jeudi 22 mai 2014

Une philosophie de la juste action

 Une chose qui apparaît à la lecture du livre de Vertone, c’est la raison pour laquelle Camus a séduit et continue de séduire tant de lecteurs. Loin d’une pensée abstraite et détachée du réel, ses livres parlent de choix et de valeurs devant lesquelles ces choix doivent répondre. Cela peut paraître banal mais ça ne l’est, en fait, pas du tout. Les grandes écoles de philosophie, ayant un impact important sur l’organisation de la société actuelle, ne sont pas celles qui parlent de choix, de responsabilité, de justice ou de liberté mais celles qui promeuvent le retrait, le mécanisme, l’irréflexion et le fatalisme. La disparition du débat moral et d’un espace médiatique éclaté par des doctrines et des dogmes concurrents a eu pour conséquence une forme de laisser faire généralisé. Il est difficile de dire si l’intériorisation de ce laisser faire est dû au sentiment d’impuissance, de désintérêt ou de rejet pur et simple.

 Ce qui est sûr en revanche, c’est que la pensée de Camus n’a jamais été, depuis sa création, aussi en désaccord avec les mœurs et les comportements généraux de nos concitoyens ; pas tellement d’ailleurs face au contenu de ces comportements que par rapport à leur logique d’action. Il est, en effet, extrêmement rare de peser ses choix en les considérant comme l’expression d’une volonté autonome ou au moins en partie autonome. Notre civilisation a désappris l’importance de l’ancrage entre valeurs et sentiments. La justice ou la liberté ne sont pas simplement des concepts mais aussi des émotions, inscrites profondément dans la condition humaine.

 On me dira que mon discours est par trop réducteur et qu’il est toujours périlleux de parler de « condition humaine » ou de « nature humaine ». Mais, d’un autre côté, il serait plus ambitieux et plus bancal de prétendre que tout est purement social alors que l’histoire humaine tend à montrer que la liberté et la justice sont au moins aussi omniprésentes que la domination et la violence. Peut-être s’agit-il d’une rationalisation de soubassements animaux, peut-être que ces valeurs fondamentales sont enfin destructibles par le social… Cela n’a, en fait, pas d’importance. Ici et maintenant, je proclame que je suis, autant qu’un autre, sujet à la volonté d’être libre, de connaître la justice et l’amour.

 Une fois cela établi, reste la question du choix. Tout acte humain, du plus petit au plus grand, a toujours un impact moral – je pourrais dire éthique ; l’important est de comprendre que tout acte a des conséquences sociales sur les autres êtres qui m’entourent et que ces conséquences sont à la fois impossibles et possibles à anticiper. Actuellement, cette manière de voir la vie humaine, comme la somme d’émergences actives et de choix libres, même si en partie déterminés, n’est plus à la mode. L’effet conjugué de la rationalisation du monde (notamment à travers les sciences sociales), de la déresponsabilisation individualiste et d’une série d’institutions bureaucratisées qui brime, de facto, l’imagination des hommes a conduit notre imaginaire collectif à s’appauvrir considérablement.

 Pourtant, considérer son existence comme créatrice de sens, comme incarnation perpétuelle de valeurs qu’on juge meilleures, donc morales, pourtant, cette vision est loin d’être abstraite. Quand vous voyez un homme s’écrouler dans la rue, passez-vous votre chemin sans rien faire ? Peut-être le faites-vous, notre société vous ayant suriné depuis longtemps la seule composante égoïste, mais ne ressentez-vous pas alors un pincement ? De la honte ? Le sentiment que quelque chose de dérangeant vient de se produire ? Je suis prêt à parier que, si l’on comptabilisait tous les petits gestes moraux du quotidien, toutes les portes gardées ouvertes, tous les mercis qui s’échangent, on arriverait à la conclusion que l’égoïsme n’est pas la norme mais l’exception. Or, ces actions sont, chacune à leur manière, des choix moraux.

