«Ce qui m'intéresse,c'est la manière dont la connaissance est liée aux formes institutionnelles ,aux formes sociales et politiques- en somme :l'analyse des relations entre le savoir et le pouvoir» (Michel Foucault)
L'oeuvre de Michel Foucault, si on ne l'envisageait que de
manière superficielle, pourrait apparaître comme celle d'un véritable
historien, terminologie qu'il a pourtant toujours refusée . Si l'Histoire, au
sens classique du terme, suppose à la fois continuité et intelligibilité,
l'Histoire telle que la pratique Foucault est
au contraire faite de ruptures, de discontinuités. A l'Histoire,
Foucault a d'abord préféré la notion d' « archéologie », qu'il définit lui-même
comme l'analyse de la somme des discours effectivement prononcés. L'enquête
archéologique, telle que la mènera Foucault au début de sa carrière, ne sera
donc pas l'histoire de telle ou telle discipline, l'articulation de tel
événement avec tel autre. Elle sera d'abord l'analyse des conditions de
possibilités d'un discours particulier: Foucault veut, en quelque sorte, saisir
le moment où une culture s'affranchit de ce qui la constituait jusque-là et se
met à penser autrement. Michel Foucault a posé, en outre, des questions sur le
présent, notre présent. Foucault a ainsi mis au point une méthode «
généalogique » qu'il applique en écrivant ce qu'il nomme lui-même une «
histoire du présent » ,au sens finalement assez proche de celui que lui donne
Friedrich Nietzsche,en rupture avec la philosophie traditionnelle plutôt
tournée vers l'éternité: « Je me
considère comme un journaliste dans la mesure où ce qui m'intéresse est
l'actualité ,ce qui se passe autour de nous,ce que nous sommes,ce qui arrive
dans le monde »). A d'autres occasions, d'ailleurs, Foucault prendra le
contre-pied de la plupart des objets communs de la philosophie (par exemple il
étudiera la folie quand la philosophie s'attache à définir la raison). A la
différence de l'archéologue, le généalogiste admet les intérêts polémiques qui
motivent et constituent l'étude de l'émergence du pouvoir dans la société
moderne. La généalogie retrace donc le mouvement d'apparition et le
développement des institutions sociales et repère les techniques et les
disciplines des sciences humaines qui permettront d'asseoir certaines pratiques
sociales. Depuis la publication de Maladie Mentale et personnalité, en 1954,
jusqu'à sa mort, trente ans après, Foucault a écrit sur des sujets tels que la
folie, la maladie, le crime, les discours, la sexualité. Toute cette diversité
de thèmes et d'objets présente une nouvelle façon de mettre en question la
modernité dont nous sommes héritiers. En jouant à la fois le rôle d'historien,
de sociologue et de philosophe, il nous a légué une pensée qui demeure une
référence essentielle pour toute la réflexion sur l'actualité. À côté de ses
principales oeuvres, L'Histoire de la folie (1961), Naissance de la clinique
(1963), Les Mots et les choses (1966), Surveiller et punir (1975), des trois
volumes de L'Histoire de la sexualité (1976 et 1984) et de ses cours au Collège
de France (1970-1984), un vaste ensemble de conférences, entretiens et articles
nous offre de véritables « instruments à penser » et continue à susciter de
nombreuses questions sur les thèmes des relations de pouvoir, de la formation
des savoirs et des formes de la subjectivité au présent. Son inventivité
conceptuelle, qui nous a donné les notions de dispositifs, de tactique de
pouvoir, de la gouvernementalité, permet encore aujourd'hui d'entretenir une
problématisation permanente de notre vie et de notre société.
