Mais si Lyotard se dirige ainsi vers l’idée de postmodernité
en tant qu’étape historique, distincte et nouvelle, de l’histoire de
l’humanité, elle est trop évocatrice précisément du type de grand récit qu’il
entend rejeter comme spécifiquement moderne pour qu’il se sente à l’aise avec
ce concept. Il prétend alors que traiter le préfixe « post » dans le terme «
postmoderniste » dans le sens d’une simple succession, d’une diachronie de
périodes dont chacune est identifiable, est « totalement moderne ». D’autres
théoriciens ont cependant été plus désireux de rechercher les tendances
sociales et économiques qui, selon eux, représentent le contexte historique
dans lequel les changements culturels et intellectuels identifiés avec le
Postmodernisme ont pris forme. De façon plutôt surprenante, étant donné
l’hostilité de Lyotard envers le marxisme en tant qu’un des grands récits que
nous devons laisser derrière nous, les tentatives les plus connues de
développer une théorie sociale de la postmodernité ont été le fait de
marxistes. L’écrit probablement le plus brillant produit par le flot de
discours consacré au Postmodernisme est un essai, publié en 1984, signé par le
critique marxiste américain Fredric Jameson. Dans Postmodernism, or, the
Cultural Logic of Late Capitalism, Jameson utilise le travail d’Andy Warhol, en
particulier, pour isoler ce qu’il considère comme les traits particuliers de
l’art postmoderne – « une absence de profondeur (depthlessness) nouvelle », «
la disparition de l’affect », la fragmentation du sujet humain, la réduction du
passé à une source inépuisable de pastiches, comme dans la vogue récurrente des
styles rétro et de ce qu’il appelle « le film de la nostalgie », une expérience
schizophrénique du monde dans lequel « la perception vive de la différence
radicale » remplace tout sens de relations unificatrices, « une étrange et nouvelle extase hallucinatoire
» face à un « bond quantique sans précédent dans l’aliénation de la vie
quotidienne dans la ville ».
Jameson proclame que c’est là l’art caractéristique d’une
phase particulière du développement capitaliste. Le capitalisme, assure-t-il,
est passé par trois phases majeures depuis qu’il est devenu le système
socio-économique dominant à la fin du dix-huitième siècle. A chacune de ces
étapes a correspondu un genre d’art particulier. Le premier stade du
capitalisme classique, compétitif, avait comme contrepartie culturelle le
réalisme des grands romanciers du dix-neuvième siècle comme Balzac, Dickens et
Tolstoï. La deuxième phase, le capitalisme monopoliste, a donné naissance au
mouvement moderniste du début du vingtième siècle – Picasso, Joyce et Le
Corbusier. Au début des années 1960 nous sommes entrés dans l’ère que Jameson
appelle « le capitalisme tardif ou multinational ou de consommation », qui est
caractérisé, entre autres, par la pénétration du marché dans tous les aspects
de la vie sociale, « … la forme la plus pure du capital à être apparue jusque
là, une expansion prodigieuse du capital dans des régions jusqu’alors fermées
aux marchandises. Ce capitalisme plus pur de notre époque élimine ainsi les
enclaves d’organisation précapitaliste qu’il avait tolérées et exploitées sous
forme tributaire jusque là. On est tenté de parler de ce point de vue d’une
pénétration et d’une colonisation de la Nature et de l’Inconscient nouvelles et
historiquement originales ; c’est à dire la destruction de l’agriculture
précapitaliste du tiers monde par la Révolution Verte, et l’ascension des
médias et de l’industrie de la publicité. »
La connexion que voit Jameson entre cette nouvelle phase du
développement capitaliste et l’art postmoderne est peut-être la mieux exprimée
par le biais du concept de « distance critique ». L’art qu’il associe avec les
stades primitifs du capitalisme était sans aucun doute un élément de la société
bourgeoise, mais dirigé de façon à préserver une distance entre la production
culturelle et le système capitaliste. Ainsi, les réalistes cherchaient à
pénétrer au delà des apparences de la vie quotidienne pour parvenir à une
vision globale de la société ; les modernistes, quant à eux, vouaient un culte
à l’œuvre d’art elle-même, célébrant sa séparation d’avec la normalité
bourgeoise. L’art postmoderne, lui, est caractérisé par le fait que « la
distance en général (y compris la ‘distance critique’ en particulier) a été
très précisément abolie », un développement qui correspond à la façon dont «
l’expansion prodigieuse du capital multinational finit par pénétrer et
coloniser ces enclaves précapitalistes elles-mêmes (la Nature et l’Inconscient)
qui fournissaient des positions extra-territoriales et archimédiennes au
service de l’efficacité critique ». L’art postmoderne, dérivé, sans profondeur,
vide d’émotion, reflète un monde social dans lequel tout est devenu marchandise.