 Ils sont, la plupart du temps, irréfléchis et proviennent directement de ce que j’appelais la condition humaine. Mais la philosophie de Camus explicite l’essence de ces choix et les sentiments/valeurs qui sont à leur origine. La soif de liberté et de justice n’est pas théorique mais pratique. Il suffit de tourner son regard vers le cœur de son esprit et de se demander, après chaque action : pourquoi ai-je fait cela ? On se rend alors vite à l’évidence : soit on croit à une justification absolue: Dieu, à une doctrine particulière, à une forme extra-sociale quelconque; soit on prend conscience qu’il n’est rien qui justifie cela, sinon notre impulsion, nos sentiments profonds. L’Absurde c’est cet Abîme qui se tient derrière toutes les Vérités. Au contraire, la Révolte c’est l’action constante d’une Vie qui crée son propre Sens. Les actes, les choix dans ce contexte, obtiennent une importance cardinale. En effet, rien d’autre ne fait de nous des êtres complets, rien ne peut mieux nous accomplir.

 C’est là que la confusion existentialiste advient souvent. On a trop assimilé Camus à cette philosophie (alors même, comme le note Vertone, que les premiers textes de Camus sur l’absurde sont antérieurs aux travaux de Sartre sur l’existentialisme et sur l’introduction du concept par Gabriel Marcel en 1943). La différence fondamentale entre la révolte et l’existentialisme c’est que ce dernier accepte le postulat phénoménologique que l’être n’est que phénomène et non nature. Ce que défend la révolte c’est qu’il existe, dans la condition de l’homme, une forme de tension naturelle entre l’infini vertige de l’absurde et l’infinie transcendance de la révolte.

 Pourquoi la révolte est-elle révolutionnaire, aujourd’hui comme hier ? Parce qu’elle renie le droit à l’extra-social de citer sans pour autant tomber dans le piège rationaliste, parce qu’elle est foncièrement libre et qu’aucune chaîne ne peut retenir ses élans. Si on voit chaque geste, chaque action et chaque choix comme une forme de révolte, si on l’inscrit dans une logique libératrice et juste, on ne peut reproduire la domination qui étend depuis trop longtemps ses tentacules sur l’humanité.

 C’est ici que Camus rejoint le camp libertaire, camp qu’il ne connaissait pas seulement de manière abstraite mais avec lequel il a parlé, marché et combattu. Cette morale de l’action créatrice, de l’absurdité suprême de l’existence entraîne un recul salvateur. Voir ce que le stalinisme et l’absolutisme bolchevique avaient de profondément dérangeant et d’aliénant s’est révélé impossible à des dizaines de milliers de gens instruits ou simples, parfois bons, souvent sincères. Ce qui fait que la révolte ne peut pas dégénérer en dogme c’est qu’elle pose comme vérité qu’il n’existe de naturel que le vide et la tentation d’échapper à ce vide. Les dogmes, au fond, on les choisit.

 Penser de cette manière, c’est balayer d’un revers de main la rigidité du monde tel qu’il est présenté par les rationalistes purs et durs. Les sciences humaines ne produisent, d’après cette interprétation, pas de lois mais seulement des clichés (dans le sens noble du mot). Ces captures de la vie sociale ne peuvent pas justifier l’injustifiable, c’est-à-dire, qu’on voit nos actions comme de simples causalités et non comme des choix conscients. Il est certain qu’un individu ne peut pas totalement contrôler son existence, s’il le pouvait, il serait omnipotent, il serait Dieu. Mais face à n’importe quelle situation, il doit apprendre à s’écouter, à valoriser les sentiments nobles qui dorment en lui et, surtout, à être responsable de ses choix.

 Le tableau que je dresse à l’instant n’a jamais été aussi éloigné que l’image qu’on se fait aujourd’hui de la réalité. Mais voilà en quoi il est révolutionnaire ! Il donne la force et le recul pour accepter la vie libre et juste. Surtout, il nous offre une direction dans laquelle orienter nos efforts. Car, ce que Camus appelait la révolte, ce qu’un Castoriadis nommait le projet d’autonomie, est une exigence humaine que nous sommes en devoir de diffuser et de réaliser.

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