vendredi 11 juillet 2014

Michel Foucault, Une pensée de la rupture ( Suite )


Tout se passe comme si Foucault reprenait à son compte et développait discursivement une pensée de Paul Valéry, pensée qu’il connaissait certainement. Paul Valéry l’avait dit: « Dans le passé, on n’avait vu, en fait de nouveautés, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales. Mais notre nouveauté, à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions ; dans les énoncés et non dans les réponses ». Ce constat de Valéry ne vaudrait pas uniquement, selon Foucault, pour notre temps : la problématique qui caractérise une époque ne doit rien à celle qui singulariserait une époque antérieure, et de l’une à l’autre il n’y a pas devenir ni progrès, mais, au contraire, entre les deux se creuse un abîme et se produit une catastrophe inexplicable, ou, plus exactement : que nous n’avons aucun moyen d’expliquer. Ce que Foucault observe, ce sont des substitutions de types d’énoncés scientifiques. Les hommes des générations scientifiques successives ou des groupes sociaux distincts ne se relaient pas, ils ne se présentent pas les uns par rapport aux autres comme des héritiers, des concurrents, des renégats ou des ennemis, mais, vraiment, comme des étrangers. Chacun d’eux relève d’un autre monde, support d’une autre histoire. En 1969, au moment de la parution de L’Archéologie du savoir, une interview de Foucault portait pour titre : La Naissance d’un monde. Ce titre n’est qu’à moitié pertinent. L’irruption énonciative n’est pas entièrement comparable à une naissance qui suppose des géniteurs. On en reconnaîtrait plus adéquatement la figure dans un escamotage apocalyptique. Relisons les paroles fameuses :
Puis je vis [chez Foucault comme chez Althusser, il s’agit principalement de voir, et même de s’en tenir à ce que l’on voit] un ciel nouveau, une terre nouvelle – le premier ciel en effet, et la première terre ont disparu et de mer, il n’y en a plus… De pleur, de cri et de souffrance il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé.
Encore tout cela est-il machiné, dans les coulisses, par un Dieu caché. Foucault, lui, nous propose une apocalypse sans Dieu. Du point de vue de la connaissance, il s’agit de voir ce qui vient et ce qui s’en va, sans ajout, sans rêver d’un lien intrinsèque entre les visions, les apparitions et les disparitions. C’est de la projection de diapositives. On dit qu’il y a eu, ou qu’il y a encore des peuplades qui ne s’attribuent à elles-mêmes aucun passé, – ce que j’ai peine à croire – aucune évolution antérieure, qui n’imaginent pas être jamais devenues ce qu’elles sont. Mais attention ! S’il en était ainsi, cette omission ou méconnaissance d’un passé se produirait en quelque sorte, « à l’intérieur » de leur épistémè. On pourrait bien alors évoquer une rupture, mais psychologique. Foucault radicalise : cette idée d’une rupture avec le passé, ou d’une élision de tout passé, ou d’une ignorance totale du passé, caractériserait pour lui une épistémè qui est elle-même en rupture avec toute autre épistémè. Nos populations occidentales peuvent bien croire, elles, qu’elles ont un passé, cela ne le leur procure pas davantage. Car cette croyance caractérise spécifiquement une épistémè présente qui ne doit rien à ce que serait une épistémè passée : elle est en elle-même comme un voyageur sans bagages. Elle n’établit pas un rapport négatif avec les autres, elle ne les renie pas. Elle fait l’économie de tout rapport avec elles.
« Pas de rapport » : c’était une des expressions familières de Louis Althusser. L’un des thèmes favoris de ses polémiques, c’était l’absence de rapport entre Hegel et Marx. Pas de rapport ! Cette rupture radicale se trouve rigoureusement assurée si l’on pense et parle dans une épistémè différente de celle de l’autre. Michel Foucault la fondait absolument en en faisant dépendre le temps lui-même, et donc ses scansions, et donc le passé. Il modulait cette thèse dans des formules magnifiques, telles que celle-ci, puisée dans L’Archéologie du savoir :
 Ainsi sont apparues à la place de cette chronologie continue de la raison, qu’on faisait invariablement remonter à l’inaccessible origine, à son ouverture fondatrice, des échelles parfois brèves, distinctes les unes des autres, rebelles à une loi unique, porteuses souvent d’un type d’histoire qui est propre à chacune, et irréductible au modèle général d’une conscience qui acquiert, progresse et se souvient.
Tant pis pour Pascal ! Les propos de Michel Foucault impliquent comme une sorte d’idéalisme du temps – un épistémisme du temps. Ce ne sont pas les énoncés, les structures, les épistémès qui, en dernière instance, se disposent dans le temps, mais au contraire le temps est scandé selon la spécificité de l’épistémie et c’est elle qui constitue l’histoire, éventuellement, en portant ses différents types. Dans une telle perspective, il n’existe rien tel que l’homme, en tant que système inva­riable de conditions de connaissance, qui persisterait sous les variations apparentes et les produirait. C’est l’ » antihumanisme » théorique. Ce serait trop peu dire, en effet, que d’accuser l’épistémè régnante de disqualifier et de refouler les autres. Elle les absorbe, les dénature, les reconstitue à sa manière, selon la grille de lecture qui est la sienne et qu’elle applique aux énoncés.
A ce point d’exaspération, d’affolement de la rupture, on peut se demander si la problématique de Foucault n’absorbe pas Foucault lui-même. Devant cette menace, semble-t-il, il n’a pas reculé d’abord comme Don Juan devant la statue du Commandeur. Il extorque à chaque énoncé, notamment scientifique, l’aveu des conditions d’abord secrètes de sa possibilité. Mais alors ne serait-on pas tenté de demander quelles sont, à leur tour, les conditions de l’énonciation d’une rupture aussi absolue ? L’une d’entre elles ne se montre-t-elle pas insolemment paradoxale ? Le rupturaliste rompt certes facilement avec les autres rupturalistes, mais pas avec la rupture et ses exigences intrinsèques ! Pour repérer, analyser, apprécier un autre mode de savoir, ne faut-il pas sortir, se dégager du moins partiellement, du mode de savoir particulier que l’on pratique ou qui nous pratique ? Et ceci pour qu’une comparaison s’établisse, reliant ainsi les deux termes comparés ? Nécessité que Foucault reconnaîtra ultérieurement. Nous devons nous montrer capables de saisir des événements ou des pensées qui se sont produits dans le passé, sans les dénaturer complètement, sans les assimiler complètement à notre propre pensée présente. Sans quoi, nous ne comparerions jamais notre propre épistémè qu’avec elle-même ! Le passé doit garder une certaine objectivité, en face de nous. Il y a donc quelque chose de commun à toutes les épistémès. Il est possible à l’une d’entre elles, de saisir, de comprendre et d’analyser honnêtement les autres. La rupture entre elles n’est pas absolue : car, sans cela, le rupturalisme, incapable de désigner ce avec quoi il rompt, ne pourrait même plus avancer d’arguments. Rompre, c’est toujours rompre quelque chose, ou avec quelque chose. Comment divorcer sans union ou mariage préalable ?
Michel Foucault devait comparer des épistémès et donc d’abord les saisir dans leur réalité objective grâce à leurs énoncés, mais il démontrait simultanément l’absence de rapport entre elles… C’est ce que dit l’un de nos meilleurs épistémologues français, Georges Canguilhem, qui ne dissimule cependant pas sa grande estime pour les travaux de Michel Foucault :
 Sans être transparentes l’une pour l’autre, l’épistémie d’une époque et l’histoire des idées de cette époque sous-tendue par l’épistémie d’une autre ne sont donc pas tout à fait étrangères. Si elles l’étaient, comment comprendre l’apparition, aujourd’hui, dans un champ épistémologique sans précédent, d’un ouvrage tel que Les Mots et les choses?
« Sans précédent » : c’est-à-dire, en clair, sans rapport avec un autre champ épistémologique. Mais s’il y a un rapport de connaissance de l’un par l’autre, comment pourrait-on refuser une certaine « transparence » de l’un pour l’autre ?
Il n’est pas intellectuellement possible, en effet, de désigner, de définir et de décrire une rupture sans faire appel, ouvertement ou subrepticement, à une continuité. D’une rupture absolue, nous ne pourrions rien savoir ni rien dire, car nous n’aurions jamais la conscience et l’expérience tout au plus que de l’un des fragments qui en résulteraient, et dans lequel nous serions situés, ou que nous détiendrions. Or nous avons la conscience et une certaine expérience de l’autre fragment, et nous parvenons à le rattraper. Comme le dit encore Canguilhem :
 Reste donc que laborieusement, lentement, difficilement, indirectement, nous pouvons à partir de nos rives épistémiques, parvenir, en plongée, jusqu’à une épistémie naufragée. Reste donc aussi un espoir d’action efficace dans le présent et d’influence actuelle sur l’avenir. Rien qu’un espoir… La « brièveté » de certaines séquences historiques, les décalages des divers champs d’investigation se distinguent et même se mesurent parce qu’il y a un temps indépendant d’eux, auquel on peut les rapporter et qui ne permet de les discerner qu’en les englobant. La difficulté qui surgit ici ressemble à celle que Kant a espéré surmonter grâce à la Critique de la faculté de juger. Il avait séparé radicalement le théorique du pratique, il se trouvait devant les deux bouts de la ficelle qu’il avait coupée et ne savait comment les raccorder !
Nous nous souvenons des lignes étonnantes qui posent le problème : « Bien qu’un gouffre immense existe… ». Le traducteur édulcore le texte en rendant unübersehbar par « immense », et sich befestigt (s’affermit, se fixe, se stabilise, et même, se fortifie !) par… « existe ». Il rend ainsi le gouffre moins infranchissable que Kant ne le présente d’abord. Rétablissons l’intransigeance du texte :
 Bien qu’un gouffre que l’on ne saurait embrasser du regard s’établisse fermement entre le domaine du concept de la nature, et donc du sensible, et le domaine du concept de la liberté, en tant que le suprasensible, de sorte que du premier au second (donc au moyen de l’usage théorique de la raison) aucun passage (kein Uebergang) n’est possible, tout comme s’il s’agissait d’autant de mondes différents, dont le premier ne peut avoir aucune influence sur le second : cependant, ce dernier doit avoir une influence sur celui-là… Comment peut-on donc savoir qu’un gouffre est un gouffre, si l’on ne peut l’embrasser d’un seul regard ? Si je me trouve sur une rive ou un bord, il faut pour cela que je voie ou que j’imagine l’autre rive, ou l’autre bord, en face. Mais d’autre part, si je discerne dans le lointain l’autre rive, ou l’autre bord, alors ce gouffre ne peut être déclaré infranchissable. Les ponts et chaussées font des progrès… Kant se tire de la difficulté en invoquant une obligation morale à laquelle Foucault s’est d’emblée interdit d’avoir recours. De sa rive épistémique, il lui faut cependant bondir jusque sur l’autre rive. C’est de l’acrobatie !
A  chacun ses fantasmes ! Canguilhem aime mieux la plongée sous-marine qui lui permet de circuler d’une épistémè à l’autre. Un vers de Claudel nous confirme la prégnance de cette problématique dans le monde moderne : « Mon âme furtivement passe entre les mondes décollés. » Décollés, peut-être, mais connectés aussi. Il faut poursuivre la plongée jusqu’à se cogner au fond de la mer. Foucault relève tout de même, bon gré mal gré, d’une tradition philosophique, la tradition philosophique kantienne, critique. Il qualifie finalement son projet d’Histoire critique de la pensée, et il explique:

Si par pensée on entend l’acte qui pose, dans leurs diverses relations possibles, un sujet et un objet, une histoire critique de la pensée serait une analyse des conditions dans lesquelles sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont constitutives d’un savoir possible. Canguilhem, lui, aurait hésité, si je ne m’abuse, à réprouver ces thèses. Elles impliquent une rupture du sujet pensant, ou de ce qui pense, ou de ce qui parle, avec l’objet inconnu en général, et une rupture tout aussi abrupte que celle que Kant, à un autre niveau, prétendait instituer, et avec quelle arrogance, entre sa philosophie et toutes les autres philosophies. Celles-ci n’étaient-elles pas apparues en un temps qui s’identifiait pour lui à une forme a priori de la sensibilité ? Comment se situer dans un temps dépendant de soi ? Ni Foucault, ni Canguilhem ne rompent, au fond, avec le principe de l’idéalisme transcendantal de leurs maîtres. Foucault a eu l’intention de fonder la rupture, sous forme en quelque sorte anonyme, dans un examen positif des énoncés du savoir, et il a eu le courage d’en assumer à ses risques et périls toutes les conséquences explicites. Il a ainsi recommencé et mené jusqu’au bout une grande aventure intellectuelle dont les vieux philosophes grecs avaient frayé le chemin.

jeudi 10 juillet 2014

Michel Foucault, une pensée de la rupture




A  l’égard de leur passé, et particulièrement de leur passé intellectuel, l’attitude des hommes peut varier considérablement, jusqu’à la contradiction. Certains s’imaginent que rien ne change, qu’il n’y a jamais rien de nouveau sous le soleil, et ils recherchent avidement les témoignages de la permanence fondamentale des institutions, des façons de vivre, des manières de penser. Ils cultivent avec fidélité le sens de la transmission respectueuse de ce qui est établi. Tout ce qui vient du passé mérite leur déférence. Cet attachement au passé se durcit souvent en un traditionalisme obtus, hostile à toute nouveauté, à toute invention, à tout progrès. On ne relit pas sans plaisir, à ce propos, dans Le Soulier de satin, les railleries de Paul Claudel à l’égard de ce traditionalisme aveugle. L’un des personnages que le poète brocarde s’écrie : « Vous l’avez dit, cavalier, il devrait y avoir des lois pour protéger les connaissances acquises »! Claudel se souvenait peut-être, écrivant cela, qu’en 1624 le parlement de Paris, pressentant sans doute l’audace que la philosophie de Descartes allait encourager, avait rendu un arrêt menaçant de mort « quiconque enseignerait des doctrines contraires à celles des auteurs anciens et approuvés ». Ces tentatives pour figer, pour fixer une fois pour toutes la pensée, se sont renouvelées cycliquement au cours de l’histoire, et elles se sont chaque fois couvertes finalement de ridicule. Rappelons que la dernière intervention de la Sorbonne pour obtenir l’interdiction de l’enseignement de la philosophie de Descartes, en 1674, ne produisit, comme effet notable, que la riposte satirique de Boileau dans son Arrêt burlesque. La malveillance se perdait en dérision.