Jameson trouve ainsi un « moment de vérité » dans le concept de Postmodernisme,
dans la mesure où il évoque « ce nouvel espace global original,
extraordinairement démoralisant et déprimant, du capitalisme tardif ». Jameson
n’est pas le seul à tenter de fournir une explication historique de ce qui est
vu comme l’apparition du Postmodernisme en mettant en évidence des changements
dans le schéma de développement du capitalisme.
Le géographe urbain marxiste
David Harvey prétend qu’il « y a une
espèce de relation nécessaire entre la montée de formes culturelles
postmodernistes, l’apparition de modes plus flexibles d’accumulation du
capital, et un nouveau cycle de « compression de l’espace-temps » dans
l’organisation du capitalisme ». Les sociologues Scott Last et John Urry
proclament que l’art postmoderne est apparu dans le cadre d’une transition du
capitalisme « organisé » au capitalisme « désorganisé ». Le capitalisme
organisé (le terme nous vient de l’économiste marxiste autrichien Rudolf
Hilferding) a dominé la première moitié du vingtième siècle. Il reposait sur la
coopération étroite entre l’Etat et les grandes sociétés dans le cadre
économique national. La désintégration de ce cadre dans les dernières décennies
du siècle, pilotée par l’expansion du commerce et de l’investissement mondiaux
dominée par les multinationales et des marchés financiers volatils, a
déterminé, selon Lash et Urry, une série de changements sociaux, économiques et
culturels auxquels répond le Postmodernisme esthétique.
Il y a une tendance commune à toutes ces tentatives,
marxistes ou marxisantes, de contextualiser le Postmodernisme qui consiste à
lui associer ce qu’on appelle la « globalisation » (ou mondialisation)
économique. La pensée, en d’autres termes, est que le Postmodernisme doit être
compris comme une série d’interprétations et de réactions face à une réalité
fondamentalement nouvelle – celle d’un capitalisme globalisé qui s’est émancipé
de tout ancrage économique national et qui peut se répandre librement à travers
le monde, abandonnant ses vieux sites industriels en Europe occidentale et en
Amérique du Nord, investissant partout où il peut faire du profit. Le paysage
de notre destin qui en résulte est évoqué de façon frappante par l’auteur
anonyme du roman à clef (en fr.) Primary Colors, dans lequel l’auteur imagine
le candidat aux présidentielles à peine déguisé Bill Clinton déclarant, à
l’occasion des primaires du New Hampshire, à un public de travailleurs manuels
licenciés et à leurs familles :
« Aucun politicien ne
peut faire revenir ces emplois dans les chantiers navals. Ou alors, faites que
vos syndicats soient à nouveau puissants. Aucun politicien ne peut faire que
les choses reviennent comme avant. Parce que nous vivons aujourd’hui dans un
monde nouveau, un monde sans frontières – je veux dire sur le plan économique.
Quelqu’un peut appuyer sur un bouton à New York et transférer un milliard de
dollars à Tokyo en un clin d’œil. Aujourd’hui, nous avons un marché qui est
mondial. »
Pour beaucoup, c’est cela la condition postmoderne – le vécu
d’un capitalisme mondialisé, sans frontières. Une vision critique des
revendications de la « mondialisation » (globalisation) est donc un élément
d’appréciation essentiel du Postmodernisme. Mais avant de s’engager plus avant sur
ce chemin, il est nécessaire de prendre en considération les dimensions
esthétiques et philosophiques du postmodernisme ; et une telle considération
dépend, à son tour, d’une clarification du sens du modernisme lui-même.
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