vendredi 4 juillet 2014

Modernité et Capitalisme


Le postmoderne est défini de façon typique par contraste avec ce à quoi il succède : le moderne. Bien que Lyotard ne soit pas à l’aise avec l’idée du postmoderne comme étant simplement le successeur chronologique du moderne, il le caractérise malgré tout par opposition à ce qu’il croit être la caractéristique du moderne, à savoir le rapport aux métarécits sur le développement historique et le progrès. Quelle est donc cette modernité avec laquelle nous sommes censés avoir brisé ? Baudelaire proposait la définition devenue célèbre : « La modernité est ce qui est éphémère, fugitif, contingent au moment ; c’est la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ».
Porter ne serait-ce qu’un œil vers le momentané et le présent représentait un changement culturel énorme. Jusqu’au dix-septième siècle, la pensée européenne se concevait elle-même essentiellement comme la somme de son expérience contemporaine sous l’égide de la sagesse ancienne héritée de l’antiquité classique, avec la correction apportée par le christianisme. « Ce qui est éphémère, fugitif, contingent » devait soit être interprété à la lumière de « l’éternel et l’immuable », ou être rejeté comme simple poussière. Même de grandes statures de la Renaissance comme Machiavel et Montaigne se voyaient eux-mêmes comme des interlocuteurs directs des anciens Grecs et Romains, dont la connaissance philosophique accumulée et l’expérience historique étaient appliquées aux circonstances du moment.
Une rupture décisive avec cette dévaluation du présent fut rendue possible par la révolution du dix-septième siècle : c’est là que notre compréhension de la nature a pu être refondée sur des concepts et des principes fondamentalement différents de ceux de Platon, Saint Augustin, Aristote et Saint Thomas d’Aquin. Les implications plus larges de ce remodelage de la pensée occidentale, malgré tout, ne furent articulées pleinement que par les Lumières du dix-huitième siècle, lorsque l’idée d’âge moderne, radicalement différente du passé et orientée vers l’avenir, prit forme de façon consciente. Comme le formule le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas, «  le concept séculier de modernité exprime la conviction que l’avenir a commencé : c’est l’époque qui vit pour le futur, qui s’ouvre à la nouveauté du futur ». En même temps, un âge qui fait consciemment face à l’avenir ne peut plus se justifier par référence au passé. « La modernité ne peut plus emprunter les critères à partir desquels elle s’oriente à des modèles fournis par d’autres époques », écrit Habermas : « Elle doit créer sa propre normativité à partir d’elle-même ».
Ce que Lyotard appelle les grands récits de la modernité, qui interprètent la totalité de l’histoire humaine en tant que processus unifié de développement progressif, surgit précisément du fait que la modernité soit une époque qui trouve sa justification en elle-même. L’historien allemand de la pensée Hans Blumenberg décrit « l’idée de progrès » comme « l’auto-justification continuelle du présent, au moyen de l’avenir qu’il se donne, devant le passé, avec lequel il se compare ». La modernité, en d’autres termes, se justifie devant les anciens moins par le progrès qu’elle proclame représenter sur eux que par le progrès futur indéfini qu’elle rend possible. Pour Harvey, cependant, la compression de l’espace-temps est moins une caractéristique abstraite de la modernité qu’une conséquence des tendances inhérentes du capitalisme comme système à l’accumulation compétitive :
 Il y a une incitation omniprésente exercée sur les capitalistes individuels à accélérer leur temps de rotation par rapport à la moyenne sociale, et par là même à promouvoir une tendance sociale à des cycles plus rapides. Le capitalisme… a été pour cette raison caractérisé par des efforts continuels pour raccourcir les temps de rotation, accélérant ainsi le progrès social en réduisant les horizons temporels de la prise de décision. Il y a malgré tout un certain nombre de barrières à cette tendance – barrières dans la rigidité de la production et des compétences du travail, du capital fixe qui doit être amorti, des frictions du marketing, des aléas de la consommation, des goulots d’étranglement de la circulation monétaire, etc. Il y a toute une histoire d’innovations techniques et d’organisations appliquées à la réduction de ces barrières – de la production à la chaîne (de voitures aussi bien que de poulets de batterie), d’accélération des processus physiques (fermentation, ingénierie génétique), ou à une obsolescence planifiée de la consommation (la mobilisation de la mode et de la publicité pour accélérer le changement), le système de crédit, les opérations bancaires électroniques, etc… L’effet général, dès lors, est que la modernisation capitaliste est essentiellement affaire d’accélération dans le rythme des processus économiques, et, par là, dans la vie sociale. De même,  l’incitation à créer le marché mondial, à réduire les barrières spatiales, et à annihiler l’espace au moyen du temps est omniprésente, de même que l’incitation à rationaliser l’organisation spatiale en configurations de production efficaces (organisation en série de la division du travail, systèmes d’usines, chaînes de montage, division territoriale du travail, agglomération dans de grandes villes), de réseaux de circulation (systèmes de transport et de communication), et consommation (schémas domestiques et ménagers, organisation communautaire, différenciation résidentielle, consommation collective dans les grandes villes). Les innovations consacrées à la suppression de barrières spatiales dans tous ces domaines ont été d’une signification immense dans l’histoire du capitalisme, transformant cette histoire en affaire géographique – les chemins de fer et le télégraphe, l’automobile, la radio et le téléphone, l’avion à réaction et la télévision, et les récentes révolutions de la communication sont des éléments de cas.
Du point de vue de Harvey, l’essai d’émergence dans les années 1970 et 1980 d’une nouvelle version du capitalisme, qu’il appelle « accumulation flexible », représente «  un nouveau cycle de … compression de l’espace-temps… dans le monde capitaliste – les horizons temporels de la prise de décision, aussi bien dans le public que dans le privé, se sont rétrécis, en même temps que la communication par satellite et la baisse du coût des transports ont rendu de plus en plus possible la répartition de ces décisions dans un espace de plus en plus large et varié ».
On verra plus tard en termes critiques de l’idée de Harvey d’une ère nouvelle d’ « accumulation flexible ». Cela dit, son approche générale paraît supérieure à celle de Giddens en ceci qu’elle propose une version relativement concrète et historiquement spécifique du processus responsable du phénomène de compression de l’espace-temps sur lequel ils mettent tous deux l’accent. En même temps, les arguments de Giddens sur la « Haute modernité » ont le mérite, tout en se concentrant sur ce qui est nouveau dans le vécu de la fin du vingtième siècle (en particulier en ce qui concerne ce qu’il appelle « la transformation de l’intimité », c’est-à-dire les changements dans les conceptions relatives au moi et aux relations personnelles), de se situer dans un cadre qui met l’accent sur les continuités entre ces phénomènes et ces traits inhérents au projet de la modernité lui-même. De telles continuités peuvent contribuer à expliquer pourquoi les tentatives les plus influentes de proposer une explication sociale du postmoderne reposent moins sur un contraste direct entre la modernité et la postmodernité en tant que soi-disant phases de l’histoire humaine que sur le genre de transformation que le capitalisme aurait connu si l’on en croit Jameson et Harvey.

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