De fait, malgré toutes les résistances et toutes les entraves sociales et administratives, la connaissance humaine n’a jamais cessé de progresser, ou, en tout cas, de changer. Alors, du lieu intellectuel où nous sommes nous-mêmes placés, nous contemplons rétrospectivement tout ce mouvement et nous avons le sentiment d’en suivre le sens général, de le comprendre. Les philosophes s’efforcèrent fréquemment, en ses diverses étapes, d’en saisir le principe, d’en discerner le moteur, de l’expliquer. Ils le firent de manière très variée, mais du moins s’entendaient-ils sur le constat originaire : il y a un progrès continu de la pensée humaine. Cela semblait si évident qu’ils l’exprimèrent dans des images banales, accueillies volontiers par le public. Ainsi Pascal, partisan des Modernes dans la fameuse querelle, a-t-il choisi une image que, me semble-t-il, Michel Foucault garde toujours en mémoire pour la récuser: « Toute la succession des hommes, pendant la longue suite des siècles, doit être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ».Comment suggérer mieux l’idée du continuisme épistémologique contre lequel Foucault s’est d’abord insurgé?

On peut toutefois préférer d’autres métaphores. Les uns représentent la construction d’un bâtiment auquel les générations successives apportent chacune sa pierre, comme il en fut pour les cathédrales au Moyen Âge. Toutefois, ils remarquent avec quelque dépit que la construction séculaire de la cathédrale avait eu besoin d’un plan préalable, et que les fondations avaient été calculées pour supporter les charges qui, de décennie en décennie ou de siècle en siècle, allaient s’accumuler sur elles. Mais on peut se demander s’il en va de manière semblable dans la construction des sciences.

A cause de cette inquiétude peut-être, Claude Bernard choisissait de reprendre la célèbre comparaison de Bernard de Chartres. Il disait : « Les grands hommes ont été comparés à des géants sur les épaules desquels sont montés des pygmées, qui cependant voient plus loin qu’eux ». Marx évoquera, à son tour, « l’activité de toute une série de générations dont chacune se hissait sur les épaules de la précédente ». Tout de même, les premiers grands penseurs qui constituent les piliers de cette pyramide athlétique de la science devaient être bien vigoureux ! D’autant plus que c’est une pyramide renversée ! Il n’y a que quelques savants antiques, Euclide, Thalès, et des myriades de savants modernes pesant sur ces premiers fondateurs. Quand le seuil de leur résistance est franchi, la pyramide s’écroule, et l’on peut imaginer, au spectacle de cette débâcle, le rire de Michel Foucault, un rire qui ne restait pas toujours silencieux. Dans la vision continuiste des choses, le savoir s’élaborerait d’une manière en quelque sorte cumulative, continûment progressive, sans remise en question de ses antécédents, sans destructions, sans décalage. Une telle élaboration du savoir implique que tous les individus, et spécialement tous les savants, représentent des exemplaires d’un même type fondamental, des « clones » intellectuels, identiques les uns aux autres, pour l’essentiel. Autrement dit, il y aurait une essence de l’homme pensant, invariable en sa capacité de connaître et à laquelle on pourrait rapporter légitimement toutes les connaissances concrètes, dans leur infinie variété. Le progrès dans l’acquisition et l’affinement de ces connaissances se poursuivrait imperturbablement…
Il y avait là une vision ou une conception rationnelle et même rationaliste, une représentation lumineuse de la progression constante de la science, qui s’alliait à une grande confiance dans la civilisation et qui s’associait à un grand espoir de succès dans l’action des hommes pour améliorer leur existence collective. On ne peut comprendre le renoncement au continuisme épistémologique sans prendre en compte l’effondrement spectaculaire des conditions globales de l’action humaine et la désespérance intime de notre temps. A un certain moment entre 1950 et 1960, nos contemporains ont perdu leur optimisme d’antan, ont renié la cohérence de la vie qui implique la continuité, n’ont plus été sensibles à cette clarté. En France, s’est peu à peu précisée une conception discontinuiste du passé humain, et s’est développée progressivement, si l’on ose lui appliquer un tel adverbe; une sorte d’"idéologie de la rupture".

Gaston Bachelard demeure l'un des philosophes français qui, par ses œuvres prestigieuses, a déclenché ce mouvement. Il introduit dans l’histoire de la science le concept de « coupure épistémologique ». Sa grande influence sur la philosophie moderne est due au sérieux et à la profondeur de sa pensée, à sa compétence scientifique, et aussi peut-être, non sans quelque paradoxe, à la sympathie que sa personnalité attachante faisait naître spontanément, à la bonté, à l’affabilité qui émanaient de ce « philosophe du non », de ce théoricien du refus et du rejet. Son regard et son sourire étaient aussi accueillants mais sa philosophie était polémique et agressive. Il pensait contre. Et principalement contre tout ce qui manquait de sérieux scientifique, de rigueur, d’objectivité. En ce qui concerne l’exigence de rigueur dans le travail scientifique, il ne pardonnait aucune défaillance. Il convient toutefois de remarquer que, théoricien éminent de la « coupure épistémologique », il n’allait pas jusqu’à exclure toute continuité.

Ainsi, écrivait-il: « Même dans l’évolution historique d’un problème particulier, on ne peut cacher de véritables ruptures, des mutations brusques, qui ruinent la thèse de la continuité épistémologique ». Il y a donc bien, selon lui, des mutations brusques, des ruptures, mais, comme il le précise, « dans l’évolution historique d’un problème particulier ». Le « problème particulier » garde sa singularité et son identité, malgré les fractures qui affectent son traitement, comme un alexandrin reste lui-même malgré sa césure, ou même à cause d’elle. Foucault, lui, s’intéressera plutôt aux ruptures entre les problèmes ou mieux entre les problématiques.

Les disciples de Bachelard ont en effet accentué et radicalisé son « rupturalisme ». Des savants, et surtout des historiens et des théoriciens de la science, décèlent une unité fondamentale du savoir scientifique et de ses procédés de constitution, dans les différents domaines soumis à l’investigation, à l’intérieur d’une même époque, comme on peut le dire schématiquement, bien que cette détermination chronologique ne soit ni décisive, ni ultime. Ils réussissent assez aisément à découvrir ou à instituer en tout domaine concret un ordre des raisons, plus topologique que chronologique, au mépris ou dans l’oubli des contradictions internes effectives qui déchirent l’objet étudié. Michel Foucault s’est situé dans ce courant  bien entendu, à sa manière propre , il s’est laissé emporter par lui et en même temps, il l’a encouragé et l’a fait déborder exemplairement. Entre autres entreprises remarquables, il examine la civilisation occidentale, du xvie siècle à nos jours, et il y détecte des structures, des formes de représentation et de pensée, qui transparaissent et persistent dans le langage et dans les sciences. Il montre que les sciences diverses, touchant des objets divers, présentent des structures similaires, qu’elles dépendent d’un système intellectuel unique de conditions de possibilité. Il en va ainsi, au xixe siècle, de la grammaire générale, de l’histoire naturelle, de l’économie politique. Il appelle épistémè cet ensemble structuré de conditions intellectuelles du savoir. Puis il établit que le système des conditions du savoir diffère avec les époques  mais cette détermination chronologique, pour  ainsi dire, le cède évidemment en importance  à la détermination systématique. Il procède à une minutieuse comparaison d’épistémès différentes éventuellement successives et il reconnaît qu’il ne saurait découvrir une filiation entre elles. Il n’est aucunement possible de discerner en l’une d’entre elles la cause, ou la source, ou l’origine de l’autre ou de la suivante. Il y a en elles une hétérogénéité radicale, irréductible  puisque c’est notre épistémè elle-même qui l’institue et que nous ne pouvons ni penser ni parler autrement que nous ne pensons et parlons en elle. ( A Suivre)

mercredi 9 juillet 2014

Analyse des oeuvres de Michel Foucault



1) Surveiller et Punir:

Une histoire du système pénal et du pouvoir

Publié en 1975, l’ouvrage de Michel Foucault Surveiller et punir est une histoire du système pénal moderne rattaché à la philosophie politique. Foucault cherche à analyser le concept de “peine” dans son contexte social et le rattachant aux évolutions du pouvoir.


