A l’égard de leur
passé, et particulièrement de leur passé intellectuel, l’attitude des hommes
peut varier considérablement, jusqu’à la contradiction. Certains s’imaginent
que rien ne change, qu’il n’y a jamais rien de nouveau sous le soleil, et ils
recherchent avidement les témoignages de la permanence fondamentale des
institutions, des façons de vivre, des manières de penser. Ils cultivent avec
fidélité le sens de la transmission respectueuse de ce qui est établi. Tout ce
qui vient du passé mérite leur déférence. Cet attachement au passé se durcit
souvent en un traditionalisme obtus, hostile à toute nouveauté, à toute
invention, à tout progrès. On ne relit pas sans plaisir, à ce propos, dans Le
Soulier de satin, les railleries de Paul Claudel à l’égard de ce
traditionalisme aveugle. L’un des personnages que le poète brocarde s’écrie : «
Vous l’avez dit, cavalier, il devrait y avoir des lois pour protéger les
connaissances acquises »! Claudel se souvenait peut-être, écrivant cela, qu’en
1624 le parlement de Paris, pressentant sans doute l’audace que la philosophie
de Descartes allait encourager, avait rendu un arrêt menaçant de mort «
quiconque enseignerait des doctrines contraires à celles des auteurs anciens et
approuvés ». Ces tentatives pour figer, pour fixer une fois pour toutes
la pensée, se sont renouvelées cycliquement au cours de l’histoire, et elles se
sont chaque fois couvertes finalement de ridicule. Rappelons que la dernière
intervention de la Sorbonne pour obtenir l’interdiction de l’enseignement de la
philosophie de Descartes, en 1674, ne produisit, comme effet notable, que la
riposte satirique de Boileau dans son Arrêt burlesque. La malveillance se
perdait en dérision.
De fait, malgré toutes les résistances et toutes les
entraves sociales et administratives, la connaissance humaine n’a jamais cessé
de progresser, ou, en tout cas, de changer. Alors, du lieu intellectuel où nous
sommes nous-mêmes placés, nous contemplons rétrospectivement tout ce mouvement
et nous avons le sentiment d’en suivre le sens général, de le comprendre. Les
philosophes s’efforcèrent fréquemment, en ses diverses étapes, d’en saisir le
principe, d’en discerner le moteur, de l’expliquer. Ils le firent de manière
très variée, mais du moins s’entendaient-ils sur le constat originaire : il y a
un progrès continu de la pensée humaine. Cela semblait si évident qu’ils
l’exprimèrent dans des images banales, accueillies volontiers par le public.
Ainsi Pascal, partisan des Modernes dans la fameuse querelle, a-t-il choisi une
image que, me semble-t-il, Michel Foucault garde toujours en mémoire pour la
récuser: « Toute la succession des hommes, pendant la longue suite des
siècles, doit être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui
apprend continuellement ».Comment suggérer mieux l’idée du continuisme
épistémologique contre lequel Foucault s’est d’abord insurgé?
On peut toutefois préférer d’autres métaphores. Les uns représentent
la construction d’un bâtiment auquel les générations successives apportent
chacune sa pierre, comme il en fut pour les cathédrales au Moyen Âge.
Toutefois, ils remarquent avec quelque dépit que la construction séculaire de
la cathédrale avait eu besoin d’un plan préalable, et que les fondations
avaient été calculées pour supporter les charges qui, de décennie en décennie
ou de siècle en siècle, allaient s’accumuler sur elles. Mais on peut se
demander s’il en va de manière semblable dans la construction des sciences.
A cause de cette inquiétude peut-être, Claude Bernard
choisissait de reprendre la célèbre comparaison de Bernard de Chartres. Il
disait : « Les grands hommes ont été comparés à des géants sur les épaules
desquels sont montés des pygmées, qui cependant voient plus loin qu’eux ». Marx
évoquera, à son tour, « l’activité de toute une série de générations dont
chacune se hissait sur les épaules de la précédente ». Tout de même, les
premiers grands penseurs qui constituent les piliers de cette pyramide
athlétique de la science devaient être bien vigoureux ! D’autant plus que c’est
une pyramide renversée ! Il n’y a que quelques savants antiques, Euclide,
Thalès, et des myriades de savants modernes pesant sur ces premiers fondateurs.
