Paul Ricoeur ajoute que ce texte est «issu» de conférences
prononcées en 1961 à l'université de Yale (dans le cadre des Terry Lectures),
et en 1962 à l'université de Louvain. La moitié des ouvrages de Paul Ricoeur se
présente de la même façon, comme des patchworks d'articles, de textes de
conférences ou de préfaces, le tout soigneusement retravaillé. C'est le signe
de sa manière de philosopher, qui procède par focalisations minutieuses et
donne lieu à des lectures particulièrement attentives aux textes, au prix d'un
effacement relatif de sa propre position de lecteur et de penseur. Paul Ricoeur
a toujours maintenu ce principe, qui élève la matérialité du «texte» au statut
d'objet premier de la curiosité philosophique, comme une exigence morale autant
qu'intellectuelle. Mais la présence des livres 1 et 3 marque un changement par
rapport aux essais que Paul Ricoeur avait déjà consacrés à d'autres penseurs.
Il ne «lit» pas seulement Freud. L'oeuvre du «père» de la psychanalyse est
plutôt une illustration privilégiée du principe général de"
l'interprétation", dans laquelle Paul Ricoeur voit un mode de discours
caractéristique de notre époque et de notre civilisation.
Il en décrit les propriétés dans un langage philosophique,
lui-même clairement exposé comme un mode de «réflexion», que l'on pourrait
résumer par l'image d'un «rebondissement» de la pensée sur les textes en l'occurrence, ceux de Freud: ce que Platon
a légué à notre civilisation, c'est une manière de penser que Paul Ricoeur
appelle «philosophie réflexive», et qui consiste à dépasser le simple stade de
l'exégèse et de l'herméneutique, pour atteindre une fécondité «dialectique»
permettant de résoudre les apories auxquelles se heurte l'esprit
"d'interprétation" de notre époque. "L'essai sur Freud"
inclu dans "De l'interprétation" est enveloppé d'une critique de
l'«archéologie du sujet» issue de la pensée freudienne: «Qu'est-ce qu'un
existant qui a une archéologie? La réponse paraissait aisée avant Freud: c'est
un être qui a été enfant avant que d'être homme. Mais nous ne savons pas encore
ce que cela signifie. Position du désir, caractère indépassable de la vie,
autant d'expressions qui nous convoquent plus loin, plus profond.» Freud a
permis d'accéder à cette avancée «plus loin» dans une conscience de soi. Mais
ce progrès en appelle un autre, que Paul Ricoeur exprime par la nécessité d'une
«téléologie du sujet», à savoir le retour à une conscience «immédiate» de soi.
«Dire quelque chose de quelque chose c'est, au sens complet
et fort du mot, interpréter.» Mais cette parole, qui peut emprunter la forme du
mythe, de l'imagination poétique ou enfin du rêve, serait devenue l'objet d'une
«philosophie du soupçon» généralisée: comme Freud, Nietzsche et Marx ont
participé à une «perte de confiance» dans la capacité de la raison à
«interpréter». Dans le cas de Freud, ce scepticisme méthodologique aboutit à
une remise en question épistémologique de la lucidité du sujet dans l'exercice
de sa «conscience immédiate», et il nous fait entrer dans une culture de la
«conscience fausse». Notre siècle parlant, rêvant, imaginant ou créant, est en
somme placé sous la hantise de l'illusion, de l'affabulation et de la
mystification. Sous une vertueuse légitimité de démystification, «la
psychanalyse a mis à découvert une variété de procédés d'élaboration qui
s'intercalent entre le sens apparent et le sens latent». Autrement dit, la
philosophie du soupçon ne renonce pas à la fécondité de l'«interprétation»;
elle l'élève au contraire au rang de science en «compliquant» sa procédure:
«les véritables significations sont indirectes».
Paul Ricoeur remet en question cette domination d'une
dimension toujours «médiate» de l'interprétation: il voit un a priori
discutable dans le fait que «chercher le sens, désormais, ce n'est plus épeler
la conscience du sens, mais en déchiffrer
les expressions» ! et que la philosophie se fera un devoir de discuter.
Fondée sur la part «symbolique» de tout langage, cette tendance confirme la
remarque de Kant dont Paul Ricoeur a lui-même fait son adage: «le symbole donne
à penser.» La philosophie se trouve d'autant moins démunie devant une science
comme la psychanalyse, qui voit dans tout discours un sens caché, une «énigme»
à résoudre, qu'elle sait depuis toujours que «l'énigme ne bloque pas
l'intelligence, mais la provoque». La philosophie contemporaine est en revanche
amenée à tourner elle-même son attention sur le «texte» et sa «lettre», sur la
«parole» dans laquelle la «raison» est entièrement contenue: «cet appel à
l'interprétation qui procède du symbole nous assure qu'une réflexion sur le
symbole ressortit à une philosophie du langage et même de la raison». Mais
selon Paul Ricoeur, «le langage est moins parlé par les hommes que parlé aux
hommes». Ce que notre siècle aurait perdu, c'est un sens du sacré: «à cette
discipline du réel, à cette ascèse du nécessaire, ne manque-t-il pas la grâce
de l'imagination, le surgissement du possible? Et cette grâce de l'imagination
n'a-t-elle pas quelque chose à voir avec la Parole comme Révélation?»
Quand Paul Ricoeur écrit que «le symbolique, c'est
l'universelle médiation de l'esprit entre nous et le réel», et qu'il «veut
exprimer avant toute chose la non-immédiateté de notre appréhension de la
réalité», on ne peut s'empêcher de penser que Jacques Lacan aurait accueilli
favorablement cet enseignement tiré de l'oeuvre de Freud. De l'interprétation
est un texte plus audacieux que ne pourrait laisser penser la simple formule
d'un Essai sur Freud. Ne serait-ce que parce qu'il n'était pas évident
d'extirper l'oeuvre de Freud hors de «l'expérience analytique elle-même» et de
négliger «la prise en considération des écoles post-freudiennes». On ne peut
s'empêcher de faire le rapprochement avec l'ouvrage, lui aussi à la fois
exclusivement philosophique et linguistique, que Jean-Claude Milner vient
précisément de faire paraître sur Jacques Lacan (l'oeuvre claire, Seuil). A
trente ans d'écart, la vérité de la psychanalyse semble invariablement détenue
par la philosophie.
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