Un débat sans cesse
rebattu empoisonne depuis longtemps les discussions intellectuelles. Il s’agit
de l’opposition entre Camus et Sartre ; non pas de l’opposition personnelle de
ces deux écrivains penseurs mais plutôt celle de leur héritage respectif. La
réhabilitation de Camus semble aujourd’hui largement acceptée ; plus personne
n’aurait l’idée de le vouer aux gémonies à cause des tensions qui traversaient
autrefois le socialisme. S'il faut comprendre Camus, son engagement de quelques années au Parti Communiste Français était plus
une expérience de vie qu’une adhésion idéologique, étant acquis cela, on peut
voir la pensée de Camus pour ce qu’elle est.
Pour Sartre c'est le
contraire, on fait à ce grand écrivain un procès bien injuste et on voit son
étoile baisser au firmament tandis que celle de Camus s’élève. Je crois que c’est faire injure à l’esprit des
deux hommes que de réagir ainsi ; pour le meilleur et pour le pire, leurs
figures sont mêlées à jamais, à la fois dans l’histoire des idées et dans
l’histoire de la littérature. Bien sûr, il est normal qu’on préfère la pensée
de l’un à celle de l’autre, qu’on argumente sur le débat entre
l’existentialisme et la révolte, sur le socialisme libertaire de l’un et les
différentes postures révolutionnaires de l’autre. Mais en gardant toujours à
l’esprit qu’il est facile de juger des hommes enterrés depuis des lustres et
qui vivaient à une époque bien plus terrible que la nôtre.
Il n’est, en fait,
qu’un sujet où la probité des deux hommes peut être mise en question en ce qui concerne leur rôle d’exemple moral.
Même si cette catégorie est bien maladroite, elle renvoie, je pense, à un désir
humain normal. Celui qui nous pousse à chercher des exemples à suivre, à nous
lier non seulement avec la pensée et la théorie mais aussi à mettre en exergue
les actes d’un autre être humain parce qu’ils nous paraissent exemplaires. Cela
peut aussi relever d’une forme de justice... Comme je le disais plus haut, la justice est aussi une émotion et
les émotions n’ont que faire des barrières temporelles de l’Histoire ; même si
Histoire et émotions font rarement bon ménage.
Ainsi dans le cas de nos
deux écrivains penseurs, on doit admettre que l’exemplarité morale, d’une
certaine morale, était l’apanage de Camus. Sartre n’a jamais fait de
l’honnêteté une valeur positive et il suffit de se plonger dans les archives
des Temps Modernes pour être effarés par le niveau parfois venimeux de ses
attaques intellectuelles. Au contraire chez Camus, même face
aux ennemis absolus qu’étaient les nazis, il restera noble dans ses Lettres à
un ami allemand. Certains lecteurs dénoncent ce côté boy-scout et préfèrent la
férocité et la rage de Sartre… grand bien leur fasse. Mais s’ils l’érigent en
modèle moral, ils devront défendre cet étrange échelle des valeurs – et s’ils
se contrefichent de l’exemplarité, alors le débat n’a même pas lieu d’être.
En effet, Sartre est
un grand écrivain et un grand penseur. Ses choix politiques, l’erreur du
communisme stalinien, du maoïsme, et d’autres choses encore ne remettent pas en
cause cette évidence. Si l’on devait juger la pensée et les écrits des
écrivains et des philosophes qui se succèdent depuis deux millénaires,
l’Université et les libraires pourraient quasiment fermer leurs portes.
Pour tous ceux qui
pensent encore que Camus était un adepte de l’ancienne morale, de celle du
Bien, qui n’a rien avoir avec la justice, je finirai sur ces mots : « La vertu
n’est pas haïssable. Mais les discours sur la vertu le sont. Aucune bouche au
monde, et la mienne encore moins que toute autre ne peut les proférer. De même,
chaque fois que quelqu’un se mêle de parier de mon honnêteté, il y a quelque
chose qui frémit au de-dedans de moi. »
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