Camus pourtant ne se revendiquait pas philosophe, il se
qualifiait bien plus aisément d’artiste :« Pourquoi suis-je un artiste et non
un philosophe ? C’est que je pense selon les mots et non selon les idées
»disait-il à ce sujet.
Cependant sa vision
de l’absurde relève de la philosophie, Le Mythe de Sisyphe est un
essai bien plus qu’un roman. Camus n’est pas un théoricien, c’est un homme
passionné qui a besoin d’exemple, il parle à travers d’autres hommes, même
lorsqu’il écrit ce qu’il ressent au plus profond de lui-même et nous en voulons pour prevue: La
Chute. Mais dans ses autres romans aussi, l’on retrouve un fond philosophique,
une idée qui serait comme un tableau que l’on peint au fur et à mesure de la
lecture, il en était conscient, bien sûr ; selon lui « un roman n’est jamais
qu’une philosophie mise en images ».
Cette vision, Jean-Paul Sartre ne la partageait pas, c’est
la raison pour laquelle il n’a jamais considéré Camus comme un vrai philosophe.
Il faut se rappeler que Sartre a un statut de philosophe si l’on peut dire «
officiel », il sort de l’Ecole Normale Supérieure, il est reçu premier (en
vérité premier ex-æquo avec Simone de Beauvoir) à l’agrégation de philosophie
(à sa deuxième tentative ; il fut collé la première fois car il avait, dit-il,
« essayé d’être original »). Il est un des chefs de file de l’existentialisme,
c’est un phénoménologue et de surcroît ses talents d’essayiste sont largement
reconnus en France et même à l’étranger, notamment grâce à son essai phare
L’Etre et le Néant.
Il était certes inévitable qu’ils se rencontrent mais qu’ils
deviennent amis, rien n’était moins sûr. Au-delà de leur différence en tant
qu’auteurs, leur vie personnelle et notamment leur enfance respective n’avaient
pas beaucoup de points communs. Camus est né à Alger dans une famille plutôt
modeste, tandis que Sartre est issu d’une famille alsacienne, protestante et
bourgeoise. A ce niveau-là, leur plus grand point commun est sans doute le fait
qu’ils n’ont tous les deux jamais connu leur père.
En 1943 à Paris, Camus prend la direction
du journal Combat. En 1944 se tient un rendez-vous emblématique, le 16 juin
chez Michel Leiris. Le groupe de lecture de la pièce de Pablo Picasso, Le Désir
attrapé par la queue, travaille à la mise en scène. Et sont présents, Albert
Camus, Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso, Simone De Beauvoir. C’est le début de
l’amitié entre les deux hommes, même si Camus et Simone de Beauvoir ont eu un
léger accrochage. En effet, Camus a pris la liberté de critiquer de façon
ironique et explicite le costume du Castor (c’est ainsi que Sartre la
surnommait) pour la pièce. Elle ne l’oubliera jamais. Simone de Beauvoir est
tout de même la figure de proue du mouvement féministe, elle est l’auteur du
Deuxième Sexe : la bible des femmes libres. Son intelligence n’a rien à envier
à celle de Sartre et elle jouit au sein de la « famille intellectuelle » de
Paris d’une réputation relativement honorable.
Mais cet incident n’entachera pas les relations entre Camus
et Sartre. Camus fait entrer Sartre à Combat, en échange de quoi ce dernier
intègre Camus à la « famille intellectuelle » de Saint-Germain-des-Prés et du
Café de Flore. Le tandem a alors un poids considérable tant en littérature
qu’en politique. Leur morale est alors une référence connue et reconnue.
Même si la rivalité qui se doit d’exister entre deux esprits
aussi brillants semblait s’estomper, en 1947 vient la première « brouille ».
Elle est causée par une critique de Maurice Merleau-Ponty (existentialiste et
phénoménologue) publiée dans Les Temps Modernes, critique dans laquelle des
opinions de Camus sont remis en cause.
A partir de là, les divergences politiques des deux hommes
commencent à apparaître plus clairement. L’élément qui relancera le débat sera
un témoignage des déportations dans les goulags soviétiques. Sartre qui est
fortement attaché au communisme, se sert du modèle soviétique (bien qu’il le
sache totalitaire et cruel) pour critiquer le gouvernement français. Camus ne
cautionne pas ce procédé et veut dénoncer les atrocités commises en U.R.S.S.
(rappelons que la révolte fait partie des thèmes essentiels et récurrents de la
pensée de l’écrivain, nous ne citerons qu’une phrase de lui-même « Je me
révolte, donc nous sommes »).
La situation devient donc assez frictionnelle, et L’Homme
Révolté qui paraît fin 1951, provoque le mécontentement des communistes. Les
premières critiques viennent d’André Breton, le « pape » du surréalisme, elles
touchent aussi bien l’œuvre : « fantôme de révolte. », que l’auteur : « révolté
du dimanche ». Sartre n’a pas encore réagi publiquement, mais il fait savoir à
Camus que leur amitié est corrompue et qu’il ne peut pas le suivre sur la voie
qu’il a choisie. Le malaise est déjà présent et le coup fatal est porté par un
philosophe sartrien, Francis Jeanson qui publie dans Les Temps Modernes (donc
avec l’accord de Sartre), un article qui dénigre de façon peu élégante, voire
injurieuse, le livre et son auteur, Camus.
