vendredi 11 juillet 2014

Michel Foucault, Une pensée de la rupture ( Suite )


Tout se passe comme si Foucault reprenait à son compte et développait discursivement une pensée de Paul Valéry, pensée qu’il connaissait certainement. Paul Valéry l’avait dit: « Dans le passé, on n’avait vu, en fait de nouveautés, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales. Mais notre nouveauté, à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions ; dans les énoncés et non dans les réponses ». Ce constat de Valéry ne vaudrait pas uniquement, selon Foucault, pour notre temps : la problématique qui caractérise une époque ne doit rien à celle qui singulariserait une époque antérieure, et de l’une à l’autre il n’y a pas devenir ni progrès, mais, au contraire, entre les deux se creuse un abîme et se produit une catastrophe inexplicable, ou, plus exactement : que nous n’avons aucun moyen d’expliquer. Ce que Foucault observe, ce sont des substitutions de types d’énoncés scientifiques. Les hommes des générations scientifiques successives ou des groupes sociaux distincts ne se relaient pas, ils ne se présentent pas les uns par rapport aux autres comme des héritiers, des concurrents, des renégats ou des ennemis, mais, vraiment, comme des étrangers. Chacun d’eux relève d’un autre monde, support d’une autre histoire. En 1969, au moment de la parution de L’Archéologie du savoir, une interview de Foucault portait pour titre : La Naissance d’un monde. Ce titre n’est qu’à moitié pertinent. L’irruption énonciative n’est pas entièrement comparable à une naissance qui suppose des géniteurs. On en reconnaîtrait plus adéquatement la figure dans un escamotage apocalyptique. Relisons les paroles fameuses :
Puis je vis [chez Foucault comme chez Althusser, il s’agit principalement de voir, et même de s’en tenir à ce que l’on voit] un ciel nouveau, une terre nouvelle – le premier ciel en effet, et la première terre ont disparu et de mer, il n’y en a plus… De pleur, de cri et de souffrance il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé.
Encore tout cela est-il machiné, dans les coulisses, par un Dieu caché. Foucault, lui, nous propose une apocalypse sans Dieu. Du point de vue de la connaissance, il s’agit de voir ce qui vient et ce qui s’en va, sans ajout, sans rêver d’un lien intrinsèque entre les visions, les apparitions et les disparitions. C’est de la projection de diapositives. On dit qu’il y a eu, ou qu’il y a encore des peuplades qui ne s’attribuent à elles-mêmes aucun passé, – ce que j’ai peine à croire – aucune évolution antérieure, qui n’imaginent pas être jamais devenues ce qu’elles sont. Mais attention ! S’il en était ainsi, cette omission ou méconnaissance d’un passé se produirait en quelque sorte, « à l’intérieur » de leur épistémè. On pourrait bien alors évoquer une rupture, mais psychologique. Foucault radicalise : cette idée d’une rupture avec le passé, ou d’une élision de tout passé, ou d’une ignorance totale du passé, caractériserait pour lui une épistémè qui est elle-même en rupture avec toute autre épistémè. Nos populations occidentales peuvent bien croire, elles, qu’elles ont un passé, cela ne le leur procure pas davantage. Car cette croyance caractérise spécifiquement une épistémè présente qui ne doit rien à ce que serait une épistémè passée : elle est en elle-même comme un voyageur sans bagages. Elle n’établit pas un rapport négatif avec les autres, elle ne les renie pas. Elle fait l’économie de tout rapport avec elles.
« Pas de rapport » : c’était une des expressions familières de Louis Althusser. L’un des thèmes favoris de ses polémiques, c’était l’absence de rapport entre Hegel et Marx. Pas de rapport ! Cette rupture radicale se trouve rigoureusement assurée si l’on pense et parle dans une épistémè différente de celle de l’autre. Michel Foucault la fondait absolument en en faisant dépendre le temps lui-même, et donc ses scansions, et donc le passé. Il modulait cette thèse dans des formules magnifiques, telles que celle-ci, puisée dans L’Archéologie du savoir :
 Ainsi sont apparues à la place de cette chronologie continue de la raison, qu’on faisait invariablement remonter à l’inaccessible origine, à son ouverture fondatrice, des échelles parfois brèves, distinctes les unes des autres, rebelles à une loi unique, porteuses souvent d’un type d’histoire qui est propre à chacune, et irréductible au modèle général d’une conscience qui acquiert, progresse et se souvient.