Les punitions avant la Révolution

Foucault ouvre son analyse par une description de la situation avant le XVIIIe siècle, lorsque l’exécution publique et les châtiments corporels constituaient les peines principales, et la torture faisait partie de la plupart des enquêtes criminelles. La punition était cérémonial et dirigée vers le corps du prisonnier. C’était un rituel dans lequel le public est important. L’Exécution publique vise à rétablir l’autorité et la puissance du roi.


La peine au XVIIIè : vers la discipline

Au XVIIIe siècle, les réformateurs voient la peine comme un système complexe  de représentations et des signes devant servir d’exemples pour contrecarrer la délinquance. Mais la prison n’est pas encore imaginable en tant que pénalité. Avant d’arriver à la ville punitive, la notion de discipline s’est développée : la discipline est un ensemble de techniques par lesquelles les opérations de l’organisme peuvent être contrôlés. Ainsi, les corps sont contrôlés dans leur mouvement spatio-temporels. Ceci est réalisé par le biais des calendriers et des exercices militaires. Grâce à la discipline, les individus deviennent une masse. Le pouvoir disciplinaire repose sur trois éléments: l’observation hiérarchique, la normalisation du jugement et l’examen. L’observation et le regard deviennent les instruments clés du pouvoir. Par ces processus, la notion de la norme fait jour dans les sociétés, ce que décrivent très bien les sociologues, Durkeim en tête.


Le panopticon de Bentham

Le pouvoir disciplinaire est illustré par Panopticon de Bentham, une sorte de prison idéale fondée sur la surveillance de tous par tous. Selon Foucault, les institutions sur le modèle du panoptique se répandent dans toute la société. La prison se développe à partir de cette idée de la discipline. Elle vise à la fois à priver l’individu de sa liberté et à le réformer. Le pénitencier désigne l’étape supérieure, en combinant la prison et l’hôpital. Le pénitencier substitue le prisonnier au délinquant. Le délinquant, rétif à l’ordre imposé, est ainsi marginalisé afin de contrôler le comportement du peuple.
Cependant, Foucault ne critique pas l’échec des prisons, parce que l’échec fait partie de sa nature même. C’est précisément l’objet du système carcéral que d’échouer, de produire de la délinquance afin de structurer et de contrôler la criminalité. Par conséquent, celui qui appelle à une simple réforme du système carcéral méconnaît sa nature :
 “La notion de gouvernement doit être entendue au sens large de techniques et procédures destinées à diriger  la conduite des hommes”.

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2) Les Mots et les Choses:


Les Mots et les Choses est l’un des ouvrages les moins bien compris de Michel Foucault. La méthode, l’érudition et le style de Foucault y brouillent la vision des philosophes : on est tenté d’y voir un long cours de philosophie ou d’histoire de la philosophie. Si bien que le philosophe qui lit les Mots et les Choses cherche les concepts, et les trouve, ces concepts qui commencent à former un grand système résolument nouveau en déroulant une histoire des sciences humaines. Mais la philosophie n’est pas l’enseignement de la philosophie. L’expérience d’un philosophe ne se conforme pas a priori au format académique de la pensée philosophique : l’agencement de concepts. En effet, Les Mots et les Choses est avant tout une lutte avec le discours. La constitution de la pratique moderne du discours est l’objet du livre mais de quoi s’agit il concrètement ?

Les Mots et les Choses n’est pas tant l’histoire de la constitution des sciences humaines, pas plus que celle du discours. Ce qui importe n’est pas en premier lieu les linéaments hésitants de Foucault dans son histoire de la vérité, que l’hésitation elle même, ou plutôt faudrait-il dire la lutte de Foucault avec les mots pour l’instauration de cette nouvelle pratique discursive critique. Celle-ci  prend pour objet le discours en tant que sujet historique. Mais cette instauration posait problème, car la possibilité même de l’analyse historique critique du discours demandait à être fondée au sein du discours. Pour le dire plus simplement : discourir sur les modes de constitution du discours avait pour préalable de forger dans la langue une seconde langue qui se prête à cette analyse.

La première grande difficulté du livre, et sa beauté, réside donc dans la double mise en abîme du discours : Foucault lutte avec le discours pour constituer à l’intérieur de ce discours la possibilité d’une lecture critique historique de la pratique discursive. Plus tard, dans l’Histoire de la Sexualité par exemple, la pratique discursive proprement foucaldienne est assurée et cette lutte du discours sur lui même, ce questionnement intérieur du discours, critique et historique, à cessé : le discours foucaldien existe et se déploie. Mais les Mots et les Choses est le spectacle d’un Foucault qui forge dans le discours, qui prépare, qui rend possible ce que sera plus tard le discours foucaldien. Foucault visite l’espace discursif moderne, l’examine et l’étudie pour y graver la possibilité d’une analyse critique historique des discours, et cette inscription est un acte de violence faite au même titre au discours (le sien) et aux discours (qui sont ses objets).

Ainsi le livre est simultanément démonstratif et programmatique, et ne constitue donc absolument pas le compte rendu théorique et intelligible d’un cheminement analytique rationnel. Démonstratif car il est le spectacle, comme une nouvelle voie ouverte, d’une forme d’analyse non déductive : analyser dans l’histoire la constitution du discours. Programmatique car le discours qui analyse, c’est à dire le régime discursif nouveau qui rend possible cette analyse dans le livre, et bien ce discours n’a de cesse de s’appuyer sur l’objet de son analyse pour situer ce régime nouveau qu’il entend lui même déployer. Foucault analyse la formation du discours moderne et s’appuie sur cette analyse pour faire exister un nouveau régime d’analyse. Il démontre la possibilité et à la fois programme l’analyse critique des discours en tant que sujets de l’histoire.
Si bien que mille ponts s’établissent entre Foucault qui parle et les objets historiques dont il parle : par la critique historique des discours, il fait exister un nouveau régime discursif ; ce discours nouveau s’appuie alors sur ses propres objets pour exister, et simultanément son existence fait voir les discours dont il se saisit sous un jour nouveau. La possibilité de dresser ce discours nouveau, fondée exclusivement sur l’existence historique de ses objets à l’exclusion de tout autre impératif (comme la logique, le suivi des règles de la raison, l’expérience du discours telle qu’elle se donne au sujet humain) fait voir les discours objets comme les résultats de circonstances historiques qu’il convient alors d’étudier.

