Ce qui est sûr en
revanche, c’est que la pensée de Camus n’a jamais été, depuis sa création,
aussi en désaccord avec les mœurs et les comportements généraux de nos
concitoyens ; pas tellement d’ailleurs face au contenu de ces comportements que
par rapport à leur logique d’action. Il est, en effet, extrêmement rare de
peser ses choix en les considérant comme l’expression d’une volonté autonome ou
au moins en partie autonome. Notre civilisation a désappris l’importance de
l’ancrage entre valeurs et sentiments. La justice ou la liberté ne sont pas
simplement des concepts mais aussi des émotions, inscrites profondément dans la
condition humaine.
On me dira que mon
discours est par trop réducteur et qu’il est toujours périlleux de parler de «
condition humaine » ou de « nature humaine ». Mais, d’un autre côté, il serait
plus ambitieux et plus bancal de prétendre que tout est purement social alors
que l’histoire humaine tend à montrer que la liberté et la justice sont au
moins aussi omniprésentes que la domination et la violence. Peut-être s’agit-il
d’une rationalisation de soubassements animaux, peut-être que ces valeurs
fondamentales sont enfin destructibles par le social… Cela n’a, en fait,
pas d’importance. Ici et maintenant, je proclame que je suis, autant qu’un
autre, sujet à la volonté d’être libre, de connaître la justice et l’amour.
Une fois cela établi,
reste la question du choix. Tout acte humain, du plus petit au plus grand, a
toujours un impact moral – je pourrais dire éthique ; l’important est de
comprendre que tout acte a des conséquences sociales sur les autres êtres qui
m’entourent et que ces conséquences sont à la fois impossibles et possibles à
anticiper. Actuellement, cette manière de voir la vie humaine, comme la somme
d’émergences actives et de choix libres, même si en partie déterminés, n’est
plus à la mode. L’effet conjugué de la rationalisation du monde (notamment à
travers les sciences sociales), de la déresponsabilisation individualiste et
d’une série d’institutions bureaucratisées qui brime, de facto, l’imagination
des hommes a conduit notre imaginaire collectif à s’appauvrir considérablement.
Pourtant, considérer
son existence comme créatrice de sens, comme incarnation perpétuelle de valeurs
qu’on juge meilleures, donc morales, pourtant, cette vision est loin d’être
abstraite. Quand vous voyez un homme s’écrouler dans la rue, passez-vous votre
chemin sans rien faire ? Peut-être le faites-vous, notre société vous ayant
suriné depuis longtemps la seule composante égoïste, mais ne ressentez-vous pas
alors un pincement ? De la honte ? Le sentiment que quelque chose de dérangeant
vient de se produire ? Je suis prêt à parier que, si l’on comptabilisait tous
les petits gestes moraux du quotidien, toutes les portes gardées ouvertes, tous
les mercis qui s’échangent, on arriverait à la conclusion que l’égoïsme n’est
pas la norme mais l’exception. Or, ces actions sont, chacune à leur manière,
des choix moraux.
Ils sont, la plupart
du temps, irréfléchis et proviennent directement de ce que j’appelais la
condition humaine. Mais la philosophie de Camus explicite l’essence de ces
choix et les sentiments/valeurs qui sont à leur origine. La soif de liberté et
de justice n’est pas théorique mais pratique. Il suffit de tourner son regard
vers le cœur de son esprit et de se demander, après chaque action : pourquoi
ai-je fait cela ? On se rend alors vite à l’évidence : soit on croit à une
justification absolue: Dieu, à une doctrine particulière, à une forme
extra-sociale quelconque; soit on prend conscience qu’il n’est rien qui
justifie cela, sinon notre impulsion, nos sentiments profonds. L’Absurde c’est
cet Abîme qui se tient derrière toutes les Vérités. Au contraire, la Révolte
c’est l’action constante d’une Vie qui crée son propre Sens. Les actes, les
choix dans ce contexte, obtiennent une importance cardinale. En effet, rien d’autre
ne fait de nous des êtres complets, rien ne peut mieux nous accomplir.
C’est là que la
confusion existentialiste advient souvent. On a trop assimilé Camus à cette
philosophie (alors même, comme le note Vertone, que les premiers textes de
Camus sur l’absurde sont antérieurs aux travaux de Sartre sur l’existentialisme
et sur l’introduction du concept par Gabriel Marcel en 1943). La différence
fondamentale entre la révolte et l’existentialisme c’est que ce dernier accepte
le postulat phénoménologique que l’être n’est que phénomène et non nature. Ce
que défend la révolte c’est qu’il existe, dans la condition de l’homme, une
forme de tension naturelle entre l’infini vertige de l’absurde et l’infinie
transcendance de la révolte.
Pourquoi la révolte
est-elle révolutionnaire, aujourd’hui comme hier ? Parce qu’elle renie le droit
à l’extra-social de citer sans pour autant tomber dans le piège rationaliste, parce qu’elle est foncièrement libre et qu’aucune chaîne ne peut retenir ses
élans. Si on voit chaque geste, chaque action et chaque choix comme une forme
de révolte, si on l’inscrit dans une logique libératrice et juste, on ne peut
reproduire la domination qui étend depuis trop longtemps ses tentacules sur
l’humanité.
C’est ici que Camus rejoint le camp libertaire, camp qu’il
ne connaissait pas seulement de manière abstraite mais avec lequel il a parlé,
marché et combattu. Cette morale de l’action créatrice, de l’absurdité suprême
de l’existence entraîne un recul salvateur. Voir ce que le stalinisme et l’absolutisme
bolchevique avaient de profondément dérangeant et d’aliénant s’est révélé
impossible à des dizaines de milliers de gens instruits ou simples, parfois
bons, souvent sincères. Ce qui fait que la révolte ne peut pas dégénérer en
dogme c’est qu’elle pose comme vérité qu’il n’existe de naturel que le vide et
la tentation d’échapper à ce vide. Les dogmes, au fond, on les choisit.
Penser de cette
manière, c’est balayer d’un revers de main la rigidité du monde tel qu’il est
présenté par les rationalistes purs et durs. Les sciences humaines ne
produisent, d’après cette interprétation, pas de lois mais seulement des
clichés (dans le sens noble du mot). Ces captures de la vie sociale ne peuvent
pas justifier l’injustifiable, c’est-à-dire, qu’on voit nos actions comme de
simples causalités et non comme des choix conscients. Il est certain qu’un
individu ne peut pas totalement contrôler son existence, s’il le pouvait, il
serait omnipotent, il serait Dieu. Mais face à n’importe quelle situation, il
doit apprendre à s’écouter, à valoriser les sentiments nobles qui dorment en
lui et, surtout, à être responsable de ses choix.
Le tableau que je
dresse à l’instant n’a jamais été aussi éloigné que l’image qu’on se fait
aujourd’hui de la réalité. Mais voilà en quoi il est révolutionnaire ! Il donne
la force et le recul pour accepter la vie libre et juste. Surtout, il nous
offre une direction dans laquelle orienter nos efforts. Car, ce que Camus
appelait la révolte, ce qu’un Castoriadis nommait le projet d’autonomie, est
une exigence humaine que nous sommes en devoir de diffuser et de réaliser.
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