Tant pis pour Pascal ! Les propos de Michel Foucault impliquent comme une sorte d’idéalisme du temps – un épistémisme du temps. Ce ne sont pas les énoncés, les structures, les épistémès qui, en dernière instance, se disposent dans le temps, mais au contraire le temps est scandé selon la spécificité de l’épistémie et c’est elle qui constitue l’histoire, éventuellement, en portant ses différents types. Dans une telle perspective, il n’existe rien tel que l’homme, en tant que système inva­riable de conditions de connaissance, qui persisterait sous les variations apparentes et les produirait. C’est l’ » antihumanisme » théorique. Ce serait trop peu dire, en effet, que d’accuser l’épistémè régnante de disqualifier et de refouler les autres. Elle les absorbe, les dénature, les reconstitue à sa manière, selon la grille de lecture qui est la sienne et qu’elle applique aux énoncés.
A ce point d’exaspération, d’affolement de la rupture, on peut se demander si la problématique de Foucault n’absorbe pas Foucault lui-même. Devant cette menace, semble-t-il, il n’a pas reculé d’abord comme Don Juan devant la statue du Commandeur. Il extorque à chaque énoncé, notamment scientifique, l’aveu des conditions d’abord secrètes de sa possibilité. Mais alors ne serait-on pas tenté de demander quelles sont, à leur tour, les conditions de l’énonciation d’une rupture aussi absolue ? L’une d’entre elles ne se montre-t-elle pas insolemment paradoxale ? Le rupturaliste rompt certes facilement avec les autres rupturalistes, mais pas avec la rupture et ses exigences intrinsèques ! Pour repérer, analyser, apprécier un autre mode de savoir, ne faut-il pas sortir, se dégager du moins partiellement, du mode de savoir particulier que l’on pratique ou qui nous pratique ? Et ceci pour qu’une comparaison s’établisse, reliant ainsi les deux termes comparés ? Nécessité que Foucault reconnaîtra ultérieurement. Nous devons nous montrer capables de saisir des événements ou des pensées qui se sont produits dans le passé, sans les dénaturer complètement, sans les assimiler complètement à notre propre pensée présente. Sans quoi, nous ne comparerions jamais notre propre épistémè qu’avec elle-même ! Le passé doit garder une certaine objectivité, en face de nous. Il y a donc quelque chose de commun à toutes les épistémès. Il est possible à l’une d’entre elles, de saisir, de comprendre et d’analyser honnêtement les autres. La rupture entre elles n’est pas absolue : car, sans cela, le rupturalisme, incapable de désigner ce avec quoi il rompt, ne pourrait même plus avancer d’arguments. Rompre, c’est toujours rompre quelque chose, ou avec quelque chose. Comment divorcer sans union ou mariage préalable ?
Michel Foucault devait comparer des épistémès et donc d’abord les saisir dans leur réalité objective grâce à leurs énoncés, mais il démontrait simultanément l’absence de rapport entre elles… C’est ce que dit l’un de nos meilleurs épistémologues français, Georges Canguilhem, qui ne dissimule cependant pas sa grande estime pour les travaux de Michel Foucault :
 Sans être transparentes l’une pour l’autre, l’épistémie d’une époque et l’histoire des idées de cette époque sous-tendue par l’épistémie d’une autre ne sont donc pas tout à fait étrangères. Si elles l’étaient, comment comprendre l’apparition, aujourd’hui, dans un champ épistémologique sans précédent, d’un ouvrage tel que Les Mots et les choses?
« Sans précédent » : c’est-à-dire, en clair, sans rapport avec un autre champ épistémologique. Mais s’il y a un rapport de connaissance de l’un par l’autre, comment pourrait-on refuser une certaine « transparence » de l’un pour l’autre ?