Quel est alors l’apport essentiel du livre ? La question est mal posée : Les Mots et les Choses n’apporte pas un concept ou une méthode. C’est le show, la preuve par l’exemple, le spectacle bélliqueux, d’un locuteur qui fait violence au discours pour faire entendre par un discours que le discours n’est pas le lieu de la vérité, mais une technologie de l’histoire. Foucault replie le discours sur lui même, et dans le mouvement de cette torsion fait apparaître une dimension nouvelle de l’art de discourir.

mardi 8 juillet 2014

Michel Foucault, Psychiatrie et médecine



«Ce qui m'intéresse,c'est la manière dont la connaissance est liée aux formes institutionnelles ,aux formes sociales et politiques- en somme :l'analyse des relations entre le savoir et le pouvoir» (Michel Foucault)

L'oeuvre de Michel Foucault, si on ne l'envisageait que de manière superficielle, pourrait apparaître comme celle d'un véritable historien, terminologie qu'il a pourtant toujours refusée . Si l'Histoire, au sens classique du terme, suppose à la fois continuité et intelligibilité, l'Histoire telle que la pratique Foucault est  au contraire faite de ruptures, de discontinuités. A l'Histoire, Foucault a d'abord préféré la notion d' « archéologie », qu'il définit lui-même comme l'analyse de la somme des discours effectivement prononcés. L'enquête archéologique, telle que la mènera Foucault au début de sa carrière, ne sera donc pas l'histoire de telle ou telle discipline, l'articulation de tel événement avec tel autre. Elle sera d'abord l'analyse des conditions de possibilités d'un discours particulier: Foucault veut, en quelque sorte, saisir le moment où une culture s'affranchit de ce qui la constituait jusque-là et se met à penser autrement. Michel Foucault a posé, en outre, des questions sur le présent, notre présent. Foucault a ainsi mis au point une méthode « généalogique » qu'il applique en écrivant ce qu'il nomme lui-même une « histoire du présent » ,au sens finalement assez proche de celui que lui donne Friedrich Nietzsche,en rupture avec la philosophie traditionnelle plutôt tournée vers l'éternité:  « Je me considère comme un journaliste dans la mesure où ce qui m'intéresse est l'actualité ,ce qui se passe autour de nous,ce que nous sommes,ce qui arrive dans le monde »). A d'autres occasions, d'ailleurs, Foucault prendra le contre-pied de la plupart des objets communs de la philosophie (par exemple il étudiera la folie quand la philosophie s'attache à définir la raison). A la différence de l'archéologue, le généalogiste admet les intérêts polémiques qui motivent et constituent l'étude de l'émergence du pouvoir dans la société moderne. La généalogie retrace donc le mouvement d'apparition et le développement des institutions sociales et repère les techniques et les disciplines des sciences humaines qui permettront d'asseoir certaines pratiques sociales. Depuis la publication de Maladie Mentale et personnalité, en 1954, jusqu'à sa mort, trente ans après, Foucault a écrit sur des sujets tels que la folie, la maladie, le crime, les discours, la sexualité. Toute cette diversité de thèmes et d'objets présente une nouvelle façon de mettre en question la modernité dont nous sommes héritiers. En jouant à la fois le rôle d'historien, de sociologue et de philosophe, il nous a légué une pensée qui demeure une référence essentielle pour toute la réflexion sur l'actualité. À côté de ses principales oeuvres, L'Histoire de la folie (1961), Naissance de la clinique (1963), Les Mots et les choses (1966), Surveiller et punir (1975), des trois volumes de L'Histoire de la sexualité (1976 et 1984) et de ses cours au Collège de France (1970-1984), un vaste ensemble de conférences, entretiens et articles nous offre de véritables « instruments à penser » et continue à susciter de nombreuses questions sur les thèmes des relations de pouvoir, de la formation des savoirs et des formes de la subjectivité au présent. Son inventivité conceptuelle, qui nous a donné les notions de dispositifs, de tactique de pouvoir, de la gouvernementalité, permet encore aujourd'hui d'entretenir une problématisation permanente de notre vie et de notre société.


Foucault est né d'un père anatomiste et d'une mère elle-même fille de chirurgien. Etait-ce déjà un signe prémonitoire de l'intérêt quasi permanent qu'il allait porter à la médecine ? Foucault s'est en tout cas très tôt intéressé au domaine médical. Il raconte même qu'il était « très tenté, fasciné même par les études médicales ». Devant toutes les analyses et discussions réalisées autour de ce thème, il apparaît que l'existence de plusieurs images de la médecine se dessine chez Foucault. Ces images ne peuvent pas être rapportées à une considération générale sur la valeur ou la vérité de la médecine en tant que savoir unifié. Au contraire, elles sont le résultat de différentes manières de repérer quelques aspects de cet ensemble mêlant savoirs, pratiques et institutions . La considération de ces analyses de Foucault sur les savoirs et les pratiques médicales s'accompagne d'un effort de déchiffrement des implications entre les formations de savoir, les exercices de pouvoir et les différentes formes de production de la subjectivité. Dans Naissance de la clinique (1963), par exemple, Foucault essaie d'écrire une histoire de la médecine différente de son histoire traditionnelle, dans laquelle la naissance de la science serait le résultat de la clinique moderne et cette clinique, à son tour, serait le produit des progrès successifs de la science médicale. Pour les historiens de la médecine, il s'agit, selon ce modèle progressiste de l'histoire, de revenir aux moments fondamentaux du progrès du savoir médical en montrant son évolution. Pour Foucault, en contrepartie, il s'agit de montrer que le regard clinique, qui est au fondement de la médecine moderne, n'est pas le résultat du progrès ou de l'évolution du savoir médical, mais qu'il a le sens même d'une invention historique. Les réflexions de Foucault sur les conditions d'apparition de la médecine clinique à la fin du XVIII éme siècle montrent comment cette médecine a été possible, étant donné la conjonction de plusieurs éléments extérieurs (comme les épidémies à la fin du XVIII éme siècle en Europe) et de situations politico institutionnelles précises (comme l'absence d'un modèle d'assistance qui puisse répondre à cette nouvelle réalité). On voit s'organiser un nouvel espace, la clinique moderne, qui réunit l'observation, la pratique et l'apprentissage, chaque domaine médical spécifique répondant à cette situation spécifique. Dans l'approche propre à Foucault se trouve une réflexion sur le statut épistémologique de la médecine et une critique de son histoire traditionnelle. Les caractéristiques de la pensée de Foucault intègrent une analyse de la formation d'un savoir et d'un pouvoir de normalisation. Une fois fondée sur un partage essentiel entre le normal et l'anormal, l'étude de Foucault échappe à une explication classique, traditionnelle d'une théorie de la souveraineté. Ainsi, chez Foucault, il ne s'agira pas de poser des questions sur le pouvoir en partant d'un modèle juridique qui partage le légitime et l'illégitime, mais plutôt de poser ce thème à partir des notions de stratégies, de mécanismes et de relations de pouvoirs. Le pouvoir de normalisation n'oblige ni n'interdit qui ou quoi que ce soit, il ne définit pas les termes de l'ordre et du désordre, mais il incite à la production des actes, des gestes et des discours selon un critère de normalité. 


