Sept ans avant Discours, figure , la grande leçon de Lyotard
sur l’esthétique d’« avant » les formes, le penseur livre ce qui sera le
fondement de sa philosophie à venir, pour autant que l’audace consiste ici à
renouveler sans cesse les moyens de penser, à chercher le vif de la pensée dans
une quête de l’incommensurable et de l’hétérogène, de l’écart et de la disjonction.
« Pourquoi philosopher ? », demande Lyotard. Réponse dans sa troisième leçon de
la Sorbonne : « Penser, c’est-à-dire parler, est peut-être tout entier dans
cette inconfortable situation d’avoir à prêter l’oreille au sens chuchoté afin
de ne pas le travestir. » Oui, philosopher, c’est d’abord désapprendre, prêter
l’oreille à la faille, au trou dans la parole. Mais comment faire entendre
cette absence, ce vide, en un mot, ce désir, au coeur de la pensée et de la
théorie ?
Pour rendre audible à ses étudiants la perte de l’unité et pour
creuser avec eux l’approche du Différend , Lyotard fait de la philosophie une
praxis, et commence sa « Dérive à partir de Marx et de Freud ». La première
leçon est consacrée au désir et au désir de philosopher : Lyotard parcourt la
sphère d’Éros, de l’ivresse d’Alcibiade, à la fin du Banquet de Platon, jusqu’à
la jalousie de Marcel, dans Albertine disparue de Proust. « Philosopher est se
laisser aller au désir, mais tout en le recueillant », conclut alors Lyotard,
avant d’ouvrir la deuxième leçon, sur le temps. Comment opérer le deuil d’une
langue absolue ? Les cassures de l’histoire, de la tour de Babel à la pensée de
Marx, témoignent combien le sens nous échappe, attestent que l’effort pour
ramasser les poussières de sens dans le creux d’une parole est à recommencer
toujours.
Avec les deux dernières conférences, sur la parole et sur
l’action, Lyotard s’aventure davantage encore vers l’expérience littéraire. Avec
lui, les mots deviennent l’espace
intensif du désir. De Tolstoï à Camus,
de Du Bellay à Claudel, si le monde est un langage, comment déchiffrer l’énigme
de la co-naissance des signes et du sens ? Husserl disait que le philosophe est
un éternel débutant. Lyotard nous apprend qu’il est d’abord un enfant, qu’il garde
le souci de l’ infans , ce temps du pur sensible d’avant le logos. Engagé dans
la vie syndicale, Jean-François Lyotard le sera aussi dans ses écrits.
Philosophe critique, il remet en question les grands récits de la modernité et
postule l’éclatement et l’incompatibilité des différents savoirs. Dites
« postmodernité » et un nom vient immédiatement à l’esprit, celui de Jean-François
Lyotard. D’autres auteurs français le suivent de près, de Jacques Derrida (voir
l’article p. 84) et ses « déconstructions » à Jean Baudrillard (voir l’encadré
p. 87) et ses « simulacres ». Mais si J.‑F. Lyotard les précède sur ce terrain, c’est non
seulement parce qu’il a introduit le terme
« postmoderne » en philosophie, mais aussi parce que sa pensée condense
certaines des propositions les plus marquantes de cette mouvance. Lorsqu’il
publie La Condition postmoderne (1979), J.‑F. Lyotard a 55 ans et une trajectoire intellectuelle bien
remplie. Né en 1924, il étudie à Louis-Le-Grand, puis à la Sorbonne et sort
agrégé de philosophie en 1950. Commence aussitôt une double vie, d’enseignant
et de militant. Nommé, de 1950 à 1952, au lycée de Constantine, en Algérie, il
y devient syndicaliste. Revenu dans la métropole, il adhère en 1954 à
Socialisme ou barbarie, groupe créé par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort
qui mènent, dans la revue du même nom, une critique virulente des
« capitalismes d’État » en Europe communiste. Parallèlement, sa carrière
d’enseignant le mène de la Sorbonne à Nanterre où il participe, en 1968, au Mouvement
du 22 mars animé par Daniel Cohn-Bendit, puis à l’effervescente université
expérimentale de Vincennes, à laquelle il sera rattaché jusqu’en 1998.
Plusieurs codes sociaux et moraux
incompatibles
Tout commence au début des années 1970. Partant d’une critique
du marxisme et de la psychanalyse freudienne (Économie libidinale, 1974), J.‑F. Lyotard engage une
mise en question des pensées « totalisantes » que sont à ses yeux
le structuralisme, la phénoménologie et le marxisme. Cinq
ans plus tard, La Condition postmoderne affirme son « incrédulité » face aux
« grands récits » de la modernité, à commencer par celui qui, depuis les
Lumières, fait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation.
Dans l’esprit moderne, la science, la politique et les arts se mesurent à leur
contribution au progrès. La postmodernité, selon J.‑F. Lyotard, c’est
le constat de l’éclatement de ce récit. A l’âge postmoderne, chaque domaine de compétence est séparé
des autres, et possède un critère qui lui est propre. Il n’y a aucune raison
que le « vrai » du discours scientifique soit compatible avec le « juste » visé
par la politique ou le « beau » de la pratique artistique. Chacun doit donc se
résoudre à vivre dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes sociaux
et moraux mutuellement incompatibles.
Cette relativité générale des discours est l’une des marques
de fabrique de la pensée postmoderne. J. Derrida et Michel Foucault la
proclament aussi, chacun à leur façon. Friedrich Nietzsche l’avait anticipée,
lui qui concevait les concepts scientifiques comme des métaphores solidifiées
par le temps en vérités acceptées, et qui voyait aussi dans la morale le lieu
d’un affrontement entre une pluralité de discours, morale des maîtres contre
morale des esclaves. J.‑F.
Lyotard formalise cet éclatement en puisant dans le
Ludwig Wittgenstein des Investigations philosophiques (1953) : le langage lui-même est découpé en une pluralité d’usages, donnant lieu à des énoncés spécifiques. Chacun de ces
« jeux de langage » est régi par des règles propres, incommensurables avec
celles des autres jeux.
Le langage, une base pour la
résolution des conflits ?
Pour le philosophe, cette fragmentation du langage confine
au tragique. Dans Le Différend (1983), il offre une analyse des limites du
droit à partir de la notion de tort. Le tort est la part de la souffrance de la
victime qui ne trouve pas à s’exprimer devant un tribunal. C’est un reste, un
sentiment qui n’est pas entendu parce qu’il ne revêt aucun sens dans le
discours de la partie adverse. Le tort trouve son origine dans la coexistence
de discours incommensurables, que nul principe de justice, nul tiers ne peut
concilier. J.‑F.
Lyotard ne s’arrête
pourtant pas à cet échec : « C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie et peut-être
d’une politique de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes »,
écrit-il. Reste que son analyse, en soulignant ce qui dans les relations
sociales résiste au consensus, heurte de plein fouet nombre de philosophies
politiques. Le philosophe allemand Jürgen Habermas, théoricien de « l’agir
communicationnel », ne s’y trompe pas. Adversaire résolu du postmodernisme, il
tente de le prendre à son propre piège. Si tout discours n’est que rhétorique,
le postmodernisme n’est-il pas lui-même une pure rhétorique ? Quant aux
lecteurs de J.‑F.
Lyotard, s’il leur arrive d’être convaincus ne peut-on pas en conclure que le langage est
un espace d’entente, une base minimale pour
la résolution des conflits ? Confronté à ces
critiques, le philosophe réaffirme son point de vue : la communication
n’implique ni l’existence de règles partagées, ni la recherche du consensus.
Entre les postmodernes et leurs adversaires, le différend demeure entier.
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