Quand le seuil de leur résistance est franchi, la pyramide s’écroule, et l’on
peut imaginer, au spectacle de cette débâcle, le rire de Michel Foucault, un
rire qui ne restait pas toujours silencieux. Dans la vision continuiste des
choses, le savoir s’élaborerait d’une manière en quelque sorte cumulative,
continûment progressive, sans remise en question de ses antécédents, sans
destructions, sans décalage. Une telle élaboration du savoir implique que tous
les individus, et spécialement tous les savants, représentent des exemplaires
d’un même type fondamental, des « clones » intellectuels, identiques les uns
aux autres, pour l’essentiel. Autrement dit, il y aurait une essence de l’homme
pensant, invariable en sa capacité de connaître et à laquelle on pourrait
rapporter légitimement toutes les connaissances concrètes, dans leur infinie
variété. Le progrès dans l’acquisition et l’affinement de ces connaissances se
poursuivrait imperturbablement…
Il y avait là une vision ou une conception rationnelle et
même rationaliste, une représentation lumineuse de la progression constante de
la science, qui s’alliait à une grande confiance dans la civilisation et qui
s’associait à un grand espoir de succès dans l’action des hommes pour améliorer
leur existence collective. On ne peut comprendre le renoncement au continuisme
épistémologique sans prendre en compte l’effondrement spectaculaire des
conditions globales de l’action humaine et la désespérance intime de notre
temps. A un certain moment entre 1950 et 1960, nos contemporains ont perdu leur
optimisme d’antan, ont renié la cohérence de la vie qui implique la continuité,
n’ont plus été sensibles à cette clarté. En France, s’est peu à peu précisée une
conception discontinuiste du passé humain, et s’est développée progressivement,
si l’on ose lui appliquer un tel adverbe; une sorte d’"idéologie de la
rupture".
Gaston Bachelard demeure l'un des philosophes français qui, par ses œuvres prestigieuses,
a déclenché ce mouvement. Il introduit dans l’histoire
de la science le concept de « coupure épistémologique ». Sa grande influence
sur la philosophie moderne est due au sérieux et à la profondeur de sa pensée,
à sa compétence scientifique, et aussi peut-être, non sans quelque paradoxe, à
la sympathie que sa personnalité attachante faisait naître spontanément, à la
bonté, à l’affabilité qui émanaient de ce « philosophe du non », de ce
théoricien du refus et du rejet. Son regard et son sourire étaient aussi
accueillants mais sa philosophie était polémique et agressive. Il pensait
contre. Et principalement contre tout ce qui manquait de sérieux scientifique,
de rigueur, d’objectivité. En ce qui concerne l’exigence de rigueur dans le
travail scientifique, il ne pardonnait aucune défaillance. Il convient
toutefois de remarquer que, théoricien éminent de la « coupure épistémologique
», il n’allait pas jusqu’à exclure toute continuité.
Ainsi, écrivait-il: « Même dans l’évolution historique d’un
problème particulier, on ne peut cacher de véritables ruptures, des mutations
brusques, qui ruinent la thèse de la continuité épistémologique ». Il y a donc
bien, selon lui, des mutations brusques, des ruptures, mais, comme il le
précise, « dans l’évolution historique d’un problème particulier ». Le «
problème particulier » garde sa singularité et son identité, malgré les
fractures qui affectent son traitement, comme un alexandrin reste lui-même
malgré sa césure, ou même à cause d’elle. Foucault, lui, s’intéressera plutôt
aux ruptures entre les problèmes ou mieux entre les problématiques.
Les disciples de Bachelard ont en effet accentué et radicalisé
son « rupturalisme ». Des savants, et surtout des historiens et des théoriciens
de la science, décèlent une unité fondamentale du savoir scientifique et de ses
procédés de constitution, dans les différents domaines soumis à
l’investigation, à l’intérieur d’une même époque, comme on peut le dire
schématiquement, bien que cette détermination chronologique ne soit ni
décisive, ni ultime. Ils réussissent assez aisément à découvrir ou à instituer
en tout domaine concret un ordre des raisons, plus topologique que
chronologique, au mépris ou dans l’oubli des contradictions internes effectives
qui déchirent l’objet étudié. Michel Foucault s’est situé dans ce courant bien entendu, à sa manière propre , il s’est
laissé emporter par lui et en même temps, il l’a encouragé et l’a fait déborder
exemplairement. Entre autres entreprises remarquables, il examine la
civilisation occidentale, du xvie siècle à nos jours, et il y détecte des
structures, des formes de représentation et de pensée, qui transparaissent et
persistent dans le langage et dans les sciences. Il montre que les sciences
diverses, touchant des objets divers, présentent des structures similaires,
qu’elles dépendent d’un système intellectuel unique de conditions de
possibilité. Il en va ainsi, au xixe siècle, de la grammaire générale, de
l’histoire naturelle, de l’économie politique. Il appelle épistémè cet ensemble
structuré de conditions intellectuelles du savoir. Puis il établit que le
système des conditions du savoir diffère avec les époques mais cette détermination chronologique,
pour ainsi dire, le cède évidemment en
importance à la détermination
systématique. Il procède à une minutieuse comparaison d’épistémès différentes éventuellement
successives et il reconnaît qu’il ne saurait découvrir une filiation entre
elles. Il n’est aucunement possible de discerner en l’une d’entre elles la
cause, ou la source, ou l’origine de l’autre ou de la suivante. Il y a en elles
une hétérogénéité radicale, irréductible puisque c’est notre épistémè elle-même qui
l’institue et que nous ne pouvons ni penser ni parler autrement que nous ne
pensons et parlons en elle. ( A Suivre)
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