C'est justement pour bien comprendre cette idée d'un modèle de normalité que le partage entre le normal et l'anormal (par laquelle s'est structurée la pensée médicale) est une référence fondamentale. Ces recherches, autour d'un pouvoir de normalisation, trouvent une nouvelle résonance à l'idée développée par Foucault d'une technologie de pouvoir centrée sur la vie : le bio-pouvoir. Et dans ce passage d'une analyse de la normalisation disciplinaire au biopouvoir, la référence à la pensée médicale a aussi une place importante. Dans les conférences prononcées à Rio de Janeiro, au mois d'octobre 1974, Foucault va aborder les stratégies et les politiques autour des systèmes contemporains de santé, en étudiant l'apparition de la médecine sociale au XVIII ème et au XIX ème siècle. À partir de cette discussion sur l'apparition de la médecine sociale, les conférences de Rio annoncent déjà une série de nouvelles analyses (en continuité avec celles des disciplines des corps) sur le sexe, l'espèce et la race. Dans les cours au Collège de France de 1975 (Les Anormaux) et de 1976 (Il faut défendre la société) ainsi que dans La Volonté de savoir, et les Dits et écrits, les approches sur la pensée et les pratiques médicales permettent à Foucault de déplacer l'idée de normalisation des limites précises des corps et des espaces individuels au champ amplifié des populations et de leurs processus vitaux. La bio-politique met en relation les mécanismes de pouvoir/savoir et les phénomènes liés à la vie. La gestion de ces phénomènes est la marque de ce bio-pouvoir où s'intègrent les mécanismes de la normalisation et les systèmes plus généraux de la souveraineté. Dans ce sens, les processus de médicalisation des comportements, des conduites et des désirs, étayés par la supposition de la neutralité d'un discours tenu comme scientifique par excellence, sont au croisement de la normalisation et la gestion de la vie. C'est à travers ces différentes approches que l'on mesure la façon dont Foucault conserve, mais surtout infléchit et replace dans une nouvelle perspective ses analyses sur la médecine. Enfin, une autre image de la médecine est proposée par Foucault dans ses derniers ouvrages où l'étude des thèmes des pratiques et du gouvernement de soi présente une nouvelle perspective pour penser aux implications entre pouvoir, savoir et subjectivité.


 Dans L'Usage des plaisirs, Le Souci de soi et les cours au Collège de France du 1981 à 1984, les références à la médecine ancienne renvoient aux arts de vivre et aux pratiques du souci. Dans l'Antiquité des arts de l'existence impliquent un régime et la médecine a été un lieu de réflexion sur les régimes qui intègrent les pratiques de soi. Il semble, enfin, que ce repérage des différentes images de la médecine chez Foucault exemplifie quelques-unes des questions fondamentales dont sa philosophie est porteuse. A travers ces divers questionnements, il apparaît que sa pensée ne cesse jamais de s'élaborer. On le voit, l'objet médical est transversal à tous les écrits de Foucault. D'une part, il n'y a pas, à l'intérieur de son oeuvre, une seule pensée médicale mais une pluralité, le philosophe s'étant intéressé à des aspects bien différents de la médecine. D'autre part, la pratique de la médecine n'est pas intéressante pour elle-même, elle se situe plutôt à l'intérieur d'un immense champ discursif. Nous constaterons également que l'étude de la médecine par Foucault permet de nous interroger sur la méthode employée par le philosophe pour sa recherche de sources, d'archives et de documents : elle révèle avant tout leur nombre (conséquent), leur diversité et leur étendue. Foucault s'est aventuré ,et c'est ce qui fait aussi son originalité, dans un domaine qui n'était que très peu étudié par des non médecins ,des non praticiens . L'ensemble des écrits étudiés montre ainsi la démarche historienne de Foucault ,une démarche qui aura marqué la profession: ses concepts de médicalisation ou de bio-politique ayant participé à un vaste ensemble de ré-interrogations sur cet « objet médecine ». Michel Foucault est le philosophe français qui a le plus influencé ce domaine très particulier de la médecine qu'est la psychiatrie, bien qu'il n'y eut que très peu de débats réels entre lui et la profession psychiatrique. On ne sait même pas vraiment si des rencontres ont eu lieu entre Foucault et les psychiatres. Alors qu'il est encore étudiant, il évite toute rencontre médicale et fuit la psychanalyse. Son livre , Histoire de la folie à l'âge classique, qui paraît en 1961, est le premier contact « réflexif » avec l'institution psychiatrique, contact qui ensuite est brisé de manière très nette durant un long moment, jusqu'à ses réflexions du milieu des années 1970. Un regard différent, nouveau sur le sujet, permet de mieux formaliser les notions de pouvoir, de discipline, de tactique, soit tout un ensemble de termes nouveaux qui constitue un champ d'investigations et de réflexions inédit. Ce dernier va dépasser toute théorisation sur le discours : C'est plutôt aux pratiques qu'il va désormais s'attacher, aussi bien discursives que non discursives.


Le terme « psychiatrie »a été inventé par le médecin allemand Reil en 1803 et n'est apparu en France qu'en 1809,mais ce n'est qu'en 1860 qu'il remplace dans le langage médical français, le terme d'aliénisme ,dont on peut faire remonter l'origine à Pinel. Il est clair, néanmoins que l'objet de la psychiatrie, c'est à dire ce que nous appellerons la folie, les troubles psychiques, a fait l'objet de nombreuses spéculations dès le début de l'histoire humaine. Comme le souligne Jackie Pigeaud dans le Dictionnaire de la pensée médicale de Dominique Lecourt, « la folie est de tout temps » : il y a toujours eu des traitements de la folie. C'est d'ailleurs ce que Foucault a voulu montrer à travers Histoire de la folie à l'âge classique. Il constate toutefois que la médicalisation de la folie est assez récente et que cette expérience a apporté un regard sur le fou totalement différent de celui que l'on portait à des époques plus éloignées. On considère à partir de la fin du XVIII éme siècle, la folie comme une maladie mentale. Cette démarche médicale consiste en un traitement moral de la folie qui repose d'une part sur un repérage et à un classement nosologique de symptômes ,d'autre part sur un traitement ,le placement du malade dans des établissements spécialisés, les asiles. La psychiatrie fut la discipline médicale la plus sujette à la réflexion de Foucault, et ce dès Histoire de la folie à l'âge classique. Il semblerait, en tout cas, au regard de l'oeuvre a posteriori, que ce livre laissait la porte ouverte à un autre genre d'étude, à une réévaluation de la psychiatrie sous un aspect différent avec d'autres moyens et d'autres outils. Les cours donnés au Collège de France sur le pouvoir psychiatrique entre 1973 et 1974 vont ainsi permettre à Foucault d'appréhender la médecine mentale par un biais totalement nouveau. Il déplace l'enjeu d'Histoire de la folie à l'âge classique en adaptant la question psychiatrique au contexte de l'époque, les années 1970, où les questions portant sur le pouvoir -questions ancrées dans la modernité- ont remplacé le questionnement de la possibilité ou non pour la discipline d'atteindre une forme de « scientificité ».


