mardi 3 juin 2014

L’œuvre dramatique de Gabriel Marcel

L’accusation fréquente de “ théâtre à thèse ” dont font l’objet les œuvres de Marcel est récusée par l’auteur. Et, de fait, les personnages de Gabriel Marcel ne sont en rien des porte-parole. Aucun n’incarne la position de l’auteur, c’est davantage la situation qui est source de réflexion que le discours d’un personnage particulier. D’ailleurs, le questionnement auquel ce théâtre amène ne se laisse jamais réduire à une réponse univoque. Si, parfois, Gabriel Marcel se sent plus proche de certains personnages, il n’en fait pas pour autant des incarnations de sa pensée. L’interrogation est au cœur de son œuvre théâtrale.

Les thèmes abordés par Gabriel Marcel sont divers, mais presque tous ont une connotation négative : la difficulté de communiquer, sous toutes ses formes, la mort, la maladie, l’angoisse… La lumière, l’espoir ont néanmoins une place dans cet univers, sous la forme de l’art, l’amour de l’autre, la religion… Il ne faut pas, non plus, négliger l’élément comique, trop peu mis en valeur jusqu’ici, alors qu’il est d’une importance extrême, dans le Théâtre comique, mais aussi dans des pièces jugées plus sérieuses, voire philosophiques. Le comique et le tragique sont deux faces d’une même réalité, et le comique est, chez Gabriel Marcel, protestation contre un système, ce qui explique son caractère souvent grinçant.

Tragiques ou comiques, les personnages ont, chez Gabriel Marcel, une importance capitale. L’incarnation est au cœur de sa réflexion, et l’authenticité de ses créations est essentielle au dramaturge. Il s’agit donc de mettre en scène des personnages contemporains, qui ne déroutent pas le spectateur. Cependant, le singulier n’exclut pas l’universel, et les précisions sur les personnages ne visent qu’à permettre une disponibilité plus grande pour l’essentiel, qui est ce questionnement universel, auquel l’auteur invite. Généralement, les femmes sont les personnages les plus forts et les plus intéressants, face à des hommes un peu fades. Positive ou négative, il émane d’elles une force qui pourrait s’apparenter à celle des femmes dans les pièces de Bernard Shaw, dont l’influence sur Gabriel Marcel n’a jamais été soulignée, mais apparaît nettement. Une autre caractéristique de ces drames consiste en une lucidité revendiquée par les personnages, et pourtant factice. L’intériorité joue un rôle central, ainsi que les rapports tendus entre les personnages. Pourtant, Gabriel Marcel s’abstient de juger, dans l’exigence d’une charité chrétienne sans intention apologétique. C’est en ce sens essentiellement que le théâtre marcellien peut être dit chrétien, non dans le sens d’un théâtre moralisateur et dogmatique, qu’il se refuse à être et n’est pas.

L’action dramatique est d’un accès difficile : de nombreuses situations s’imbriquent et empêchent souvent de démêler l’intrigue principale. Cependant, dans ses meilleures pièces, Gabriel Marcel échappe à ce défaut, et sait allier sobriété et profondeur. L’action dramatique passe avant tout par le langage, puisqu’il s’agit souvent de difficultés de compréhension entre les êtres.

Les influences qui se sont exercées sur Gabriel Marcel sont diverses. On trouve, parmi les influences secondaires, celle de François de Curel, mais aussi celles d’Henry Bernstein, de Bernard Shaw, d’Anton Tchekhov, de Pirandello… Mais ce sont surtout les influences prépondérantes qui présentent de l’intérêt, et la comparaison la plus évidente concerne l’œuvre d’Ibsen. L’admiration que lui porte Gabriel Marcel est doublée d’une fréquente similitude d’atmosphère, ce qui n’exclut pas un écart notable entre ces deux auteurs, notamment la réflexion philosophique de Gabriel Marcel sur son œuvre dramatique, qui diminue l’ambiguïté, si présente chez Ibsen. Moins revendiquée, indéniable cependant, il faut noter l’influence de Claudel dans la formation de l’esprit de Gabriel Marcel.

Le style marcellien, sobre, simple, voire sec, s’oppose cependant à celui de Claudel, trop prolixe aux yeux de son pair. Manque de poésie dans le style et l’imaginaire, voilà un des éléments qui semblent condamner le théâtre de Gabriel Marcel. Cependant, l’union du mystère et de la vie quotidienne, sans doute déroutante, n’est pas exempte de poésie, et nombre de phrases, expressives, denses et profondes, frappent par leur richesse. Il s’agit d’une exigence de l’auteur, non d’une incapacité. Son désir de faire acte de dramaturge, et non de littérateur, passe par un dépouillement et une humilité stylistiques qui peuvent rebuter au premier abord. L’auteur a pour mission de s’effacer devant le personnage, de lui laisser son autonomie. La création se traduit de manière théâtrale en premier lieu, et ce n’est que dans un second temps que la réflexion philosophique s’exerce sur la relation incarnée. Il semble, cependant, que la philosophie n’ait pas exploité toutes les richesses du théâtre, et que certains drames recèlent des idées inexploitées, encore à l’état d’intuition, et qui permettent de nuancer à l’extrême la philosophie de Gabriel Marcel. Le primat de la relation au théâtre, l’idée du tiers comme témoin, alors que la philosophie marcellienne le pose comme objet, apportent une dimension concrète et humaine, et complètent la philosophie.

Le théâtre de Gabriel Marcel est indéniablement cohérent avec ses critiques dramatiques et ses théories, et une véritable esthétique découle des divers écrits de l’auteur, malgré l’absence de systématisation.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire