approprier, sans fausse gloire, ce bonheur. Lavelle se
révèle ici d’ailleurs non seulement un moraliste délicat, mais sans doute un
profond métaphysicien, puisque la solidarité des êtres est telle qu’un vrai
bonheur ne peut être l’apanage d’un seul individu et que la crispation sur soi-même
est sans doute l’obstacle principal qui s’oppose non seulement à la joie, mais
aussi au bonheur intime, s’il est vrai que ce dernier n’est jamais que la
résonance au cours du temps des joies les plus pures éprouvées.
Et les méchants, de quoi peuvent-ils se réjouir ? Lavelle ne
craint pas de traiter cette question, qui réapparaît d’ailleurs dans Conduite à
l’égard d’autrui à propos de la haine. Lavelle sait percer l’horrible plaisir
des méchants qui font souffrir et se délectent du spectacle de l’abaissement
d’autrui. Mais là encore, il se garde de n’être qu’un moraliste, comme s’il
savait, comme il le dira dans le Traité des Valeurs (t. II, p. 19, note 1), que
le moralisme conduit au pharisaïsme et que celui qui s’hypnotise sur les
défauts d’autrui manque de percevoir qu’ils pourraient être les siens, et que
la condition humaine doit nous garder de croire que nous en sommes
définitivement exempts :
« Qu’il y ait un lien
impossible à briser entre la douleur et le mal, c’est ce que prouve sans doute
l’analyse de la méchanceté. Car le méchant a d’abord comme but la souffrance
des autres ; et sans doute cette souffrance est-elle pour lui une diminution
d’être dont il est la cause, et qui relève en lui le sentiment de la puissance même
dont il dispose ; mais il s’y joint aussi une sorte de satisfaction de voir
souffrir un être dont la conscience doit témoigner encore de la misère même où
elle se sent réduite. Et l’on dira peut-être qu’une telle méchanceté est rare,
mais il n’est pas sûr qu’elle ne traverse jamais comme un éclair les
consciences les plus bienveillantes et les plus pures : tant il est vrai que la
condition humaine obéit à des lois communes dont aucun individu dans le monde
ne peut se regarder comme délivré ».
b) Examinons maintenant la part passive du mal, ou du moins
le problème que pose à l’être humain cette passivité à l’égard de laquelle il
doit prendre (activement) position. Sa passivité à cet égard s’exprime dans la
douleur. Cette douleur nous rappelle à nous-même car « le bonheur crée entre le
monde et nous une harmonie où la conscience tend à se dissoudre. Mais la
douleur nous met à part. Nous sommes seuls à souffrir ». Cela est vrai de la
douleur physique, mais c’est plus vrai encore de la douleur morale, dont
Lavelle écrit « qu’elle remplit vraiment toute la capacité de notre âme,
qu’elle oblige toutes nos puissances à s’exercer et qu’elle leur donne même un
extraordinaire développement ". C’est pourquoi il vaut mieux employer dans
ce cas le terme de souffrance. Lavelle introduit la distinction entre la
douleur et la souffrance, ce qui va traiter toute cette partie de son essai, de
la manière suivante :
« La douleur, je la subis, mais la souffrance, j’en prends
possession, je ne cherche pas tant à la rejeter qu’à la pénétrer. Je la sais et
je la fais mienne. Quand je dis « je souffre » c’est toujours un acte que
j’accomplis ».
Deux autres oppositions peuvent également servir à
manifester la distinction de la douleur et de la souffrance. La première est
celle de l’instant et de la durée. Car une vive douleur, dès qu’elle nous
quitte, n’existe plus et nous avons même parfois du mal à nous en souvenir,
tandis que la souffrance « trouve en nous-même un aliment, elle se nourrit de
représentations. Elle se tourne toujours vers ce qui n’est plus ou vers ce qui
n’est pas encore, vers des souvenirs qu’elle ranime sans cesse afin de se
justifier et de se maintenir, vers un avenir incertain, mais où elle trouve,
dans les possibles qu’elle imagine, un moyen d’accroître son tourment » . La
deuxième opposition est celle des choses et des personnes. Car les choses nous
atteignent physiquement, tandis que les personnes nous atteignent moralement.