Il nous a semblé que Foucault a envisagé la médecine et la psychiatrie sous plusieurs angles, à la lumière de termes, de concepts et d'outils d'analyses à chaque fois différents : Nous en avons dégagé trois : En premier lieu le savoir médical et le savoir psychiatrique par rapport aux discours. Nous nous demanderons ici comment Foucault a su dégager les processus d'émergence de disciplines comme la clinique ou encore la psychologie grâce notamment à la méthode archéologique. Ensuite, nous poursuivrons notre étude avec l'analyse de l'institution médicale et psychiatrique chez Foucault, en nous interrogeant notamment sur sa vision de la médecine sociale, de la médicalisation d'une part et sur son histoire de l'asile dans Histoire de la folie d'autre part. Enfin, dans la continuité de ce dernier point, nous nous interrogerons, dans un troisième temps, sur la manière dont Foucault réinterroge « l'objet psychiatrie » quelques années après son ouvrage de 1961 ainsi que les nombreuses remises en questions dont ce dernier a fait l'objet.
C'est ce cheminement, somme toute assez particulier, entre savoirs et pouvoirs, qu'il nous est paru intéressant d'étudier, à travers ses contradictions, mais aussi une certaine forme de cohérence.

lundi 7 juillet 2014

La vie et l'oeuvre de Michel Foucault



Paul-Michel Foucault naît à Poitiers le 15 octobre 1926 dans une famille bourgeoise. Son père est chirurgien. Il fait ses études secondaires, d'abord au lycée de Poitiers puis chez les « bons pères » au collège Saint Stanislas. Après une hypokhâgne et une khâgne à Poitiers et un échec au concours d'entrée à l'Ecole normale supérieure, il arrive à Paris, en 1945, et y intègre la khâgne du Lycée Henri IV. C'est là qu'il découvre la philosophie sous la direction de Jean Hyppolite, un spécialiste de Hegel. Il entre à L'École Normale Supérieure en 1946. Il suit les conférences de Merleau-Ponty et y rencontre Louis Althusser (philosophe marxiste) qui le prépare à l'agrégation et influe sur son adhésion (1950-1953) au Parti communiste français. Foucault est chargé, à L'ENS, du petit laboratoire de psychologie. Peut-être à cause d'une homosexualité mal vécue à une époque où cette conduite sexuelle est mal acceptée, il fait une tentative de suicide en 1948, ce qui lui vaut (comme Althusser) une chambre privée à l'infirmerie de l'École.
Reçu à l'agrégation de philosophie en 1951, il est nommé l'année suivante à Lille où il dirige, jusqu'en 1955, l'Institut de psychologie. A partir de 1953, il commence à lire Nietzsche, lecture qui exercera une influence décisive sur son œuvre. Progressivement, il laisse la phénoménologie et le marxisme pour s'inspirer de Bachelard, Nietzsche, Sade et Bataille. En 1954, paraît Maladie mentale et personnalité, publié plus tard sous le titre Maladie mentale et psychologie. Foucault désavouera ce texte plus tard.

George Dumézil lui propose un poste de lecteur à l'Université d'Uppsala (Suède). Il sera à la fois attaché culturel à Stockholm et directeur de la maison française d'Uppsala (1955-1958). Il se sent isolé mais utilise cette solitude pour entamer ce qui sera sa plus grande œuvre : Folie et déraison (qu'il rebaptisera plus tard Histoire de la folie à l'âge classique). En 1958, il accepte un poste culturel à Varsovie mais la police secrète polonaise le menace pour le faire quitter le pays en raison de son homosexualité. Il passe deux années à Hambourg (1958-1960) avant d'être élu maître de conférence à la Faculté de Clermont-Ferrand. En 1961, il soutient sa thèse de doctorat (Histoire de la folie à l'âge classique). Canguilhem est son directeur de thèse. Il devient, en 1962, professeur de philosophie à l'Université de Clermont-Ferrand. C'est de ces années à Clermont que datent ses amitiés pour Deleuze et Michel Serres.

En 1963, Foucault publie Naissance de la clinique et, en 1966, Les mots et les choses qui le font découvrir par un plus large public. Il accepte, en 1966, un poste à l'Université de Tunis. Il revient, en toute hâte, à Paris lors des évènements de mai 1968. Il participe à la création de l'Université « expérimentale » de Vincennes (il y enseignera en 1969 et 1970) et publie, en 1969 L'archéologie du savoir. Il est nommé en 1970 au Collège de France à la chaire d'histoire des systèmes de pensée.

En 1971, il participe à la création du Groupe d'observation des prisons qui conteste l'univers carcéral. En 1975 paraît Surveiller et punir. Foucault participera désormais à de nombreuses actions notamment en faveur des droits de l'homme. Dans les années 70, Foucault fait de nombreux voyages aux Etats-Unis où il donne des conférences et où il découvre aussi et fréquente les communautés homosexuelles sado-masochistes. Foucault publie en 1976 La Volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité. Les deux volumes suivants, L'usage des plaisirs et Le souci de soi ne seront publiés qu'à sa mort. Il meurt en effet du Sida, le 25 juin 1984 après trois semaines d'hospitalisation à Paris, à l'hôpital de la Salpétrière, hôpital dont il avait décrit les rôles et l'évolution dans son Histoire de la folie. En 1994 paraissent quatre volumes d'œuvres posthumes, Dits et écrits.

Apport conceptuel.

 Une archéologie:

L'archéologie du savoir est un ouvrage de réflexion méthodologique où Foucault essaie d'analyser les processus méthodologiques présents dans ses œuvres antérieures. Archéologie est un mot qui évoque à la fois un travail de fouille et une référence à des archives. Mais il ne s'agit pas de faire de l'histoire au sens classique du terme. Il faut prendre les discours comme des évènements dont il s'agit de rechercher les conditions d'émergence. Par exemple, L'histoire de la folie ne cherche pas à expliquer ce qu'est médicalement la folie mais à voir comment la folie s'est constituée comme objet institutionnel. L'archéologie est l'étude des manières successives dont s'organisent les savoirs aux différentes époques.
Par exemple, ce que nos bibliothécaires rangent à côté d'autre chose est spécifique à l'époque. Au XVII° siècle, on place l'alchimie au rayon des sciences. De même la philosophie est aussi une institution. Newton se disait philosophe et on le considérait comme tel. L'archéologie est l'étude des coupures et des solidarités dans les savoirs existants qui varient historiquement. L'histoire de la pensée n'est pas autonome. La pensée d'aujourd'hui ne dépend pas seulement de celle d'il y a trente ans. Elle a des liens avec d'autres secteurs de la pensée mais aussi avec des phénomènes extérieurs à elle-même. Aucun phénomène intellectuel n'est isolable de l'ensemble des réalités sociales. L'enjeu est le décentrement du sujet. Foucault critique les continuités, les masses de manœuvre mises en jeu par ce type d'idéologie qu'est l'histoire de la pensée comme démarche autonome. Il faut critiquer les notions qui masquent les ruptures et qui sont comme autant de fausses solutions. Là où il y a problème, on répond par une désignation, par exemple le concept de tradition. On néglige de se demander pourquoi une tradition se maintient ou non. Pourquoi des résurgences comme celle du pythagorisme au XVI° siècle ? On peut répondre que c'est parce qu'on les lisait mais pourquoi les lisait-on ? Pourquoi une tradition cartésienne en France et pourquoi n'est-elle pas la même à différentes époques ? Le choix de ses ancêtres intellectuels est un choix qui s'explique dans le contexte d'une époque et la réponse ne peut être que structurelle.