Foucault est né d'un père anatomiste et d'une mère elle-même
fille de chirurgien. Etait-ce déjà un signe prémonitoire de l'intérêt quasi
permanent qu'il allait porter à la médecine ? Foucault s'est en tout cas très
tôt intéressé au domaine médical. Il raconte même qu'il était « très tenté,
fasciné même par les études médicales ». Devant toutes les analyses et
discussions réalisées autour de ce thème, il apparaît que l'existence de
plusieurs images de la médecine se dessine chez Foucault. Ces images ne peuvent
pas être rapportées à une considération générale sur la valeur ou la vérité de
la médecine en tant que savoir unifié. Au contraire, elles sont le résultat de
différentes manières de repérer quelques aspects de cet ensemble mêlant
savoirs, pratiques et institutions . La considération de ces analyses de
Foucault sur les savoirs et les pratiques médicales s'accompagne d'un effort de
déchiffrement des implications entre les formations de savoir, les exercices de
pouvoir et les différentes formes de production de la subjectivité. Dans
Naissance de la clinique (1963), par exemple, Foucault essaie d'écrire une
histoire de la médecine différente de son histoire traditionnelle, dans
laquelle la naissance de la science serait le résultat de la clinique moderne
et cette clinique, à son tour, serait le produit des progrès successifs de la
science médicale. Pour les historiens de la médecine, il s'agit, selon ce
modèle progressiste de l'histoire, de revenir aux moments fondamentaux du
progrès du savoir médical en montrant son évolution. Pour Foucault, en
contrepartie, il s'agit de montrer que le regard clinique, qui est au fondement
de la médecine moderne, n'est pas le résultat du progrès ou de l'évolution du
savoir médical, mais qu'il a le sens même d'une invention historique. Les
réflexions de Foucault sur les conditions d'apparition de la médecine clinique
à la fin du XVIII éme siècle montrent comment cette médecine a été possible,
étant donné la conjonction de plusieurs éléments extérieurs (comme les
épidémies à la fin du XVIII éme siècle en Europe) et de situations politico
institutionnelles précises (comme l'absence d'un modèle d'assistance qui puisse
répondre à cette nouvelle réalité). On voit s'organiser un nouvel espace, la
clinique moderne, qui réunit l'observation, la pratique et l'apprentissage,
chaque domaine médical spécifique répondant à cette situation spécifique. Dans
l'approche propre à Foucault se trouve une réflexion sur le statut
épistémologique de la médecine et une critique de son histoire traditionnelle.
Les caractéristiques de la pensée de Foucault intègrent une analyse de la
formation d'un savoir et d'un pouvoir de normalisation. Une fois fondée sur un
partage essentiel entre le normal et l'anormal, l'étude de Foucault échappe à
une explication classique, traditionnelle d'une théorie de la souveraineté.
Ainsi, chez Foucault, il ne s'agira pas de poser des questions sur le pouvoir
en partant d'un modèle juridique qui partage le légitime et l'illégitime, mais
plutôt de poser ce thème à partir des notions de stratégies, de mécanismes et
de relations de pouvoirs. Le pouvoir de normalisation n'oblige ni n'interdit
qui ou quoi que ce soit, il ne définit pas les termes de l'ordre et du
désordre, mais il incite à la production des actes, des gestes et des discours
selon un critère de normalité.
C'est justement pour bien comprendre cette idée
d'un modèle de normalité que le partage entre le normal et l'anormal (par
laquelle s'est structurée la pensée médicale) est une référence fondamentale.