Il n’est pas intellectuellement possible, en effet, de désigner, de définir et de décrire une rupture sans faire appel, ouvertement ou subrepticement, à une continuité. D’une rupture absolue, nous ne pourrions rien savoir ni rien dire, car nous n’aurions jamais la conscience et l’expérience tout au plus que de l’un des fragments qui en résulteraient, et dans lequel nous serions situés, ou que nous détiendrions. Or nous avons la conscience et une certaine expérience de l’autre fragment, et nous parvenons à le rattraper. Comme le dit encore Canguilhem :
 Reste donc que laborieusement, lentement, difficilement, indirectement, nous pouvons à partir de nos rives épistémiques, parvenir, en plongée, jusqu’à une épistémie naufragée. Reste donc aussi un espoir d’action efficace dans le présent et d’influence actuelle sur l’avenir. Rien qu’un espoir… La « brièveté » de certaines séquences historiques, les décalages des divers champs d’investigation se distinguent et même se mesurent parce qu’il y a un temps indépendant d’eux, auquel on peut les rapporter et qui ne permet de les discerner qu’en les englobant. La difficulté qui surgit ici ressemble à celle que Kant a espéré surmonter grâce à la Critique de la faculté de juger. Il avait séparé radicalement le théorique du pratique, il se trouvait devant les deux bouts de la ficelle qu’il avait coupée et ne savait comment les raccorder !
Nous nous souvenons des lignes étonnantes qui posent le problème : « Bien qu’un gouffre immense existe… ». Le traducteur édulcore le texte en rendant unübersehbar par « immense », et sich befestigt (s’affermit, se fixe, se stabilise, et même, se fortifie !) par… « existe ». Il rend ainsi le gouffre moins infranchissable que Kant ne le présente d’abord. Rétablissons l’intransigeance du texte :
 Bien qu’un gouffre que l’on ne saurait embrasser du regard s’établisse fermement entre le domaine du concept de la nature, et donc du sensible, et le domaine du concept de la liberté, en tant que le suprasensible, de sorte que du premier au second (donc au moyen de l’usage théorique de la raison) aucun passage (kein Uebergang) n’est possible, tout comme s’il s’agissait d’autant de mondes différents, dont le premier ne peut avoir aucune influence sur le second : cependant, ce dernier doit avoir une influence sur celui-là… Comment peut-on donc savoir qu’un gouffre est un gouffre, si l’on ne peut l’embrasser d’un seul regard ? Si je me trouve sur une rive ou un bord, il faut pour cela que je voie ou que j’imagine l’autre rive, ou l’autre bord, en face. Mais d’autre part, si je discerne dans le lointain l’autre rive, ou l’autre bord, alors ce gouffre ne peut être déclaré infranchissable. Les ponts et chaussées font des progrès… Kant se tire de la difficulté en invoquant une obligation morale à laquelle Foucault s’est d’emblée interdit d’avoir recours. De sa rive épistémique, il lui faut cependant bondir jusque sur l’autre rive. C’est de l’acrobatie !
A  chacun ses fantasmes ! Canguilhem aime mieux la plongée sous-marine qui lui permet de circuler d’une épistémè à l’autre. Un vers de Claudel nous confirme la prégnance de cette problématique dans le monde moderne : « Mon âme furtivement passe entre les mondes décollés. » Décollés, peut-être, mais connectés aussi. Il faut poursuivre la plongée jusqu’à se cogner au fond de la mer. Foucault relève tout de même, bon gré mal gré, d’une tradition philosophique, la tradition philosophique kantienne, critique. Il qualifie finalement son projet d’Histoire critique de la pensée, et il explique:

Si par pensée on entend l’acte qui pose, dans leurs diverses relations possibles, un sujet et un objet, une histoire critique de la pensée serait une analyse des conditions dans lesquelles sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont constitutives d’un savoir possible. Canguilhem, lui, aurait hésité, si je ne m’abuse, à réprouver ces thèses. Elles impliquent une rupture du sujet pensant, ou de ce qui pense, ou de ce qui parle, avec l’objet inconnu en général, et une rupture tout aussi abrupte que celle que Kant, à un autre niveau, prétendait instituer, et avec quelle arrogance, entre sa philosophie et toutes les autres philosophies. Celles-ci n’étaient-elles pas apparues en un temps qui s’identifiait pour lui à une forme a priori de la sensibilité ? Comment se situer dans un temps dépendant de soi ? Ni Foucault, ni Canguilhem ne rompent, au fond, avec le principe de l’idéalisme transcendantal de leurs maîtres. Foucault a eu l’intention de fonder la rupture, sous forme en quelque sorte anonyme, dans un examen positif des énoncés du savoir, et il a eu le courage d’en assumer à ses risques et périls toutes les conséquences explicites. Il a ainsi recommencé et mené jusqu’au bout une grande aventure intellectuelle dont les vieux philosophes grecs avaient frayé le chemin.

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