Ce que l'on entend par "philosophie analytique" ne
correspond, en fait, ni à une manière unique de concevoir la philosophie ou
d'en faire, ni à une aire géographique ou linguistique clairement définie. D'où
la question posée par le titre du livre de Hans-Johann Glock : Qu'est-ce que la
philosophie analytique ? Celle-ci recouvre, en effet, des pensées très
différentes les unes des autres et ne désigne certainement pas une doctrine
philosophique particulière, tant les philosophes analytiques ont entre eux de
profonds désaccords, non seulement sur telle ou telle question particulière,
mais sur l'idée même qu'ils se font de la philosophie. On ne peut pas non plus
identifier la philosophie analytique à la philosophie anglaise ou américaine,
dans la mesure où elle a ses racines chez des auteurs allemands, comme Frege,
ou autrichiens, comme Wittgenstein. La philosophie analytique se
définirait-elle mieux par ses objets ? Malgré leur intérêt particulier pour
certaines questions, comme celle du langage, centrale chez des auteurs tels que
Wittgenstein, Austin, Searle ou Quine, les philosophes analytiques ont, en
réalité, fait porter leur réflexion sur à peu près tous les domaines, qu'il
s'agisse de la politique, de la morale ou encore de la métaphysique, par
exemple chez Strawson.
Comment caractériser, dans ces conditions, la philosophie
analytique ? Sans doute par un certain "air de famille" ou un certain
style, commun aux différents penseurs se réclamant de cette tradition : par le
souci de la clarté, de la précision, de la rigueur dans l'argumentation, et
plus généralement par un ensemble d'exigences philosophiques formulées, déjà
avant eux, par des penseurs comme Aristote ou Leibniz.
Gottlob FREGE
(1848-1925) a été professeur de mathématiques à l’Université d’Iéna, en
Allemagne. Comme beaucoup de mathématiciens de son époque, il s’est posé la
question du fondement des mathématiques : sur quoi le savoir mathématique repose-t-il
en définitive, d’où sa certitude lui vient-elle, etc. L’importance de Frege
réside dans l’originalité, la puissance et la fécondité de la réponse qu’il a
apportée à ces questions. Il a montré que le fondement des mathématiques
n’était rien d’autre que la logique - et ce faisant il a posé les bases de la
logique contemporaine, dont la puissance dépasse de très loin la logique
traditionnelle (aristotélicienne) qui dominait la philosophie depuis deux
millénaires. Mais Frege ne s’est pas arrêté là : ayant mis au point une
interprétation du langage logique en termes de sens (sinn) et de dénotation
(bedeutung), il a montré la pertinence de cette analyse appliquée au langage
naturel ; ce faisant, il fondait la philosophie contemporaine du langage, et fournissait
à la philosophie des outils nouveaux et particulièrement puissants d’analyse et
de résolution des problèmes philosophiques traditionnels. En résumé : un
mathématicien qui se pose la question du fondement des mathématiques, et que
cette question conduit à fonder la logique contemporaine et à révolutionner la
conceptualité d’un secteur-clef de la réflexion philosophique.
A noter : l’œuvre de Frege n’a quasiment pas été reconnue de
son vivant ; c’est B. Russell le premier qui a compris son importance et a
contribué à en faire une pierre angulaire de la tradition « analytique ».George Edward MOORE (1873-1958) a été professeur de philosophie à Cambridge en Angleterre. Son importance en philosophie contemporaine vient d’un geste radical qu’il a accompli alors qu’il n’était encore qu’étudiant à Cambridge dans les années 1890 : le rejet de l’idéalisme hégélien. L’idéalisme hégélien dominait alors la philosophie occidentale, sous différentes variantes (notamment celle représentée par F. H. Bradley en Angleterre) : il consistait pour l’essentiel à situer la vérité dans l’Absolu et lui seul, une réalité loin des apparences (voire contraire aux apparences), accessible à la seule spéculation philosophique et où toute diversité était censée trouver son unité profonde. Après avoir été un temps adepte de cette vision des choses, Moore l’a rejetée comme stérile et sans doute profondément erronée : le terreau de la philosophie est au contraire le sens commun (ce que la plupart d’entre nous croyons sur le monde et les choses), et le travail du philosophe un patient travail d’analyse et de clarification de la vérité contenue dans le sens commun. Même si les conclusions auxquelles Moore est parvenu dans ses travaux n’ont généralement pas triomphé de l’épreuve du temps, il a définitivement légué à la tradition analytique le goût de l’analyse et la préférence pour des théories philosophiques qui soient en forte continuité avec le sens commun.
On peut soutenir que
Bertrand RUSSELL (1872-1970) est le plus grand philosophe du 20e s. Condisciple
et ami de Moore à Cambridge à la fin du 19e s., il participe du même rejet
inaugural de l’idéalisme hégélien. Sans connaître initialement les travaux de
Frege, il se pose les mêmes questions que lui concernant le fondement des
mathématiques, et leur apporte une réponse substantiellement identique dans les
monumentaux Principia Mathematica, publiés de 1910 à 1913 en collaboration avec
A. N. Whitehead, qui exposent le premier système vraiment abouti de logique
contemporaine. Russell développe ensuite, jusque dans les années 50, une
métaphysique, une épistémologie, une philosophie de l’esprit, une philosophie
de la matière et une philosophie du langage originales, dont les idées
resteront séminales pour toute la tradition analytique postérieure. Il fut
également un moraliste et un activiste politique et social, mondialement connu
pour ses positions pacifistes et progressistes. On peut voir en lui l’une des
plus grandes consciences du 20e. siècle.
1. En matière de connaissance philosophique, notre seul
point de départ vraiment fiable est le sens commun : ce qui habituellement
semble à tout homme le plus évidemment vrai.
2. Néanmoins, pour accomplir l’ambition radicale de la
philosophie, qui est de passer de ce qui semble vrai à ce qui est absolument et
définitivement vrai, un travail déterminé est nécessaire : c’est le travail de
la réflexion philosophique, qui cherche à dégager les (éventuelles) raisons
plus profondes que nous avons de tenir pour vrai ce qui nous semble vrai. C’est
un travail difficile, jamais achevé, et qui nous oblige souvent à réviser nos
croyances antérieures (ce qui nous semblait vrai peut s’avérer ne pas l’être).
Ce travail ne vise pas à dégager un « sens caché » au-delà des apparences, plus
ou moins mystérieux, dont la découverte mettrait en œuvre un processus de
connaissance en rupture avec le sens commun (selon le modèle « phénoménologique
», caractéristique de la philosophie « continentale »). Son modèle est plutôt le
travail de type scientifique : le travail scientifique ne se pense pas comme
transcendant le sens commun ; il représente plutôt le sens commun poussé à ce
degré de rigueur dont il porte en lui les prémices et qu’il peut reconnaître
comme tout à fait sien. C’est un travail de ce genre que la tradition
analytique a introduit en philosophie et qu’on peut, dans l’esprit de Moore et
de Russell, résumer sous le terme d’« analyse ».
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