Ces recherches, autour d'un pouvoir de normalisation, trouvent une nouvelle
résonance à l'idée développée par Foucault d'une technologie de pouvoir centrée
sur la vie : le bio-pouvoir. Et dans ce passage d'une analyse de la
normalisation disciplinaire au biopouvoir, la référence à la pensée médicale a
aussi une place importante. Dans les conférences prononcées à Rio de Janeiro,
au mois d'octobre 1974, Foucault va aborder les stratégies et les politiques
autour des systèmes contemporains de santé, en étudiant l'apparition de la
médecine sociale au XVIII ème et au XIX ème siècle. À partir de cette
discussion sur l'apparition de la médecine sociale, les conférences de Rio
annoncent déjà une série de nouvelles analyses (en continuité avec celles des
disciplines des corps) sur le sexe, l'espèce et la race. Dans les cours au
Collège de France de 1975 (Les Anormaux) et de 1976 (Il faut défendre la société)
ainsi que dans La Volonté de savoir, et les Dits et écrits, les approches sur
la pensée et les pratiques médicales permettent à Foucault de déplacer l'idée
de normalisation des limites précises des corps et des espaces individuels au
champ amplifié des populations et de leurs processus vitaux. La bio-politique
met en relation les mécanismes de pouvoir/savoir et les phénomènes liés à la
vie. La gestion de ces phénomènes est la marque de ce bio-pouvoir où
s'intègrent les mécanismes de la normalisation et les systèmes plus généraux de
la souveraineté. Dans ce sens, les processus de médicalisation des
comportements, des conduites et des désirs, étayés par la supposition de la
neutralité d'un discours tenu comme scientifique par excellence, sont au
croisement de la normalisation et la gestion de la vie. C'est à travers ces
différentes approches que l'on mesure la façon dont Foucault conserve, mais
surtout infléchit et replace dans une nouvelle perspective ses analyses sur la
médecine. Enfin, une autre image de la médecine est proposée par Foucault dans
ses derniers ouvrages où l'étude des thèmes des pratiques et du gouvernement de
soi présente une nouvelle perspective pour penser aux implications entre
pouvoir, savoir et subjectivité.
Dans L'Usage des plaisirs, Le Souci de soi et
les cours au Collège de France du 1981 à 1984, les références à la médecine
ancienne renvoient aux arts de vivre et aux pratiques du souci. Dans
l'Antiquité des arts de l'existence impliquent un régime et la médecine a été
un lieu de réflexion sur les régimes qui intègrent les pratiques de soi. Il
semble, enfin, que ce repérage des différentes images de la médecine chez
Foucault exemplifie quelques-unes des questions fondamentales dont sa
philosophie est porteuse. A travers ces divers questionnements, il apparaît que
sa pensée ne cesse jamais de s'élaborer. On le voit, l'objet médical est
transversal à tous les écrits de Foucault. D'une part, il n'y a pas, à
l'intérieur de son oeuvre, une seule pensée médicale mais une pluralité, le
philosophe s'étant intéressé à des aspects bien différents de la médecine.
D'autre part, la pratique de la médecine n'est pas intéressante pour elle-même,
elle se situe plutôt à l'intérieur d'un immense champ discursif. Nous
constaterons également que l'étude de la médecine par Foucault permet de nous
interroger sur la méthode employée par le philosophe pour sa recherche de
sources, d'archives et de documents : elle révèle avant tout leur nombre
(conséquent), leur diversité et leur étendue. Foucault s'est aventuré ,et c'est
ce qui fait aussi son originalité, dans un domaine qui n'était que très peu
étudié par des non médecins ,des non praticiens . L'ensemble des écrits étudiés
montre ainsi la démarche historienne de Foucault ,une démarche qui aura marqué
la profession: ses concepts de médicalisation ou de bio-politique ayant
participé à un vaste ensemble de ré-interrogations sur cet « objet médecine ». Michel
Foucault est le philosophe français qui a le plus influencé ce domaine très
particulier de la médecine qu'est la psychiatrie, bien qu'il n'y eut que très
peu de débats réels entre lui et la profession psychiatrique. On ne sait même
pas vraiment si des rencontres ont eu lieu entre Foucault et les psychiatres.
