jeudi 3 juillet 2014

Marxisme et Postmodernisme selon Lyotard


 
Mais si Lyotard se dirige ainsi vers l’idée de postmodernité en tant qu’étape historique, distincte et nouvelle, de l’histoire de l’humanité, elle est trop évocatrice précisément du type de grand récit qu’il entend rejeter comme spécifiquement moderne pour qu’il se sente à l’aise avec ce concept. Il prétend alors que traiter le préfixe « post » dans le terme « postmoderniste » dans le sens d’une simple succession, d’une diachronie de périodes dont chacune est identifiable, est « totalement moderne ». D’autres théoriciens ont cependant été plus désireux de rechercher les tendances sociales et économiques qui, selon eux, représentent le contexte historique dans lequel les changements culturels et intellectuels identifiés avec le Postmodernisme ont pris forme. De façon plutôt surprenante, étant donné l’hostilité de Lyotard envers le marxisme en tant qu’un des grands récits que nous devons laisser derrière nous, les tentatives les plus connues de développer une théorie sociale de la postmodernité ont été le fait de marxistes. L’écrit probablement le plus brillant produit par le flot de discours consacré au Postmodernisme est un essai, publié en 1984, signé par le critique marxiste américain Fredric Jameson. Dans Postmodernism, or, the Cultural Logic of Late Capitalism, Jameson utilise le travail d’Andy Warhol, en particulier, pour isoler ce qu’il considère comme les traits particuliers de l’art postmoderne – « une absence de profondeur (depthlessness) nouvelle », « la disparition de l’affect », la fragmentation du sujet humain, la réduction du passé à une source inépuisable de pastiches, comme dans la vogue récurrente des styles rétro et de ce qu’il appelle « le film de la nostalgie », une expérience schizophrénique du monde dans lequel « la perception vive de la différence radicale » remplace tout sens de relations unificatrices, «  une étrange et nouvelle extase hallucinatoire » face à un « bond quantique sans précédent dans l’aliénation de la vie quotidienne dans la ville ».

Jameson proclame que c’est là l’art caractéristique d’une phase particulière du développement capitaliste. Le capitalisme, assure-t-il, est passé par trois phases majeures depuis qu’il est devenu le système socio-économique dominant à la fin du dix-huitième siècle. A chacune de ces étapes a correspondu un genre d’art particulier. Le premier stade du capitalisme classique, compétitif, avait comme contrepartie culturelle le réalisme des grands romanciers du dix-neuvième siècle comme Balzac, Dickens et Tolstoï. La deuxième phase, le capitalisme monopoliste, a donné naissance au mouvement moderniste du début du vingtième siècle – Picasso, Joyce et Le Corbusier. Au début des années 1960 nous sommes entrés dans l’ère que Jameson appelle « le capitalisme tardif ou multinational ou de consommation », qui est caractérisé, entre autres, par la pénétration du marché dans tous les aspects de la vie sociale, « … la forme la plus pure du capital à être apparue jusque là, une expansion prodigieuse du capital dans des régions jusqu’alors fermées aux marchandises. Ce capitalisme plus pur de notre époque élimine ainsi les enclaves d’organisation précapitaliste qu’il avait tolérées et exploitées sous forme tributaire jusque là. On est tenté de parler de ce point de vue d’une pénétration et d’une colonisation de la Nature et de l’Inconscient nouvelles et historiquement originales ; c’est à dire la destruction de l’agriculture précapitaliste du tiers monde par la Révolution Verte, et l’ascension des médias et de l’industrie de la publicité. »

