Tout se passe comme si Foucault reprenait à son compte et développait discursivement une pensée de Paul Valéry, pensée qu’il connaissait certainement. Paul Valéry l’avait dit: « Dans le passé, on n’avait vu, en fait de nouveautés, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales. Mais notre nouveauté, à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions ; dans les énoncés et non dans les réponses ». Ce constat de Valéry ne vaudrait pas uniquement, selon Foucault, pour notre temps : la problématique qui caractérise une époque ne doit rien à celle qui singulariserait une époque antérieure, et de l’une à l’autre il n’y a pas devenir ni progrès, mais, au contraire, entre les deux se creuse un abîme et se produit une catastrophe inexplicable, ou, plus exactement : que nous n’avons aucun moyen d’expliquer. Ce que Foucault observe, ce sont des substitutions de types d’énoncés scientifiques. Les hommes des générations scientifiques successives ou des groupes sociaux distincts ne se relaient pas, ils ne se présentent pas les uns par rapport aux autres comme des héritiers, des concurrents, des renégats ou des ennemis, mais, vraiment, comme des étrangers. Chacun d’eux relève d’un autre monde, support d’une autre histoire. En 1969, au moment de la parution de L’Archéologie du savoir, une interview de Foucault portait pour titre : La Naissance d’un monde. Ce titre n’est qu’à moitié pertinent. L’irruption énonciative n’est pas entièrement comparable à une naissance qui suppose des géniteurs. On en reconnaîtrait plus adéquatement la figure dans un escamotage apocalyptique. Relisons les paroles fameuses :
Puis je vis [chez Foucault comme chez Althusser, il s’agit
principalement de voir, et même de s’en tenir à ce que l’on voit] un ciel
nouveau, une terre nouvelle – le premier ciel en effet, et la première terre
ont disparu et de mer, il n’y en a plus… De pleur, de cri et de souffrance il
n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé.
Encore tout cela est-il machiné, dans les coulisses, par un
Dieu caché. Foucault, lui, nous propose une apocalypse sans Dieu. Du point de
vue de la connaissance, il s’agit de voir ce qui vient et ce qui s’en va, sans
ajout, sans rêver d’un lien intrinsèque entre les visions, les apparitions et
les disparitions. C’est de la projection de diapositives. On dit qu’il y a eu,
ou qu’il y a encore des peuplades qui ne s’attribuent à elles-mêmes aucun
passé, – ce que j’ai peine à croire – aucune évolution antérieure, qui
n’imaginent pas être jamais devenues ce qu’elles sont. Mais attention ! S’il en
était ainsi, cette omission ou méconnaissance d’un passé se produirait en
quelque sorte, « à l’intérieur » de leur épistémè. On pourrait bien alors
évoquer une rupture, mais psychologique. Foucault radicalise : cette idée d’une
rupture avec le passé, ou d’une élision de tout passé, ou d’une ignorance
totale du passé, caractériserait pour lui une épistémè qui est elle-même en
rupture avec toute autre épistémè. Nos populations occidentales peuvent bien
croire, elles, qu’elles ont un passé, cela ne le leur procure pas davantage.
Car cette croyance caractérise spécifiquement une épistémè présente qui ne doit
rien à ce que serait une épistémè passée : elle est en elle-même comme un
voyageur sans bagages. Elle n’établit pas un rapport négatif avec les autres,
elle ne les renie pas. Elle fait l’économie de tout rapport avec elles.
« Pas de rapport » : c’était une des expressions familières
de Louis Althusser. L’un des thèmes favoris de ses polémiques, c’était
l’absence de rapport entre Hegel et Marx. Pas de rapport ! Cette rupture radicale
se trouve rigoureusement assurée si l’on pense et parle dans une épistémè
différente de celle de l’autre. Michel Foucault la fondait absolument en en
faisant dépendre le temps lui-même, et donc ses scansions, et donc le passé. Il
modulait cette thèse dans des formules magnifiques, telles que celle-ci, puisée
dans L’Archéologie du savoir :
Ainsi sont apparues à
la place de cette chronologie continue de la raison, qu’on faisait
invariablement remonter à l’inaccessible origine, à son ouverture fondatrice,
des échelles parfois brèves, distinctes les unes des autres, rebelles à une loi
unique, porteuses souvent d’un type d’histoire qui est propre à chacune, et
irréductible au modèle général d’une conscience qui acquiert, progresse et se
souvient.