Alors qu'il est encore étudiant, il évite toute rencontre médicale et fuit la
psychanalyse. Son livre , Histoire de la folie à l'âge classique, qui paraît en
1961, est le premier contact « réflexif » avec l'institution psychiatrique,
contact qui ensuite est brisé de manière très nette durant un long moment, jusqu'à
ses réflexions du milieu des années 1970. Un regard différent, nouveau sur le
sujet, permet de mieux formaliser les notions de pouvoir, de discipline, de
tactique, soit tout un ensemble de termes nouveaux qui constitue un champ
d'investigations et de réflexions inédit. Ce dernier va dépasser toute
théorisation sur le discours : C'est plutôt aux pratiques qu'il va désormais
s'attacher, aussi bien discursives que non discursives.
Le terme « psychiatrie »a été inventé par le médecin
allemand Reil en 1803 et n'est apparu en France qu'en 1809,mais ce n'est qu'en
1860 qu'il remplace dans le langage médical français, le terme d'aliénisme
,dont on peut faire remonter l'origine à Pinel. Il est clair, néanmoins que
l'objet de la psychiatrie, c'est à dire ce que nous appellerons la folie, les
troubles psychiques, a fait l'objet de nombreuses spéculations dès le début de
l'histoire humaine. Comme le souligne Jackie Pigeaud dans le Dictionnaire de la
pensée médicale de Dominique Lecourt, « la folie est de tout temps » : il y a
toujours eu des traitements de la folie. C'est d'ailleurs ce que Foucault a
voulu montrer à travers Histoire de la folie à l'âge classique. Il constate
toutefois que la médicalisation de la folie est assez récente et que cette
expérience a apporté un regard sur le fou totalement différent de celui que
l'on portait à des époques plus éloignées. On considère à partir de la fin du
XVIII éme siècle, la folie comme une maladie mentale. Cette démarche médicale
consiste en un traitement moral de la folie qui repose d'une part sur un
repérage et à un classement nosologique de symptômes ,d'autre part sur un
traitement ,le placement du malade dans des établissements spécialisés, les
asiles. La psychiatrie fut la discipline médicale la plus sujette à la réflexion
de Foucault, et ce dès Histoire de la folie à l'âge classique. Il semblerait,
en tout cas, au regard de l'oeuvre a posteriori, que ce livre laissait la porte
ouverte à un autre genre d'étude, à une réévaluation de la psychiatrie sous un
aspect différent avec d'autres moyens et d'autres outils. Les cours donnés au
Collège de France sur le pouvoir psychiatrique entre 1973 et 1974 vont ainsi
permettre à Foucault d'appréhender la médecine mentale par un biais totalement
nouveau. Il déplace l'enjeu d'Histoire de la folie à l'âge classique en
adaptant la question psychiatrique au contexte de l'époque, les années 1970, où
les questions portant sur le pouvoir -questions ancrées dans la modernité- ont
remplacé le questionnement de la possibilité ou non pour la discipline
d'atteindre une forme de « scientificité ».
Il nous a semblé que Foucault a envisagé la médecine et la
psychiatrie sous plusieurs angles, à la lumière de termes, de concepts et
d'outils d'analyses à chaque fois différents : Nous en avons dégagé trois : En
premier lieu le savoir médical et le savoir psychiatrique par rapport aux
discours. Nous nous demanderons ici comment Foucault a su dégager les processus
d'émergence de disciplines comme la clinique ou encore la psychologie grâce
notamment à la méthode archéologique. Ensuite, nous poursuivrons notre étude
avec l'analyse de l'institution médicale et psychiatrique chez Foucault, en
nous interrogeant notamment sur sa vision de la médecine sociale, de la
médicalisation d'une part et sur son histoire de l'asile dans Histoire de la
folie d'autre part. Enfin, dans la continuité de ce dernier point, nous nous
interrogerons, dans un troisième temps, sur la manière dont Foucault
réinterroge « l'objet psychiatrie » quelques années après son ouvrage de 1961
ainsi que les nombreuses remises en questions dont ce dernier a fait l'objet.
C'est ce cheminement, somme toute assez particulier, entre
savoirs et pouvoirs, qu'il nous est paru intéressant d'étudier, à travers ses
contradictions, mais aussi une certaine forme de cohérence.
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