Les mots et les choses:

Dans Les mots et les choses, Foucault tente une archéologie des sciences humaines. Le discours sur l'homme est un événement récent dans l'histoire du savoir. L'homme naît en tant que concept au XIX° siècle.  « L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. »
Chaque époque se caractérise par une grille du savoir qui rend possible le discours scientifique et que Foucault appelle épistémè. L'épistème détermine ce qu'une époque peut ou non penser. De la Renaissance au XIX° siècle, se succèdent trois épistémès : A la Renaissance, il y union des mots et des choses. Le monde est un livre où il s'agit de déchiffrer des signes (que Dieu est censé avoir inscrit dans les choses).  A l'âge classique, le langage cesse d'avoir un rapport intime aux choses. Il est instrument de la pensée, la représente. C'est le règne de la représentation.
    Au XIX° siècle, a eu lieu une nouvelle brusque mutation. De nouvelles disciplines (liées à l'histoire qui impose sa loi) émergent : philologie (étude des modifications des langues), biologie (théorie de l'évolution), économie politique, c'est-à-dire l'homme qui parle, qui vit, qui travaille. C'est là qu'intervient l'homme comme objet de sciences. Mais l'homme est en position ambiguë puisqu'il est à la fois celui qui est objet de savoir et sujet qui connaît. Il est spectateur regardé. Les sciences humaines sont donc fragiles et ne peuvent être qu'un épisode dans l'histoire du savoir.

Folie et déraison:

Dans Histoire de la folie à l'âge classique, Foucault se propose, non pas de faire une histoire de la psychiatrie, mais de chercher les conditions de l'exclusion et de l'enfermement des fous. Alors qu'au Moyen Age, la société écarte et isole les lépreux, à partir de l'âge classique on enferme les fous.
A la Renaissance, s'opère un premier mouvement de scission. Dans les tableaux de Bosch (La nef des fous) ou de Breughel, le fou est un passager, symbole de la condition humaine mais qui a aussi parti lié avec les forces du mal et des ténèbres. Chez Érasme, en revanche, dans son Éloge de la folie, apparaît une folie avec laquelle la raison dialogue mais qu'on évoque pour critiquer l'illusion humaine et sa prétention. D'un côté se situe donc une folie tragique et de l'autre une folie apprivoisée. L'écart va se creuser jusqu'au XIX° s. La seconde, celle de la conscience critique, va aboutir à la science médicale, l'autre qui doit se taire ressurgira dans les œuvres de Goya, Van Gogh, Artaud, Nietzsche.
Au XVII° siècle, le fou est rejeté, tenu à l'écart. Un exemple philosophique nous montre le changement de perspective. Dans la Première Méditation, consacrée au doute, Descartes évoque, au moment où il cherche à douter de son corps, l'argument de la folie qu'il emprunte à Montaigne. Mais là où Montaigne envisage sérieusement l'argument, Descartes l'écarte immédiatement : « Mais quoi ? Ce sont des fous et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leur exemple ». Le clivage raison / folie a eu lieu. La folie, aux yeux de Descartes représente une altérité totale par rapport à la raison. Elle est située dans une région d'exclusion et la possibilité nietzschéenne d'un philosophe fou n'a pas de sens pour Descartes alors que Montaigne admettait encore la possibilité d'une pensée hantée de déraison.
Au XVII° siècle, on n'enferme pas que l'insensé mais aussi les pauvres, les oisifs, les vagabonds, les débauchés etc. Le fou fait partie de ceux qu'il s'agit de « corriger ». On prive donc les fous de la parole que le Moyen Age leur avait donnée. On enferme tous ceux qui dérangent l'ordre établi. La raison apparaît comme une norme sociale tyrannique.
Plus tard, la folie retrouve une place particulière (distincte des autres formes de marginalité). Elle reste seule dans les lieux d'enfermement parce qu'on comprend que, d'un point de vue économique, il vaut mieux rendre les oisifs et les pauvres au marché du travail. C'est la naissance de l'asile, de la médicalisation de l'internement. La folie se constitue en maladie mentale. Le fou devient un objet et ainsi, en voulant domestiquer la folie, la raison s'interdit de la comprendre. Certes le fou est délivré de ses chaînes mais il est asservi au regard savant du médecin. De bête dangereuse, il est devenu enfant sous tutelle, réduit au silence, à l'absence d'œuvre et donc encore exclu. En somme les Lumières de la psychiatrie ont fonctionné (avec d'autres procédés et modalités) selon la même logique qui mena au grand renfermement du XVII° siècle. On voit donc, pour résumer, que l'avènement du rationalisme classique a mis hors jeu la folie et le savoir psychiatrique a inventé, façonné, découpé son objet, la maladie mentale.

 Pouvoir et savoir: 

Foucault récuse l'idée qu'il y aurait un seul pouvoir, le pouvoir d'État, le pouvoir politique. Existent aussi, omniprésents, partout dans la société, ce que Foucault nomme les micro-pouvoirs. Ils se situent à différents niveaux : pouvoirs de certains individus sur d'autres (parents, professeurs, médecins etc.), de certaines institutions (asiles, prisons), de certains discours.
Alors que le pouvoir politique est répressif, les micro-pouvoirs sont productifs. Quand le pouvoir politique cherche à faire taire en se réservant le droit à la parole, à maintenir dans l'ignorance, à réprimer plaisirs et désirs et exerce la menace de mort, les micro-pouvoirs, en revanche, produisent des discours, incitent à l'aveu (il faut avouer au prêtre, au médecin etc.), ce qui permet de contrôler qui est ou non dans la norme. Ils produisent des savoirs (les sciences humaines, par exemple, énoncent les savoirs des normes nécessaires pour définir qui s'en écarte), ils individualisent (dans un système de discipline, l'enfant est plus individualisé que l'adulte, le malade que l'homme sain, le fou que l'homme normal etc.), ils veulent gérer la vie et cherchent à se faire désirer, aimer (le patron est étymologiquement le père, on parle de mère patrie, de Dieu le père etc.). « Si tu ne m'obéis pas, je ne t'aime plus », telle est la formule plus ou moins implicite du micro-pouvoir qui utilise le jeu de la séduction pour mieux asservir. Quand le pouvoir politique impose ses lois, les micro-pouvoirs imposent des normes, normalisent.
Pouvoir et savoir sont liés. L'exercice de ces pouvoirs s'appuie sur des savoirs. Foucault explique que c'est la prison elle-même qui fabrique le concept de délinquance comme le pouvoir psychiatrique a fabriqué le concept de maladie. Les micro-pouvoirs sont bien sûr tout aussi contraignants voire davantage que le pouvoir politique. Ils sont, en tout état de cause, plus subtils.
Foucault veut inventer un contre discours esthétique contre les jeux du pouvoir. Dans ses dernières œuvres (Histoire de la sexualité, tomes II et III), Foucault procède à une recherche sur l'éthique. S'intéressant à la solution grecque des problèmes moraux posés par la sexualité, il montre que, parce que seuls des hommes libres peuvent dominer les autres, ils doivent d'abord se dominer eux-mêmes. Ceci suppose une diététique des plaisirs d'abord alimentaires puis sexuels. Il faut se gouverner soi-même et construire sa vie comme une œuvre d'art, il faut se soucier de soi, porter attention à soi.