L’autobiographie suppose des modalités d’écriture très
variées en raison de l’implication particulière de chaque auteur dans son
propre texte. Néanmoins beaucoup choisissent une relation chronologique de leur
vécu, ce qui les amène évidemment à évoquer en premier lieu leur naissance et
leur petite enfance avec tous les écueils d’une mémoire défaillante. Ainsi
Simone de Beauvoir a choisi d’évoquer sa vie d’enfant dans Mémoires d’une jeune
fille rangée (1958). Quelle stratégie adopte-t-elle pour pallier les défauts de
mémoire inhérents à ce genre d’exercice ?
Nous verrons tout
d’abord qu’elle utilise les éléments vérifiables d’un récit chronologique
confirmé ainsi dans sa vérité et sa sincérité. Puis nous étudierons le contexte
dans lequel elle a évolué dès sa prime enfance et la manière dont celui-ci a
contribué à l’édification de sa personnalité.
Simone de Beauvoir
entreprend sa biographie de manière classique, volontairement conventionnelle :
« Je suis née à quatre heures du matin, le neuf janvier 1908… ». On remarque
qu’elle se situe d’emblée dans un cadre temporel très précis.
Une transformation symbolique s’est produite dans la vie de
"Simone de Beauvoir ". Nous allons assister, de page en page, à sa
naissance, en vertu de la métamorphose de mademoiselle de Beauvoir, jeune
bourgeoise catholique du début du XXe siècle, en celle que ses amis appelleront
le Castor, une femme libre. Il est rare d'assister sur le vif à une pareille
"invention de soi".
"J'accepte la grande aventure d'être moi ",
écrit-elle, et cette phrase symbolise la difficile entreprise où elle se jette,
courant tous les risques sans aide, avec sa prodigieuse vitalité et son ardent
amour de la vie. En effet, ce n'est pas seulement comme femme qu'elle se
cherche, c'est comme individu, et cela bien avant de faire la connaissance de
Jean-Paul Sartre, en 1929. Quand nous tournons la dernière page, en 1930, un
être nouveau existe, dont l'assurance et l'autonomie nous frappent.
Mémoires d'une jeune fille rangée
“Mémoires d'une jeune fille rangée” est une œuvre
autobiographique de Simone de Beauvoir parue en 1958. L'œuvre décrit les 20
premières années de l'auteur (de l'entre deux guerres) et sa rencontre avec
Jean-Paul Sartre. Elle décrit son éducation dans une famille bourgeoise
désargentée et déclassée, sa révolte contre la vie toute tracée que sa mère lui
propose: éducation dans une institution catholique et mariage arrangé avec un
jeune bourgeois. Sa volonté d'engagement social et philosophique (le moteur même
de son existence) est complètement marquée par son désir d'émancipation. La
philosophie lui permet de se libérer de la morale rétrograde imposée par sa
mère.
«Je rêvais d'être ma propre cause et ma propre fin; je
pensais à présent que la littérature me permettrait de réaliser ce vœu. Elle
m'assurerait une immortalité qui compenserait l'éternité perdue; il n'y avait
plus de Dieu pour m'aimer, mais je brûlerais dans des millions de cœurs. En
écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et
je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l'humanité : quel
plus beau cadeau lui faire que des livres? Je m'intéressais à la fois à moi et
aux autres; j'acceptais mon "incarnation" mais je ne voulais pas
renoncer à l'universel, ce projet conciliait tout; il flattait toutes les
aspirations qui s'étaient développées en moi au cours de ces quinze années.»
La première impression qui frappe le lecteur, c’est la
netteté des souvenirs de Simone de Beauvoir. Elle remonte jusqu’à ses trois ans
et analyse avec une précision méticuleuse ses actes et pensées, et va ainsi
jusqu’à ses vingt ans. Simone, loin d’avoir
un regard indulgent sur elle-même, se dépeint parfois assez durement. On
apprend que vers trois ans et demi, elle piquait de colères bruyantes, de
crises violentes. Rangée, elle l’était durant une certaine période de sa vie, elle adhère
sans broncher au catholicisme exigeant de ses parents. Plus tard, les trop
nombreuses incohérences qu’elle relève entre ce que la religion prescrit et ce
que font réellement les croyants, la feront douter et puis tout bonnement
rejeter la foi. Elle n’échappe pas au complexe d’Œdipe: petite fille à papa,
elle voue une admiration immodérée à son père. Là encore, en grandissant, elle
s’apercevra que tous les côtés de son père ne sont pas glorieux.
C’est étonnant de voir l’évolution rapide de ses pensées et
la construction de sa personnalité. Elle a toujours lu énormément (d’abord des
lectures qui ont reçu l’imprimature de ses parents, puis les auteurs interdits)
et très jeune, elle écrit déjà des petites histoires.
« Je ne savais trop
si je souhaitais plus tard écrire des livres ou en vendre mais à mes yeux le
monde ne contenait rien de plus précieux. »
Ses lectures jouent un rôle dans son évolution, suscitant
toujours de nouvelles questions, de nouvelles remises en question. On sent très
tôt la volonté de se construire elle-même (existentialiste, déjà ?) :
« Tel était le sens de ma vocation: adulte, je reprendrais
en main mon enfance et j’en ferais un chef-d’œuvre sans faille. Je me rêvais
l’absolu fondement de moi-même et ma propre apothéose . Pour de vrai, je ne me
soumettais à personne: j’étais et je demeurerais toujours mon propre maître ».
Lorsqu’elle découvre qu’elle ne croit plus en Dieu, elle
déclare: « La littérature m’assurerait une immortalité qui compenserait
l’éternité perdue ».
Adolescente, le
sentiment qui domine chez Simone, c’est la solitude. Elle passe constamment
d’un sentiment de vanité du monde, de son existence et de tout ce qu’elle
pourrait y inscrire comme actions, à un grand enthousiasme. Vers l’âge de vingt
ans, ne supportant plus ces états d’âme qui l’emmenaient très haut et très bas,
elle arrive à une certaine stabilité.
Elle consacre
quelques belles pages à son amitié avec Zaza, qui a elle-même une destinée
lourde à porter, puis l'ouvrage se clôture sur sa mort, qui dans le souvenir de Simone
est liée à une forme de culpabilité : « Ensemble nous avions lutté contre le
destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma
liberté de sa mort. »
Intellectuellement,
son parcours n’a rien à envier aux plus grands. Elle est par exemple reçue
deuxième en philosophie générale, derrière Simone Weil… Elle cumulera deux
années en une, histoire de hâter son indépendance. Pendant ces années d’étude,
elle est admise dans le cercle très fermé composé de Sartre, Nizan et Herbaud
pour préparer l’oral de philosophie. Pour comprendre l’évolution de sa relation
avec Sartre, il faut lire le deuxième volet de ses mémoires: « La Force de
l’âge »…
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