En fait, écrit Lavelle, « nous ne souffrons que dans nos relations avec les
autres êtres. La possibilité de souffrir mesure l’intimité et l’intensité des
liens qui nous unissent à une autre conscience ». Il est vrai aussi que ces
deux dernières oppositions sont liées entre elles, car « nous savons bien que
nos relations avec les choses n’ont d’intérêt que dans l’instant, au lieu que
nos relations avec les personnes intéressent notre vie tout entière à la fois
dans sa durée et dans son éternité ». De telle sorte qu’en revenant sur «
l’acte » qu’est la souffrance, il faut nous demander si la manière dont nous
souffrons nous rabaisse, comme le prétend Spinoza, ou, au contraire, nous
enrichit et nous élève, comme en témoignent les êtres admirables qui ont
acquis, grâce à leur souffrance, une délicatesse à l’égard des autres, qui les
rend à la fois lucides et compatissants. Il faut reconnaître ce double constat
: il y a des attitudes négatives et des attitudes positives face à la douleur,
quelle que soit l’espèce de celle-ci. Lavelle passe en revue les unes et les
autres, pour rejeter, d’un point de vue moral, les premières et montrer la
valeur des secondes.
Il n'existe pas dans l’œuvre de Lavelle une classification
plus précise et d’ailleurs plus
originale que celle des quatre formes d’attitudes négatives à l’égard de la
douleur, et des quatre formes positives. Les quatre formes négatives sont :
l’abattement, la révolte, la séparation et la complaisance. Pourquoi sont-elles
négatives ? Parce qu’elles visent à la repousser, à la nier, sans y reconnaître
quelque chose de désagréable certes, mais dont il est possible de s’accommoder.
L’abattement est naturel quand la douleur est très intense; il est à la limite
involontaire et inévitable ; cependant cette limite est difficile à tracer car,
comme l’écrit Lavelle, « il n’est rien demandé à un être qui passe les forces
qu’il a ; mais nul ne peut jamais dire avec certitude qu’il les a épuisées ».
Bien souvent d’ailleurs l’impact de la douleur se répartit au long du temps, si
bien qu’il faudrait avoir de la patience pour la supporter. Or c’est ce que
refuse la révolte, qui est une protestation contre la douleur, mais aussi une
attitude négative, car la conscience s’épuise dans cette protestation
impuissante. A cet égard, note Lavelle, « il importe de ne pas confondre la
révolte contre la douleur avec le désir si naturel qu’elle cesse, ni avec
l’effort que nous pouvons faire pour l’abolir ». La séparation poursuit l’œuvre
de la révolte ; elle consiste dans le repliement sur lui-même de l’homme qui
souffre : « Non seulement l’homme qui souffre commence toujours par se retirer
en lui-même et perdre pour ainsi dire le contact avec autrui, mais encore il
lui semble toujours qu’il y a à la fois dans l’intensité et dans la qualité de
la douleur qu’il éprouve certains caractères dont il est seul à avoir
l’expérience : « Vous ne pouvez imaginer à quel point je souffre, ou la nature
de ma souffrance ». Cette attitude volontaire aggrave donc la séparation que
produit, de toute façon, la douleur, et installe l’être souffrant dans un « égoïsme
douloureux ». Mais c’est dans la complaisance à l’égard de la souffrance que
cet égoïsme douloureux se marque le plus, car « cette complaisance dans la
souffrance est aussi une complaisance en nous-même : puisque la souffrance
appartient à notre être le plus personnel, puisqu’elle est dans une certaine
mesure la marque de la délicatesse de notre conscience, il semble qu’elle nous
relève. Elle nous sépare, mais aussi nous distingue ».
Lavelle n’est pas seulement un fin psychologue de la
souffrance, mais c’est aussi un moraliste, car il s’applique à montrer que ces
quatre attitudes négatives, dans lesquelles il nous est difficile de ne pas
tomber, ne sont pas fatales. S’appuyant sur le fait irrécusable que les hommes
attribuent à la douleur qu’ils ont éprouvée dans le passé « la partie la plus
personnelle d’eux-mêmes », il remarque : « C’est une chose admirable que ce
soit par la contrainte de la douleur, que nous refusons toujours, que notre vie
puisse recevoir, grâce à la manière dont notre volonté en dispose, ses développements
les plus beaux ». De ces développements il expose, à leur tour, les quatre
formes typiques : l’avertissement, l’affinement et l’approfondissement, la
communion, la purification.