Tant pis pour Pascal ! Les propos de Michel Foucault
impliquent comme une sorte d’idéalisme du temps – un épistémisme du temps. Ce
ne sont pas les énoncés, les structures, les épistémès qui, en dernière
instance, se disposent dans le temps, mais au contraire le temps est scandé
selon la spécificité de l’épistémie et c’est elle qui constitue l’histoire, éventuellement,
en portant ses différents types. Dans une telle perspective, il n’existe rien
tel que l’homme, en tant que système invariable de conditions de connaissance,
qui persisterait sous les variations apparentes et les produirait. C’est l’ »
antihumanisme » théorique. Ce serait trop peu dire, en effet, que d’accuser
l’épistémè régnante de disqualifier et de refouler les autres. Elle les
absorbe, les dénature, les reconstitue à sa manière, selon la grille de lecture
qui est la sienne et qu’elle applique aux énoncés.
A ce point d’exaspération, d’affolement de la rupture, on
peut se demander si la problématique de Foucault n’absorbe pas Foucault
lui-même. Devant cette menace, semble-t-il, il n’a pas reculé d’abord comme Don
Juan devant la statue du Commandeur. Il extorque à chaque énoncé, notamment
scientifique, l’aveu des conditions d’abord secrètes de sa possibilité. Mais
alors ne serait-on pas tenté de demander quelles sont, à leur tour, les
conditions de l’énonciation d’une rupture aussi absolue ? L’une d’entre elles
ne se montre-t-elle pas insolemment paradoxale ? Le rupturaliste rompt certes
facilement avec les autres rupturalistes, mais pas avec la rupture et ses
exigences intrinsèques ! Pour repérer, analyser, apprécier un autre mode de
savoir, ne faut-il pas sortir, se dégager du moins partiellement, du mode de
savoir particulier que l’on pratique ou qui nous pratique ? Et ceci pour qu’une
comparaison s’établisse, reliant ainsi les deux termes comparés ? Nécessité que
Foucault reconnaîtra ultérieurement. Nous devons nous montrer capables de
saisir des événements ou des pensées qui se sont produits dans le passé, sans
les dénaturer complètement, sans les assimiler complètement à notre propre
pensée présente. Sans quoi, nous ne comparerions jamais notre propre épistémè
qu’avec elle-même ! Le passé doit garder une certaine objectivité, en face de
nous. Il y a donc quelque chose de commun à toutes les épistémès. Il est
possible à l’une d’entre elles, de saisir, de comprendre et d’analyser
honnêtement les autres. La rupture entre elles n’est pas absolue : car, sans
cela, le rupturalisme, incapable de désigner ce avec quoi il rompt, ne pourrait
même plus avancer d’arguments. Rompre, c’est toujours rompre quelque chose, ou
avec quelque chose. Comment divorcer sans union ou mariage préalable ?
Michel Foucault devait comparer des épistémès et donc
d’abord les saisir dans leur réalité objective grâce à leurs énoncés, mais il
démontrait simultanément l’absence de rapport entre elles… C’est ce que dit
l’un de nos meilleurs épistémologues français, Georges Canguilhem, qui ne
dissimule cependant pas sa grande estime pour les travaux de Michel Foucault :
Sans être
transparentes l’une pour l’autre, l’épistémie d’une époque et l’histoire des
idées de cette époque sous-tendue par l’épistémie d’une autre ne sont donc pas
tout à fait étrangères. Si elles l’étaient, comment comprendre l’apparition,
aujourd’hui, dans un champ épistémologique sans précédent, d’un ouvrage tel que
Les Mots et les choses?
« Sans précédent » : c’est-à-dire, en clair, sans rapport
avec un autre champ épistémologique. Mais s’il y a un rapport de connaissance
de l’un par l’autre, comment pourrait-on refuser une certaine « transparence »
de l’un pour l’autre ?
Il n’est pas intellectuellement possible, en effet, de
désigner, de définir et de décrire une rupture sans faire appel, ouvertement ou
subrepticement, à une continuité. D’une rupture absolue, nous ne pourrions rien
savoir ni rien dire, car nous n’aurions jamais la conscience et l’expérience tout
au plus que de l’un des fragments qui en résulteraient, et dans lequel nous
serions situés, ou que nous détiendrions. Or nous avons la conscience et une
certaine expérience de l’autre fragment, et nous parvenons à le rattraper.
Comme le dit encore Canguilhem :
Reste donc que
laborieusement, lentement, difficilement, indirectement, nous pouvons à partir
de nos rives épistémiques, parvenir, en plongée, jusqu’à une épistémie
naufragée. Reste donc aussi un espoir d’action efficace dans le présent et
d’influence actuelle sur l’avenir. Rien qu’un espoir… La « brièveté » de
certaines séquences historiques, les décalages des divers champs
d’investigation se distinguent et même se mesurent parce qu’il y a un temps
indépendant d’eux, auquel on peut les rapporter et qui ne permet de les
discerner qu’en les englobant. La difficulté qui surgit ici ressemble à celle
que Kant a espéré surmonter grâce à la Critique de la faculté de juger. Il
avait séparé radicalement le théorique du pratique, il se trouvait devant les deux
bouts de la ficelle qu’il avait coupée et ne savait comment les raccorder !