La connexion que voit Jameson entre cette nouvelle phase du développement capitaliste et l’art postmoderne est peut-être la mieux exprimée par le biais du concept de « distance critique ». L’art qu’il associe avec les stades primitifs du capitalisme était sans aucun doute un élément de la société bourgeoise, mais dirigé de façon à préserver une distance entre la production culturelle et le système capitaliste. Ainsi, les réalistes cherchaient à pénétrer au delà des apparences de la vie quotidienne pour parvenir à une vision globale de la société ; les modernistes, quant à eux, vouaient un culte à l’œuvre d’art elle-même, célébrant sa séparation d’avec la normalité bourgeoise. L’art postmoderne, lui, est caractérisé par le fait que « la distance en général (y compris la ‘distance critique’ en particulier) a été très précisément abolie », un développement qui correspond à la façon dont « l’expansion prodigieuse du capital multinational finit par pénétrer et coloniser ces enclaves précapitalistes elles-mêmes (la Nature et l’Inconscient) qui fournissaient des positions extra-territoriales et archimédiennes au service de l’efficacité critique ». L’art postmoderne, dérivé, sans profondeur, vide d’émotion, reflète un monde social dans lequel tout est devenu marchandise. Jameson trouve ainsi un « moment de vérité » dans le concept de Postmodernisme, dans la mesure où il évoque « ce nouvel espace global original, extraordinairement démoralisant et déprimant, du capitalisme tardif ». Jameson n’est pas le seul à tenter de fournir une explication historique de ce qui est vu comme l’apparition du Postmodernisme en mettant en évidence des changements dans le schéma de développement du capitalisme. 
Le géographe urbain marxiste David Harvey prétend qu’il «  y a une espèce de relation nécessaire entre la montée de formes culturelles postmodernistes, l’apparition de modes plus flexibles d’accumulation du capital, et un nouveau cycle de « compression de l’espace-temps » dans l’organisation du capitalisme ». Les sociologues Scott Last et John Urry proclament que l’art postmoderne est apparu dans le cadre d’une transition du capitalisme « organisé » au capitalisme « désorganisé ». Le capitalisme organisé (le terme nous vient de l’économiste marxiste autrichien Rudolf Hilferding) a dominé la première moitié du vingtième siècle. Il reposait sur la coopération étroite entre l’Etat et les grandes sociétés dans le cadre économique national. La désintégration de ce cadre dans les dernières décennies du siècle, pilotée par l’expansion du commerce et de l’investissement mondiaux dominée par les multinationales et des marchés financiers volatils, a déterminé, selon Lash et Urry, une série de changements sociaux, économiques et culturels auxquels répond le Postmodernisme esthétique.

Il y a une tendance commune à toutes ces tentatives, marxistes ou marxisantes, de contextualiser le Postmodernisme qui consiste à lui associer ce qu’on appelle la « globalisation » (ou mondialisation) économique. La pensée, en d’autres termes, est que le Postmodernisme doit être compris comme une série d’interprétations et de réactions face à une réalité fondamentalement nouvelle – celle d’un capitalisme globalisé qui s’est émancipé de tout ancrage économique national et qui peut se répandre librement à travers le monde, abandonnant ses vieux sites industriels en Europe occidentale et en Amérique du Nord, investissant partout où il peut faire du profit. Le paysage de notre destin qui en résulte est évoqué de façon frappante par l’auteur anonyme du roman à clef (en fr.) Primary Colors, dans lequel l’auteur imagine le candidat aux présidentielles à peine déguisé Bill Clinton déclarant, à l’occasion des primaires du New Hampshire, à un public de travailleurs manuels licenciés et à leurs familles :
 « Aucun politicien ne peut faire revenir ces emplois dans les chantiers navals. Ou alors, faites que vos syndicats soient à nouveau puissants. Aucun politicien ne peut faire que les choses reviennent comme avant. Parce que nous vivons aujourd’hui dans un monde nouveau, un monde sans frontières – je veux dire sur le plan économique. Quelqu’un peut appuyer sur un bouton à New York et transférer un milliard de dollars à Tokyo en un clin d’œil. Aujourd’hui, nous avons un marché qui est mondial. »
Pour beaucoup, c’est cela la condition postmoderne – le vécu d’un capitalisme mondialisé, sans frontières. Une vision critique des revendications de la « mondialisation » (globalisation) est donc un élément d’appréciation essentiel du Postmodernisme. Mais avant de s’engager plus avant sur ce chemin, il est nécessaire de prendre en considération les dimensions esthétiques et philosophiques du postmodernisme ; et une telle considération dépend, à son tour, d’une clarification du sens du modernisme lui-même.

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