L’idée que la douleur soit un avertissement a été développée
par les psychologues de la sensation qui y ont vu un sens de la défense. Cela
n’est vrai que dans certaines limites. Lavelle préfère donc dire que la douleur
suscite notre attention : "La douleur invite les êtres les plus légers à
réfléchir, non pas seulement pour trouver les moyens de la chasser, mais encore
pour la comprendre, pour saisir les raisons de ce désaccord qui s’établit tout
à coup entre le réel et nous, pour le surmonter, mais par un enrichissement qui
doit remplir notre vie et donner sa signification à notre destinée ".
Ainsi de l’avertissement on passe à l’affinement. La douleur, même physique,
ravive la conscience de la vie et l’attachement violent que nous avons pour
elle. Mais c’est plus vrai encore de la souffrance morale, qui nous fournit une
autre connaissance que celle de l’objet. « Le pur savoir, écrit Lavelle, réside
toujours à la surface de la conscience, au lieu que la douleur descend en nous
jusqu’à l’essence qui ne fait qu’un avec la valeur. Elle dissipe tous ces états
auxquels notre âme était livrée jusque là et qui sont de l’ordre de la
frivolité ou du divertissement pur. La douleur est toujours grave et c’est elle
qui donne à la vie sa gravité ». Et alors nous arrivons à ce que la douleur
seule a le pouvoir de nous révéler de nous-même, de nos limites. « La douleur
est toujours liée à l’idée d’un manque ou d’une insuffisance. Elle est la
conscience que nous prenons de toutes les formes de notre misère : aussi la
plus grande louange que l’on puisse en faire, c’est de dire que la pire misère
serait pour nous de ne pas la sentir. Mais il s’agit moins pour nous de nous
délivrer de la douleur que de réparer l’insuffisance dont elle est le signe,
alors elle devient la condition de notre progrès intérieur car la conscience ne
possède rien d’une manière stable ; elle n’est que transition et passage; elle
ne peut jamais se contenter de rien ,mais tout ce qu’elle a, il faut qu’elle se
le donne ». Cependant, peut-elle se donner la patience à elle-même ? Lavelle
présuppose ici l’acte de participation, qui est le secret de l’ascension
spirituelle. Avec un tel présupposé, notre aptitude à souffrir, loin d’être une
imperfection, se révèle comme « l’envers de notre puissance ascensionnelle ».
Et cela se marque, en particulier, dans nos relations avec les autres. Si nous
évitons le repliement sur soi, nous pouvons nous ouvrir à une communion plus
profonde, à la fois plus simple et plus vraie. Cependant « c’est par les êtres
que nous aimons le plus que nous éprouvons le plus de douleur, comme c’est par
eux que nous éprouvons le plus de joie ». Nous aurons l’occasion de revenir sur
cette ouverture à autrui à propos du deuxième essai. Le premier essai se
termine sur la valeur purificatrice que peut revêtir la souffrance. D’un côté
elle nous dépossède, et cela nous est spirituellement utile car « le sens du
dépouillement, c’est toujours de détourner l’être de ce qu’il a pour le replier
sur ce qu’il est » et, d’un autre côté,
la douleur nous libère des fautes du passé, car la souffrance d’avoir mal agi,
si elle est sincère et profonde, « se confond avec l’acte qui me régénère » ;
cette souffrance morale, « loin de produire le mal, nous en délivre », et «
loin d’être imposée, elle est au contraire voulue », car le repentir, à la
différence du remords où se complaît l’orgueil, veut que l’avenir soit autre
que le passé, le rachète en quelque sorte, et fasse disparaître au cours de ce
rachat cette souffrance insupportable d’avoir mal agi. Ici, conclut Lavelle, «
il y a identité entre l’idée de la faute et cette souffrance elle-même : avoir
conscience de la faute, c’est cela qui est souffrir ».
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