Nous nous souvenons des lignes étonnantes qui posent le
problème : « Bien qu’un gouffre immense existe… ». Le traducteur édulcore le
texte en rendant unübersehbar par « immense », et sich befestigt (s’affermit,
se fixe, se stabilise, et même, se fortifie !) par… « existe ». Il rend ainsi
le gouffre moins infranchissable que Kant ne le présente d’abord. Rétablissons
l’intransigeance du texte :
Bien qu’un gouffre
que l’on ne saurait embrasser du regard s’établisse fermement entre le domaine
du concept de la nature, et donc du sensible, et le domaine du concept de la
liberté, en tant que le suprasensible, de sorte que du premier au second (donc
au moyen de l’usage théorique de la raison) aucun passage (kein Uebergang)
n’est possible, tout comme s’il s’agissait d’autant de mondes différents, dont
le premier ne peut avoir aucune influence sur le second : cependant, ce dernier
doit avoir une influence sur celui-là… Comment peut-on donc savoir qu’un
gouffre est un gouffre, si l’on ne peut l’embrasser d’un seul regard ? Si je me
trouve sur une rive ou un bord, il faut pour cela que je voie ou que j’imagine
l’autre rive, ou l’autre bord, en face. Mais d’autre part, si je discerne dans
le lointain l’autre rive, ou l’autre bord, alors ce gouffre ne peut être
déclaré infranchissable. Les ponts et chaussées font des progrès… Kant se tire
de la difficulté en invoquant une obligation morale à laquelle Foucault s’est
d’emblée interdit d’avoir recours. De sa rive épistémique, il lui faut
cependant bondir jusque sur l’autre rive. C’est de l’acrobatie !
A chacun ses
fantasmes ! Canguilhem aime mieux la plongée sous-marine qui lui permet de
circuler d’une épistémè à l’autre. Un vers de Claudel nous confirme la
prégnance de cette problématique dans le monde moderne : « Mon âme furtivement
passe entre les mondes décollés. » Décollés, peut-être, mais connectés aussi.
Il faut poursuivre la plongée jusqu’à se cogner au fond de la mer. Foucault
relève tout de même, bon gré mal gré, d’une tradition philosophique, la
tradition philosophique kantienne, critique. Il qualifie finalement son projet
d’Histoire critique de la pensée, et il explique:
Si par pensée on entend l’acte qui pose, dans leurs diverses relations possibles, un sujet et un objet, une histoire critique de la pensée serait une analyse des conditions dans lesquelles sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont constitutives d’un savoir possible. Canguilhem, lui, aurait hésité, si je ne m’abuse, à réprouver ces thèses. Elles impliquent une rupture du sujet pensant, ou de ce qui pense, ou de ce qui parle, avec l’objet inconnu en général, et une rupture tout aussi abrupte que celle que Kant, à un autre niveau, prétendait instituer, et avec quelle arrogance, entre sa philosophie et toutes les autres philosophies. Celles-ci n’étaient-elles pas apparues en un temps qui s’identifiait pour lui à une forme a priori de la sensibilité ? Comment se situer dans un temps dépendant de soi ? Ni Foucault, ni Canguilhem ne rompent, au fond, avec le principe de l’idéalisme transcendantal de leurs maîtres. Foucault a eu l’intention de fonder la rupture, sous forme en quelque sorte anonyme, dans un examen positif des énoncés du savoir, et il a eu le courage d’en assumer à ses risques et périls toutes les conséquences explicites. Il a ainsi recommencé et mené jusqu’au bout une grande aventure intellectuelle dont les vieux philosophes grecs avaient frayé le chemin.
Si par pensée on entend l’acte qui pose, dans leurs diverses relations possibles, un sujet et un objet, une histoire critique de la pensée serait une analyse des conditions dans lesquelles sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont constitutives d’un savoir possible. Canguilhem, lui, aurait hésité, si je ne m’abuse, à réprouver ces thèses. Elles impliquent une rupture du sujet pensant, ou de ce qui pense, ou de ce qui parle, avec l’objet inconnu en général, et une rupture tout aussi abrupte que celle que Kant, à un autre niveau, prétendait instituer, et avec quelle arrogance, entre sa philosophie et toutes les autres philosophies. Celles-ci n’étaient-elles pas apparues en un temps qui s’identifiait pour lui à une forme a priori de la sensibilité ? Comment se situer dans un temps dépendant de soi ? Ni Foucault, ni Canguilhem ne rompent, au fond, avec le principe de l’idéalisme transcendantal de leurs maîtres. Foucault a eu l’intention de fonder la rupture, sous forme en quelque sorte anonyme, dans un examen positif des énoncés du savoir, et il a eu le courage d’en assumer à ses risques et périls toutes les conséquences explicites. Il a ainsi recommencé et mené jusqu’au bout une grande aventure intellectuelle dont les vieux philosophes grecs avaient frayé le chemin.