Suite à cela, Camus adresse à Sartre une lettre qu’il titre
: Lettre au Directeur des Temps Modernes. Le ton est donné, ce n’est plus un
ami qui écrit à un autre, mais un écrivain mécontent qui écrit au directeur
d’un journal qui l’a injurié. Il engage donc sa lettre par « Monsieur le
directeur, » et parmi les reproches de Camus, l’on pouvait relever celui-ci : «
[Je suis las d’être critiqué par des gens] qui n’ont jamais mis que leur
fauteuil dans le sens de l’Histoire » (qui fait allusion à la position de
Sartre sur les goulags). La réponse de Sartre ne se fera pas attendre, mais il
commence sa lettre en exprimant la déception et les regrets que lui cause cette
brouille :
« Mon cher Camus,
Beaucoup de choses nous rapprochaient, peu nous séparaient.
Mais ce peu était encore trop : l’amitié, elle aussi, tend à devenir
totalitaire. »
Cependant ayant été attaqué et estimant que la réaction de
Camus était démesurée et témoignait d’un trop grand ego, Sartre lui adressa des
attaques plutôt violentes telles que « D’où vient-il, Camus, qu’on ne puisse
critiquer un de vos livres sans ôter ses espoirs à l’humanité ».
Comme la rupture entre deux hommes de cette importance ne
pouvait pas passer inaperçue dans le paysage intellectuel, politique et même
populaire, les deux lettres sont publiées dans le numéro des Temps Modernes du
30 juin 1952. Il s’agit pour chacun des deux hommes, et peut-être un peu plus
pour Sartre, de ne pas perdre la face aux yeux des français. Et au mois d’août
de la même année, l’on peut lire à la une de plusieurs journaux « Sartre, Camus
: la rupture est confirmée ».
Ils n’iront plus jamais dans le même sens, sauf à la mort
d’André Gide lorsque Les Temps Modernes et Combat diront tous deux de lui,
qu’il fut sans doute « l’écrivain le plus libre du siècle ».
Cinq ans plus tard, le prix Nobel de Littérature fut décerné
à Albert Camus qui l’accepta à contrecœur, estimant qu’André Malraux le
méritait plus que lui. Le 10 décembre 1957, lors de la remise de son prix
Nobel, en Suède, il prononça un discours, qui dépeint avec une lucidité qui
relève du génie, la situation de l’humanité depuis la fin de la Seconde Guerre
Mondiale : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.
La mienne sait qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus
grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. « . En toute
humilité il dédia ce discours, qui est d’ailleurs toujours d’actualité, à Louis
germain, son instituteur à Alger qui lui permit d’obtenir une bourse d’étude.
Camus nous quitta trois ans plus tard, le 4 janvier 1960 à
13h55, lorsque la Facel Vega conduite par son ami Michel Gallimard sortit de la
route pour aller s’écraser contre un arbre ; privant ainsi la France et même le
Monde de tout ce qu’aurait encore pu accomplir l’homme qui, à travers l’absurde
avait finalement mieux compris le monde que beaucoup d’autres.
En 1964, Jean-Paul Sartre se vit à son tour honoré du prix
Nobel, mais le refusa. Il essaiera sans relâche jusqu’à la fin de sa vie de
changer le rapport que les intellectuels entretenaient avec le peuple, mais sa
tentative, bien qu’utile, ne peut être considérée comme un succès. Il s’est
éteint le 15 avril 1980 d’un œdème pulmonaire, après avoir souffert pendant
cinq ans de l’aggravation de la maladie qui affectait ses yeux. Ses écrits sont
encore aujourd’hui considérés comme des références aussi bien en philosophie
qu’en littérature.« Je ne puis avoir de la liberté que la conception du prisonnier ou de l’individu moderne au sein de l’État. La seule que je connaisse, c’est la liberté d’esprit et d’action ».( Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942).
Il y a énormément de choses à dire sur la pensée d’Albert
Camus. Mais on s’explique mal le paradoxe que constitue sa position, presque
mythique, au sein de la littérature française du XXe siècle. Aujourd’hui
considérée comme la figure tutélaire de « l’intellectuel engagé », son œuvre se
trouve employée et diffusée par une coterie qui est aux antipodes morales de sa
philosophie. Entendre Raphaël Enthoven disserter sur l’Absurde et le voir
préfacer les Œuvres de l’auteur chez Gallimard fait mal au cœur. L’engagement
politique libertaire de Camus est tué sur l’autel du prêt-à-penser et, surtout,
son système de valeurs est au centre d’interminables palabres qui en oublient
l’atout véritable : sa dimension active.
Le petit livre de
Teodosio Vertone remet les pendules à l’heure, présentant l’auteur libertaire
et le penseur révolté. L’introduction de Lou Marin et la préface de Roger
Dadoun éclairent parfaitement le propos de Vertone et apportent à la fois un
vrai plus et une forme d’actualisation des thématiques abordées dans le texte
principal. Si la maquette est un peu maladroite, les efforts et le courage de
l’Atelier de Création Libertaire sont si grands, qu’il serait mesquin de
pinailler sur ce point.
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